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Full text of "La prose de Jean Aicard: étude littéraire et extraits par J. Calvet; ouvrage comprenant un grand nombre de pages inédites"

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La    Prose 


DE 


JEAN    AlCARD 


Puhlished  the  31  of  Decemher  1910 


Privilège  of  copyright  in  the  United  States  reserved  under 
the  act  approved  March  3*^  by  A.  Hatier, 


La  Prose 


DE 


JEAN    AlCARD 

Étude  Littéraire  et   Extraits 


PAR 


J.    CALVET 

Agrégé  de  TUnivenité 


Ouvrage  comprenant  un  grand  nombre 
de  pages  inédites. 


PARIS 

LIBRAIRIE    A.    HATIER 
33,   Quai   des   Grands-Augustins,    33 

Toui  droit*  ré«ervé$ 


.^^i^RY 


La 

Prose   de   Jean    Aicard 


INTRODUCTION 

La  Prose  de  Jean  Aicard  qui  parait  aujourd'hui  fait  suite  à 
La  Poésie  de  Jean  Aicard  qui  a  paru  l'an  dernier.  Les  deux 
volumes  sont  conçus  dans  le  même  esprit  :  ils  donnent,  non  pas 
des  fragments  choisis,  mais  —  à  part  quelques  exceptions  — 
des  pièces  complètes  dont  chacune  forme  un  tout.  De  plus, 
le  présent  volume  est  fait,  aux  trois  quarts,  d'œuvres  inédites, 
articles  publiés  par  divers  journaux  ou  études  manuscrites. 


Je  n'ai  pas  à  refaire  ici  la  notice  que  j'ai  écrite  pour  La 
Poésie  de  Jean  Aicard;  il  me  suffit  de  donner  quelques 
indications  sur  les  chapitres  qui  vont  suivre  et  de  compléter 
ainsi  le  portrait  d'un  des  écrivains  les  plus  attachants  de  notre 
époque. 

On  lira  d'abord  quelques  pages  de  souvenirs  personnels. 
Ils  esquissent  un  contraste  entre  l'éducation  tyrannique  du 
lycée  et  l'éducation  de  plein  air  que  donnait  le  grand-père  au 
fond  des  bois,  en  face  de  la  mer. 

Éducation  de  poète  assurément  qui  laisse  pénétrer  son  ima- 
gination par  les  spectacles  colorés  et  les  arômes  vivifiants  de 


6  INTRODUCTION 

la  nature,  mais  surtout  éducation  d'homme  qui  apprend  de 
bonne  heure  et  par  l'expérience  l'ég-alité  fondamentale  des 
hommes  frères. 

Je  crois  que  ce  sentiment  de  la  fraternité  dans  l'égalité  qui 
a  été  le  premier  dans  l'âme  du  poète  y  est  resté  le  plus  fort. 
Il  y  apparaît  naturel,  ce  qui  surprend  au  premier  abord, 
parce  que,  comme  le  disait  si  bien  Michelet,  nous  affirmons 
volontiers  l'égalité,  mais  nous  serions  étonnés  qu'on  nous 
demandât  de  la  pratiquer  ou  même  simplement  d'y  croire. 

La  bonté  est  la  vertu  qui  nous  coûte  le  plus  ;  aussi  nous 
cherchons,  sans  nous  l'avouer,  à  supprimer  les  motifs  d'être 
bons.  Nous  sommes  partagés  en  castes  et  en  classes  rivales, 
et,  comme  si  ce  n'était  pas  assez  de  cette  division  naturelle, 
nous  avons  inventé  les  partis  qui  sont  la  manifestation  la  plus 
décisive  de  l'égoïsme.  Jean  Aicard  a  voulu  n'être  d'aucun,  ce 
qui  est  difficile,  touchant  et  périlleux,  surtout  quand  on  écrit 
des  livres.  Les  livres  de  [parti  sont  les  seuls  que  la  réclame 
daigne  servir  et  que  les  puissants  consentent  à  soutenir  ;  les 
autres  doivent  se  soutenir  tout  seuls. 

Mais  ce  qui  vaut  mieux  que  le  succès  bruyant  c'est  la 
possibilité  de  faire  du  bien  en  rapprochant  les  hommes.  Le 
poète  doit  être  en  dehors  et  au-dessus  des  partis  jpour  les 
unir  à  certaines  heures  dans  le  culte  de  quelques  grandes 
idées  qui  est  commun  à  tous  et  pour  devenir  ainsi,  en  quelque 
sorte,  comme  disait  encore  Michelet,  le  médiateur  de  la  cité. 


Pour  vous  réjouir,  lecteur,  après  les  souvenirs  personnels, 
vous  trouverez  ici  quelques  contes.  Ils  ne  sont  pas  durs  et 
grossiers  comme  nos  vieux  fableaux,  ni  gras  et  énormes 
comme  les  récits  de  Rabelais,  ni  violents  et  méchants  comme 
ceux  de  Maupassant  ;  ils  sont  joyeux,  bruyants  et  épanouis. 


INTEODUOTION  ^ 

Ce  sont  des  galégeades,  et  la  galégeade  est  un  genre  litté- 
raire, qui  est  né  en  Provence,  qui  ne  vit  qu'en  Provence  et 
n'est  bien  compris  qu'en  Provence  ^  Vous  en  goûterez  pour- 
tant le  charme,  légèrement  évaporé,  en  vous  disant  que  pour 
le  trouver  tout  entier  il  faudrait  les  lire  dans  la  forêt  des 
Maures,  sous  ces  pins  où  bruissent  la  mer  et  les  cigales. 

Ce  que  tous  peuvent  aimer,  sans  être  de  Provence,  c'est 
l'art  du  conteur.  Son  récit  est  composé.  Il  est  organisé.  C'est 
un  animal  vivant  qui  marche  avec  une  souveraine  souplesse. 
Il  ne  fait  aucune  gambade  inutile,  ou,  s'il  en  fait,  elles  sont  si 
drôles  qu'il  faut  les  pardonner,  puisqu'on  en  rit.  Lisez 
l'histoire  du  Marchand  de  Larmes,  et  les  autres. 


J'aurais  voulu  mettre  dans  ce  recueil  un  grand  nombre  de 
paysages  provençaux.  C'était  malaisé.  La  description  de  la 
Provence  se  mêle  à  tous  les  romans  de  Jean  Aicard  d'une 
manière  si  intime,  qu'il  est  impossible  de  l'en  séparer  :  ce 
qui  prouve  que  la  description  n'est  jamais  un  morceau  de 
bravoure,  mais  a  pour  but  de  nous  montrer  ce  que  voient 
les  personnages  du  roman. 

Ils  voient  toute  la  Provence  et  nous  la  voyons  avec  eux, 
Toulon,  la  ville  et  le  port  dans  le  Pavé  d'Amour,  Arles  et  la 
campagne  d'Arles  dans  ÎSotre-Dame-d' Amour,  Cannes  et 
Antibes  dans  Benjamine,  Saint-Raphaêl,  Agay  et  Fréjus  dans 
VIbis  Bleu,  Cavalaire  dans  le  Diamant  Noir,  La  Camargue  et 
les  Saintes-Maries-de-la-Mer  dans  Roi  de  Camargue,  les 
Maures,  l'Esterel  et  toute  la  côte  de  Toulon  à  Fréjus  dans 
Maurin  des  Maures. 

La  Provence  nous  est  ainsi  décrite  par  un  peintre  qui  voit 
avec  précision  les  lignes  et  les  couleurs  changeantes  suivant 

I.  Chap.  VI,  voir  une  définition  de  la  galégeade  par  Jean  Aicard. 


^  INTRODUCTION 

la  saison  et  l'heure,  et  par  un  poète  qui  sent  la  vie  universelle 
et  charge  ses  paysages  d'humanité.  Par  là  il  fait  songer  à 
Pierre  Loti.  Il  n'a  pas  au  même  degré  que  ce  Chateaubriand 
du  XX*  siècle  le  don  de  l'évocation  ni  la  puissance  tragique 
qui  fait  de  la  description  une  plainte  désespérée  ;  mais  les 
sentiments  qu'il  mêle  aux  choses  ont  un  caractère  plus  uni- 
versel [et  aussi  plus  consolant.  Il  décrit  la  côte  enchantée,  la 
mer  aux  innombrables  sourires,  la  forêt]  hospitalière,  pour 
nous  dire  que  le  cadre  donné  à  notre  vie  nous  engage  à  avoir 
confiance  dans  la  vie.  Ses  paysages  sont  optimistes  comme 
ceux  de  Loti  sont  pessimistes.  C'est  la  race  provençale  qui 
parle  en  lui. 

Mais,  encore  une  fois,  ses  paysages  n'existent  pas  pour 
eux-mêmes.  Ils  ont  un  rôle  dans  l'intrigue.  La  Provence 
apaise  ses  personnages  ou  les  irrite  ;  elle  leur  donne  des 
motifs  d'agir  ou  brise  leur  volonté.  Elle  se  fait  le  plus  sou- 
vent complice  des  passions  humaines  par  son  atmosphère  de 
paganisme  et  de  volupté.  Elle  devient  ainsi  un  personnage 
réel  et  complexe,  qui  ne  meurt  pas  à  la  dernière  page  du 
livre,  mais  se  transforme  pour  reparaître  dans  un  autre,  et 
les  anime  tous  de  sa  vie  puissante. 


La  païenne  Provence  sert  de  cadre  à  des  romans  d'un 
idéalisme  tout  chrétien. 

Romancier  idéaliste,  Jean  Aicard  a  été  opposé  maintes 
fois  à  Zola  et  rapproché  d'Octave  Feuillet  ;  et  les  deux  com- 
paraisons sont  aussi  inexactes  l'une  que  l'autre.  Il  part  du 
réel  pour  aboutir  à  l'idéal;  il  décrit  ce  qui  est  pour  préparer  ce 
qui  doit  être.  Ses  personnages  marchent  sur  la  terre  et  quel- 
quefois dans  la  boue,  avec  des  pieds  lourds,  mais  ils 
regardent  le  ciel  et  le  désirent.  Benjamine,  l'héroïne  d'une 


htteoduction  9 

œuvre  violente,  «  meurt  pour  l'idéal  »;  Élise,  la  coupable 
épouse  de  l'Ibis  Bleu,  meurt  de  l'avoir  renié  ;  et  Tata,  ila 
femme  au  cœur  pur,  accepte  toutes  les  souffrances  et  tous 
les  sacrifices  pour  le  servir. 

Voilà  pourquoi,  réalistes  et  idéalistes  à  la  fois,  les  romans 
de  Jean  Aicard  peuvent  être  troublants  pour  les  âmes  neuves 
et  réconfortants  pour  les  âmes  informées  ou  fatiguées.  En 
tout  cas,  ils  sont  toujours  moraux,  c'est-à-dire  que  les  fautes 
y  sont  regardées  comme  de  vraies  fautes,  que  les  personnages 
sont  responsables  de  leurs  erreurs,  et  que  la  bonté  et  le 
pardon  triomphent  de  la  méchanceté, et  de  la  colère.  Élise,  de 
l'Ibis  Bleu,  n'est  pas  emportée  par  t  la  passion  fatale  »  des 
romans  à  la  mode  ;  et  nous  voyons  comment  elle  se  perd  et 
surtout  comment  elle  aurait  pu  ne  pas  se  perdre. 

€  C'était  le  moment  où  elle  aurait  dû  ne  pas  le  revoir. 

«  L'idée  lui  en  passa  par  la  tête.  Elle  y  résista. 

€  —  Je  suis  si  seule  1  Quel  mal  faisons-nous  >..  Pourquoi  me 
priver  d'une  distraction  sans  péril  ?.. 

€ ...  C'est  pourtant  dans  ce  sophisme  murmuré  par  l'instinct 
que  fut  toute  sa  faute.  Jusqu'ici  rien  n'était  compromis.  A 
partir  de  ce  moment  la  mollesse  de  sa  volonté  laissait  la 
porte  ouverte  aux  forces  fatales. 

€  Fuir  les  occasions,  c'est  la  recommandation  profonde  de 
l'expérience  ecclésiastique.  La  liberté  de  ne  pas  choir  existe, 
mais  avant  que  le  départ  dans  la  chute  ait  commencé.  La 
fatalité  existe  aussi.  Elle  commence  à  partir  de  l'heure  où  la 
main  a  lâché  sur  le  plan  incliné  la  bille  d'ivoire.  Il  n'est  donc 
pas  vrai  de  dire  qu'il  n'est  jamais  trop  tard  ;  il  n'est  donc 
jamais  trop  tôt  pour  fuir...  Rarement  les  occasions  inclinées, 
glissantes  comme  le  marbre  poli,  se  rencontrent  sous  nos 
pas,  avant  que  nos  yeux  ou  notre  esprit  aient  pu  les  pressentir. 

«  La  gloire  de  la  volonté  humaine,  c'est  de  s'arrêter  à  temps 
devant  l'abîme.  » 

1. 


10  INTRODrCTION 

J'ai  voulu  citer  toute  cette  page  parce  qu'à  rencontre  des 
théoriciens  de  la  fatalité  de  la  passion,  elle  affirme  en  termes 
explicites  et  avisés  la  liberté  morale. 

Ailleurs,  dans  Roi  de  Camargue,  la  lutte  entre  le  vice  et 
la  vertu  est  «  dramatisée  »  en  quelque  sorte]:  Livette  et  la 
bohémienne  représentent  les  deux  amours  qui  se  disputent 
le  cœur  de  Renaud  ;  Livette  est  aidée  par  les  Saintes-Mariés 
et  par  toutes  les  générosités  du  cœur  de  Renaud  ;  la  bohé- 
mienne prend  à  son  service  toutes  les  forces  du  mal,  la  per- 
fidie de  la  femme,  les  mauvais  conseils  que  donne  le  climat 
de  Camargue  et  les  bas  instincts  du  jeune  guardian  ;  c'est 
l'amour  pur  et  noble  qui  triomphe,  mais  il  ne  triomphe  que 
dans  la  mort. 

Ceux  qui  n'osent  pas  reprocher  à  Jean  Aicard  d'écrire  des 
romans  moraux  lui  ont  fait  quelquefois  un  grief  d'interrompre 
son  récit  pour  prêcher  la  morale.  De  fait  la  narration  est 
coupée  par  des  réflexions  dans  le  genre  de  celle-ci  :  «  Tout 
exemple  de  dévouement  est  fécond  à  l'infini.  Si  toutes  les 
moissons  venaient  à  périr,  moins  un  seul  grain  de  blé,  ce 
grain  de  blé,  tout  seul,  suffirait  bientôt  à  nourrir  les 
mondes.  »  Et  on  aime  à  cueillir  en  passant  cette  bonne 
parole. 

Parfois  la  réflexion  morale  se  développe  en  dissertation  et 
en  discussion.  Mais,  ces  discussions  sont  en  général  placées 
au  début  du  roman,  quand  le  drame  n'est  pas  encore  engagé 
qu'on  a  encore  la  patience  de  lire  des  sermons.  D'ailleurs 
le  lecteur  moderne,  qui  cherche  des  idées  dans  jles  livres» 
a  été  habitué  par  Paul  Bourget  à  la  discussion  des  problèmes 
moraux  et  il  préfère  l'intrigue  qui  va  lentement  et  donne  le 
temps  de  penser,  à  l'intrigue  rapide  qui  est  vide. 

Costa  de  Beauregard  après  avoir  lu  Maurin  des  Maures  et 
VIbis  Bleu  appelait  Jean  Aicard  :  *  ce  philosophe  chrétien.  » 


INTEODUOTION  || 


C'est  la  même  impression  que  laisse  son  œuvre  de  journa- 
liste. Cette  œuvre  est  considérable.  Pendant  plus  de  trente 
ans,  dans  les  journaux  de  Paris  et  de  Provence,  à  propos  de 
tout  et  à  propos  de  rien,  Jean  Aicard  a  dispersé  des  plai- 
doyers pour  l'idéal  et  pour  la  bonté.  Ils  sont  touchants, 
généreux,  et  presque  toujours  d'une  fantaisie  qui  amuse  et 
d'une  bonhomie  qui  captive. 

Par  transparence,  on  peut  y' lire  sa  vie  au  jour  le  jour.  Dans 
sa  longue  carrière,  il  a  été  mêlé  à  beaucoup  de  ces  choses 
que  l'on  appelle  importantes,  et,  comme  il  prenait  parti  sans 
être  d'aucun  parti,  il  s'est  fait  des  amis  et  des  adversaires 
dans  tous  les  camps.  Mais  il  lui  est  aussi  arrivé  quelquefois 
d'être  l'expression  de  la  pensée  de  tous  :  aux  fêtes  de  Toulon 
en  1889,  dans  sa  campagne  en  faveur  des  Arabes,  et  lorsque 
l'escadre  russe  visita  la  Provence,  Jean  Aicard  fut  vraiment 
le  poète  tel  que  le  rêvait  Victor  Hugo,  l'âme  chantante  de 
tout  un  peuple. 

On  trouvera  dans  le  sixième  chapitre  un  écho  de  ces  choses, 
mais  combien  affaibli  !  J'ai  dû  laisser  de  côté  des  articles  et 
des  discours  qui  pourraient  former  plusieurs  volumes.  Le 
souvenirs  des  événements  qu'ils  racontent  s'est  effacé  et  pour- 
tant ces  pages  vivent  encore,  tant  elles  furent  spontanées  et 

cordiales. 

* 
*   * 

Jean  Aicard  a  horreur  de  la  critique  qui  dénigre  ;  il  aime 
celle  qui  aide  en  admirant  et  en  conseillant. 

Aussi,  quand  il  a  voulu  s'essayer  dans  ce  genre,  il  n  a  rien 
dit  des  écrivains  qu'il  aurait  dû  maltraiter.  De  ceux  qu'il 
aime,  de  Michelet,  de  Sully  Prudhomme,  de  Loti,  d'Alphonse 
Karr,  il  a  tracé  des  portraits  qui  doivent  rester,  parce  qu'ils» 
contiennent  ce  que  chacun  d'eux  eut  de  meilleur. 


12  INTRODUCTION 

Ces  portraits  sont  une  occasion  pour  le  critique  de  nous 
parler  de  lui-même,  je  veux  dire  de  ses  idées.  Non  pas  qu'il 
soit  un  théoricien  plus  qu'il  n'est  un  critique,  le  meilleur  de 
son  art  est  dans  la  spontanéité  et  dans  la  liberté.  Mais  sur 
quelques  points  qui  lui  tiennent  plus  au  cœur,  il  s'est  expli- 
qué avec  franchise.  Dans  la  préface  de  Miette  et  Noré,  dans 
une  conférence  faite  à  l'Université  des  Annales,  dans  le 
Discours  de  Réception  à  l'Académie  Française,  il  a  tenu  à 
définir  les  procédés  de  l'art  populaire  que  les  mandarins 
des  lettres  dédaignent  et  qui  fait  la  joie  et  la  gloire  des  poètes 
à  l'âme  simple. 


Je  veux  citer  ici  quelques  pages  de  l'admirable  discours  où 
Pierre  Loti,  recevant  Jean  Aicard  à  l'Académie  Française,  a 
essayé  de  caractériser  l'âme  encore  plus  que  le  talent  de  son 
ami.  Il  parle  du  poète  ;  mais  ce  sont  les  mêmes  sentiments 
qui  animent  le  prosateur  et  ces  lignes  ne  seront  pas  déplacées 
dans  cette  introduction. 

«  Vous  êtes,  Coppée  et  vous,  les  deux  poètes  contempo- 
rains les  plus  populaires  de  notre  pays.  Et,  en  disant  cela,  je 
prétends  vous  adresser,  à  l'un  et  à  l'autre  le  plus  enviable 
des  éloges  ;  car,  pour  pénétrer  ainsi  au  cœur  du  peuple,  il 
faut,  lorsqu'on  écrit  en  vers,  être  plus  qu'un  ciseleur  habile, 
il  faut  avoir  mis,  sous  les  rimes  qui  bercent,  quelque  chose 
de  sincèrement  et  de  tendrement  humain,  quelque  chose  qui 
sente  la  vie,  l'amour,  la  pitié.  Ou  bien  il  faut  avoir  été  hanté 
par  la  grandeur  infinie  du  mystère  de  tout,  et  connaître  des 
suites  de  mots  à  la  fois  intenses  et  faciles,  capables  d'en 
éveiller  l'inquiétude  dans  les  âmes  encore  incultes  et  à  peine 
évoluées.  Je  crois  en  outre  que,  pour  être  vraiment  populaire, 
il  faut  avoir  fait,  comme  vous  deux,  une  œuvre  saine,  en 


httboduotiok  i3 

même  temps  qu'une  œuvre  d'art,  car  c'est  surtout  auprès  des 
demi-cultivés,  des  demi-lettrés,  des  demi-élégants,  que 
trouvent  grâce  le  cynisme  et  les  mots  grossiers  ;  mais  la 
majorité  du  peuple,  non,  chez  nous,  Dieu  merci,  elle  est 
encore  à  préférer  ce  qui  fait  couler  les  bonnes  larmes,  ce  qui 
est  pur  et  même  un  peu  idéal. 

Le  cas  de  cette  pénétration  étonne  peut-être  davantage  de 
la  part  de  Coppée,  qui  risquait,  en  tant  que  Parnassien,  de 
planer  dédaigneux  et  impassible,  et  qui,  au  contraire,  a  su 
s'abaisser  vers  les  humbles  sans  déchoir,  ou  plutôt  qui  a 
trouvé  le  secret  de  les  élever  par  instants  à  son  niveau.  Ceux 
qu'il  appelait,  —  mais  si  amicalement,  —  «  le  petit  peuple  de 
la  grande  ville  »  ont  été  ses  lecteurs,  et  ce  fut  sa  vraie  gloire, 
à  mon  avis,  de  prendre  place  à  leur  foyer,  sans  pour  cela 
perdre  son  rayonnement  aux  yeux  des  lettrés  et  des  artistes. 

«  Vous,  c'est  le  peuple  effervescent  des  campagnes  de  Pro- 
vence qui  vous  a  élu  pour  son  barde  ;  chez  les  paysans,  chez 
les  pêcheurs  de  là-bas,  vous  entrez  en  voisin,  en  familier  que 
l'on  aime  et  que  l'on  fête.  Le  jour  où  nous  avons  le  mieux 
senti  combien  vous  la  magnétisez,  cette  Provence  tout  entière, 
c'est  lorsque  au  théâtre  antique  d'Orange  fut  donnée  l'inou- 
bliable représentation  de  la  Légende  du  Cœur,  —  où  Sarah 
Bemhardt  encore  prêtait  sa  grâce  souveraine  à  votre  héros, 
le  chevalier  poète  ;  les  dix  mille  Provençaux  assemblés  parmi 
ces  ruines  vibraient  par  vous,  à  l'unisson  avec  vous  ;  dans  ce 
cadre,  votre  triomphe,  cette  fois,  prit  le  caractère  d'une  scène 
des  temps  jeunes  et  passionnés  ;  il  fut  d'une  beauté  que  nous 
avions  cessé  de  connaître,  et  l'aïeul,  qui  vous  éleva  dans  sa 
maison  des  bois,  en  eût  été  plus  fièrement  ému,  à  juste  titre, 
que  de  l'accueil  que  vous  recevez  aujourd'hui  sous  cette  cou- 
pole officielle...  Je  ne  voudrais  pas  vous  accabler,  tout  vif 
encore,  des  noms  légendaires  du  passé,  d'autant  plus  qu'il  est 
impossible  de  prévoir  combien  d'années  les  plus  durables 


M  INTRODUCTION 

d'entre  nous  pourront  tenir  contre  le  grand  oubli  du  lende- 
main. Cependant,  savez-vous  à  qui  me  fait  surtout  songer 
votre  popularité  régionale  >  Au  mélodieux  Hafiz  et  à  Saâdi 
du  Pays  des  Roses.  Ces  deux-là,  aujourd'hui  encore  les  lettrés 
de  la  Perse  (où  il  n'y  a  pas  d'Académie),  ne  se  lassent  de 
reproduire  amoureusement  leurs  poèmes,  en  calligraphie 
patiente,  avec  alentour  des  miniatures  de  missel,  —  cepen- 
dant que  j'ai  entendu  aussi,  après  mille  ans,  des  chameliers 
redire  leurs  strophes  le  long  des  chemins  du  désert,  en  cara- 
vane, et  des  bergers  les  chanter  au  soir,  au  camp  nomade. 
Dans  ce  siècle,  xMonsieur,  nous  n'avons  plus  le  temps,  comme 
les  Orientaux,  de  faire  des  belles  calligraphies  pour  honorer 
les  écrivains  que  nous  aimons  ;  mais  veuillez  considérer 
notre  réception  d'aujourd'hui  comme  l'équivalent,  —  ou  à  peu 
près,  —  des  fines  enluminures  que  nous  nous  serions  plu  à 
mettre  en  marge  de  vos  œuvres,  si  nous  étions  des  dilettanti 
de  Chiraz  ou  d'Ispahan.  Par  exemple,  je  n'ose  pas  vous  pro- 
mettre que  dans  mille  ans,  les  bergers  de  Provence  liront 
encore  vos  vers.  Dans  mille  ans,  il  n'y  aura  plus  de  bergers, 
et  puis  le  temps  est  passé,  de  ces  peuples  immobiles  qui  de 
père  en  fils  vivent  des  mêmes  rêves,  —  comme,  hélas  !  est 
passé  le  temps  des  peuples  heureux.  Mais  de  nos  jours  du 
moins,  les  braconniers,  qui  partent  en  chasse  vers  la  forêt 
des  Maures,  emportent  souvent  un  de  vos  livres  dans  leur 
camier  pour  passer  les  heures  ;  c'est  là  un  hommage  qu'ils  ne 
rendent  qu'à  vous  seul.  Et  les  paysans  des  hameaux  perdus 
font  silence,  le  soir  à  la  veillée,  pour  écouter  du  Jean  Aicard, 
récité  par  leurs  petits  enfants  qui  l'ont  appris  à  l'école. 

Un  point  qui  vous  rapproche  encore  de  Coppée,  c'est  que 
cette  humanité,  dans  vos  livres,  est  une  humanité  toujours 
attendrie,  toujours  prête  à  pardonner  quand  même.  Vos  pièces 
de  théâtre,  vos  romans,  comme  les  siens,  aboutissent  à  un 
pardon  sans  borne  que  l'on  s'accorde  en  pleurant  et  qui  nous 


INTEODUCTION  iB 

fait  pleurer  aussi.  C'est  par  un  tel  pardon  que  se  termine  votre 
drame  aujourd'hui  classique,  Le  père  Lebonnard,  qui  fut  le 
triomphe  du  tragédien  Novelli  en  Italie,  le  triomphe  de  Sylvain 
en  Angleterre,  et  qui,  après  avoir  été  joué  et  rejoué  sur  toutes 
les  scènes  d'Europe  et  d'Amérique,  nous  est  revenu  à  Paris  au 
bout  de  vingt  ans,  avec  une  telle  moisson  dej«  rappels  »  et  de 
larmes,  —  que  nous  avons  cependant  fini  par  le  comprendre 
et  l'acclamer  aussi. 

Et  enfin,  le  trait  qui  vous  unit  le  plus  intimement,  vous  le 
poète  qui  nous  arrivez,  au  poète  qui  vient  de  nous  quitter, 
c'est  que  vous  êtes  deux  profonds  mystiques  et  deux  mys- 
tiques chrétiens... 

Un  de  vos  biographes  de  talent  a  donné  cette  définition  de 
votre  nostalgique  et  si  anxieuse  religiosité  :  le  dernier  résidu  de 
l'idéal  chrétien  au  fond  d'une  âme.  Je  ne  connais  pas,  en 
l'espèce,  un  mot  plus  sinistre  que  ce  mot  de  résidu  qui  hélas  ! 
est  juste'.  De  tout  ce  qui  a  fait  vivre,  palpiter,  lutter  nos 
ancêtres,  notre  génération  n'aura  eu  que  cela  en  héritage  :  un 
résidu  dont  elle  n'arrive  même  pas  à  secouer  le  charme  indici- 
blement  douloureux. 

Nous  ne  savons  et  saurons  jamais  rien  de  rien  :  c'est  le  seul 
fait  acquis.  La  vraie  science  n'a  même  plus  cette  prétention 
d'expliquer  qu'elle  avait  hier.  Chaque  fois  qu'un  pauvre  cerveau 
d'avant-garde  découvre  le  pourquoi  de  quelque  chose,  c'est 
comme  s'il  réussissait  à  forcer  une  nouvelle  porte  de  fer,  mais 
pour  n'ouvrir  qu'un  couloir  plus  effarant,  plus  sombre,  qui 
aboutit  à  une  autre  porte  plus  scellée  et  plus  terrible.  A  mesure 
que  nous  avançons,  le  mystère,  la  nuit  s'épaississent,  et  l'hor- 
reur augmente...  C'est  alors  que  le  «  résidu»  chrétien  essaie 
encore  de  protester  doucement  au  fond  de  nos  &mes.  Nous 

I.  Je  n'ai  pas  voulu  donner  à  ce  mot  »  résidu  »  un  sens  sinistre.  Il 
représente,à  mon  avis,  l'affirmation  essentielle  qui  appelle  toutes  les 
autres. 


l6  INTEODUCTION 

voyons  bien  que  ce  n'est  pas  cela,  qu'il  n'est  pas  possible  que 
ce  soit  cela;  mais,  derrière  l'ineffable  symbole,  —  infiniment 
loin  derrière,  si  l'on  veut,  là-bas,  aux  confins  de  l'incompré- 
hensible, —  nous  nous  disons  qu'il  y  a  peut-être  la  vérité,  avec 
l'espérance.  Et  puis,  nous  sentant  nous-mêmes  accessibles  à  la 
pitié,  ne  valant  d'ailleurs  que  par  la  pitié,  nous  nous  raccro- 
chons à  l'idée  qu'il  existe  quelque  part  une  Pitié  suprême,  vers 
qui  jeter,  à  l'heure  des  grands  adieux,  le  cri  deg-râce  qui  autre- 
fois s'appelait  la  prière  ;  une  Pitié  capable  de  nous  accorder 
même  ce  revoir,  sans  lequel  la  vie  consciente,  avec  l'amour 
au  sens  infini  de  ce  mot,  ne  serait  qu'une  cruauté  par  trop 
lâche  ou  trop  imbécile...  Quand  nous  en  arrivons  là.  Monsieur, 
nous  ne  sommes  pas  trop  loin  d'être  des  chrétiens,  sinon  à  la 
façon  de  Coppée,  bien  entendu,  du  moins  à  la  vôtre... 

Mais  pardon  !  Tout  ce  que  je  viens  de  dire  a  été  déjà  telle- 
ment dit  et  redit,  que  je  m'excuse  de  retomber  dans  ce  lieu 
commun  de  la  détresse... 

Votre  livre  intitulé/esMs  (celui  peut-être  où  vous  vous  faites 
le  plus  merveilleusement  simple  et  le  plus  humblement 
humain)  nous  montre  deux  pauvres  disciples  du  Christ, 
pêcheurs  du  lac  de  Tibériade,  qui,  le  troisième  jour,  après  la 
mort  de  leur  maître,  s'en  reviennent  mornes  et  accablés  vers 
Emmaûs,  à  la  nuit  tombante.  Une  ombre  tout  à  coup  surgit 
à  leurs  côtés,  s'éloigne,  revient...  Si  elle  s'approche,  ils  se 
reprennent  à  avoir  courage,  tandis  qu'ils  tremblent  et  défaillent 
dès  qu'elle  disparaît.  Alors,  ce  fantôme  de  Jésus,  si  incertain 
pourtant,  et  qu'ils  distinguent  à  peine,  ils  le  supplient  de 
cheminer  près  d'eux  jusqu'à  l'étape  du  soir,  parce  que 
sans  lui  ils  ont  froid  jusqu'au  fond  du  cœur,  dans  la  nuit 
plus  sombre. 

Et  vous  terminez  cette  pièce  allégorique  du  naïf  passé  par 
la  prière  que  voici,  qui  tout  à  coup  est  de  notre  temps,  et  que 
des  milliers  d'âmes  rediraient  avec  vous  : 


INTRODUCTION  ^^ 

Oh  !  puisque  la  nuit  monte  au  ciel  ensanglanté, 
Reste  avec  nous,  Seigneur,  ne  nous  quitte  plus,  reste! 
Soutiens  notre  chair  faible,  ô  fantôme  céleste. 
Sur  tout  notre  néant  seule  réalité! 

Seigneur,  nous  avons  soif.  Seigneur,  nous  avons  faim; 

Que  notre  âme  expirante  avec  toi  communie  ! 

A  la  table  où  s'assied  la  fatigue  infinie, 

Nous  te  reconnaîtrons  quand  tu  rompras  le  pain. 

Reste  avec  nous.  Seigneur,  pour  l'étape  dernière. 
De  grâce,  entre  avec  nous  dans  l'auberge  des  soirs... 
Le  temple  et  ses  flambeaux  parfumés  d'encensoirs 
Sont  moins  doux  que  l'adieu  de  ta  sourde  lumière. 

Les  vallons  sont  comblés  par  l'ombre  des  grands  monts, 
Le  siècle  va  finir  dans  une  angoisse  immense  : 
Nous  avons  peur  et  froid  dans  la  nuit  qui  commence. 
Reste  avec  nous.  Seigneur,  ,)arce  que  nous  t'aimons!  » 


La  prose  de  Jean  Aicard  est  une  prose  de  poète,  souple, 
fluide,  pleine  de  repentirs  et  d'effets  inattendus.  Elle  est  la 
fusion  de  deux  éléments  disparates  :  l'harmonie  du  poème 
lyrique,  la  verve  savoureuse  du  parler  populaire.  Elle  parait 
facile  à  ceux  qui  ignorent  que  la  spontanéité  est  une  qualité 
que  l'on  n'acquiert  que  par  le  labeur  ;  elle  paraît  négligée  à 
ceux  qui  ignorent  l'art  de  la  simplicité  retrouvée  à  force  de 
travail. 

Par  dessus  tout,  elle  est  probe,  même  dans  ses  audaces. 
Elle  ignore  les  impudences  et  les  langueurs  où  se  com- 
plaisent trop  souvent  les  romanciers.  Elle  est  au  service  de 
l'idéal;  elle  est  dans  la  vraie  tradition  française. 

J.  CAL  VET 


SOUVENIRS    PERSONNELS 


Pervenches. 

Mon  souvenir  le  plus  lointain  est  un  souvenir  de  tendresse 
fleurie  et  mélancolique.  Nous  avions,  à  Paris,  un  jardinet  où 
poussait  à  foison  de  la  pervenche.  C'était  la  fleur  favorite  de 
ma  mère.  Et  dans  la  saison,  chaque  matin,  à  mon  réveil,  je 
trouvais,  sur  la  blanche  couverture  de  mon  petit  lit,  des  per- 
venches. 

Fleur  d'avril  et  fleur  d'octobre,  un  peu  pâle,  d'un  violet 
doux,  fine  corolle  qui  n'a  point  de  parfum,  la  pervenche  parle 
tout  bas,  sans  passion  ;  elle  a  surtout  une  grâce  d'automne  ; 
j'y  vois  comme  le  sourire  attristé  et  bon  d'une  âme  qui  part 
à  une  autre  âme  qui  vient. 

Aussi  loin  que  va,  dans  ma  vie  commençante,  confuse,  ma 
mémoire,  il  n'y  a  rien  qu'une  pervenche,  une  douce  fleur  qui 
me  parle  de  la  tendresse  mourante  de  ma  mère.  Elle  mourut 
en  efl"et  peu  de  temps  après.  Je  ne  me  souviens  d'aucune  de 
ses  caresses,  sinon  de  celle-là.  Singulière  caresse  qui  a  la 
forme  et  la  couleur  d'une  fleurette  triste,  demeurée  sans 
parfum  afin  d'être  inofl'ensive  ! 

Telle  est,  dans  mon  souvenir,  ma  première  rencontre  avec 
la  Vie. 

I.  Extrait  de  L'Ame  d'un  Enfant.  Ce  livre  n'est  pas  une  autobio- 
graphie, mais  une  sorte  de  recueil  de  souvenirs  enfantins. 


ao  LA  PEOSE   DE  JEAN  AICARD 


Petits  Fantômes. 

«  L'enfant,  derrière  lui  »,  a  dit  Victor  Hugo,  «  laisse  plu- 
sieurs petits  fantômes  de  lui-même  » . 

Ce  sont  des  images  successives  du  même  être,  qui  toutes 
différentes  se  ressemblent. 

Je  voudrais  les  évoquer  un  à  un,  ces  petits  fantômes,  les 
faire  apparaître  dans  l'ordre  où  ils  se  formèrent,  puis  se  déta- 
chèrent de  moi  pour  s'en  aller  perdus  dans  l'espace  et  dans 
le  temps.  J'en  voudrais  montrer  les  traits  qui  sont  différents 
et  les  traits  qui  sont  semblables  ;  je  voudrais  dire  comment, 
sous  quelles  influences,  les  petits  spectres  se  modifiaient,  je 
voudrais  retrouver  enfin,  dans  chacun  d'eux,  ce  qui  fut  irré- 
ductible, ce  qui,  déjà,  appartenait  au  toui  premier,  ce  qui, 
dans  le  dernier,  et]  même  dans  le  moi  actuel,  subsiste  et 
résiste,  indestructible  peut-être...  l'âme. 


Pourquoi  les  Berceaux 
ont  des  rideaux. 

Non,  en  vérité,  avant  ce  souvenir  de  pervenche,  il  n'y  a 
rien,  dans  ma  mémoire,  qu'inexprimable  confusion,  sous  des 
ombres  de  limbes. 

Cette  fleur  est  la  première  image  éclairée,  nette,  la  chose 
vue  au  bout  d'un  tunnel  tout  noir,  au  seuil  de  la  lumière  vivante. 
Là  commence  ma  conscience.  Mes  hochets  de  nourrisson, 
mes  pleurs  et  mes  rires  sur  le  sein  maternel,  oubliés  !  je  n'en 
ai  pas  l'aperception  la  plus  lointaine.  Cela  est  encore  du 
néant  antérieur. 

Ma  conscience  naquit  d'une  fleur,  grâce,  tendresse  féminine 
et  mélancolie.  J'ai  beau  faire  effort,  je  reconnais  qu'avant  je 
n'étais  pas,  ou  du  moins  il  ne  m'est  pas  permis  de  remonter 
au-delà...  Je  m'éveille.  Mon  petit  lit  est  un  lit  de  fer,  haut  sur 


SOUVBNIBS   PERSONNELS  21 

des  pieds  grêles,  à  bords  élevés,  et  tl  n'a  point  de  rideaux. 
La  chambre  est  nue,  pauvre,  propre.  Mon  lit  est  blanc.  Et 
sur  la  blancheur  des  couvertures,  les  voici,  les  pervenches. 
Jamais  entassées.  Elles  ont  été  posées  une  à  une,  délicate- 
ment, comme  en  collier,  par  une  main  attentive.  Je  m'assieds 
sur  mon  lit,  et  je  regarde.  C'est  joli,  c'est  doux.  Aucune 
violence  dans  la  couleur  ni  dans  la  forme.  Tout  est  calme. 
Et  je  suis  rassuré,  content  de  vivre.  C'est  donc  cela,  la  vie> 
c'est  bon.  Je  lève  les  yeux.  Ma  mère  sourit. 

—  Et  papa  r 

—  Ton  père  travaille  ...  pour  nous  gagner  du  pain. 

Je  ne  sais  pas  ce  que  cela  veut  dire,  mais  je  crois  qu'il 
aimerait  mieux,  mon  papa,  être  ici,  avec  maman  et  moi,  à 
regarder  ces  jolies  fleurs  pâles,  bien  arrangées  sur  mon  lit 
tout  blanc.  Elles  disent,  ces  fleurs,  que  ma  mère  m'aime  bien, 
qu'elle  pense  à  moi  toujours,  et  quand  je  veille,  et  quand  je 
dors.  Sans  cela  j'aurais  peur,  d'on  ne  sait  quoi,  de  tout. 

Mon  souvenir  de  joie  est  traversé  de  deux  inquiétudes.  La 
première:  «Où  est-il  papa?  Qu'est-ceque  c'est,  son  travail?... 
Le  travail  ?  On  est  triste  quand  on  en  parle  !  »  La  seconde  : 
«  Il  n'y  a  pas  de  rideaux  à  mon  petit  lit.  » 

Peut-être  y  en  avait-il,  en  réalité.  Ma  mémoire  ne  m'en 
montre  pas.  Je  ne  suis  pas  enveloppé.  Une  tendresse  rêveuse 
m'apporte  des  fleurs  ;  elle  enchante  mon  cœur  et  mes  yeux  ; 
mais  elle  ne  m'enferme  pas  ;  elle  ne  m'isole  pas  —  en  elle  — 
du  monde  qui  m'eff"raye. 

Tous  les  petits  êtres  naissants  ne  cherchent  pas  autre  chose 
qu'un  lieu  secret,  non  pas  tant  pour  s'y  cacher  à  tous  les  regards 
que  pour  y  perdre  de  vue  le  monde  qui  est  trop  vaste,  inquié- 
tant. Ce  n'est  pas  pour  n'être  point  vu  que  l'enfant  court  vers 
la  mère  au  moindre  péril,  et  plonge  sa  tête  aux  plis  de  la 
robe,  c'est  afin  de  ne  pas  voir. 

Et  c'est  pour  faire  naître  la  confiance  au  cœur  des  petits 
enfants  que  les  berceaux  ont  des  rideaux,  filets  à  papillons 
qui  suffisent  peut-être  à  retenir  leurs  âmes,  clôture  de  gaze- 
illusion  qu'elles  ne  peuvent  franchir  et  derrière  laquelle. 


ai  LA   PEOSE  DE  JEAN  AICARD 

saintement  calmées,  elles  se  croient  à  l'abri  de  toute  menace. 

Assis  sur  mon  petit  lit,  je  regardais  les  douces  pervenches, 
qui  parsemaient  mes  blanches  couvertures.  Mais  non,  il  n'y 
avait  pas  de  rideaux,  non,  non,  il  n'y  en  avait  pas,  —  et  mes 
yeux  allaient  des  murs  nus  aux  vitres  claires,  qui  laissaient 
voir  les  toits  et  les  cheminées  noires  des  maisons  voisines, 
découpés  sur  les  ciels  vides,  presque  toujours  ternes,  —  les 
ciels  de  Paris. 

Je  me  sentais  aimé,  mais  sans  sécurité,  d'une  façon  pour 
ainsi  dire  lointaine,  irréelle...  par  des  fleurs.  Je  me  sentais 
mal  protégé  >  pourquoi  >  sans  doute  parce  que  nous  étions 
pauvres  et  que  j'avais  un  lit  sans  rideaux  ;  et  puis,  —  peut- 
être  par  pressentiment,  —  parce  que  ma  mère  allait  mourir... 


Grande  Nature. 

Mon  père,  comme  on  le  verra  bien  tout  à  l'heure,  avait  plus 
d'une  raison  pour  m'éloigner  de  lui.  Il  m'avait  envoyé  dans  le 
Midi,  non  pas  chez  son  père,  qui,  ruiné,  s'était  retiré  dans 
une  humble  bastide  au  fond  des  bois,  mais  à  Toulon  où  des 
parents  se  chargèrent  de  me  trouver  une  école.  Malheureuse- 
ment, l'argent  manquait  et  sans  doute  pour  cette  cause  je  dus 
changer  plus  d'une  fois  d'asile. 

Les  bouleversements  furent  donc  nombreux  et  considé- 
rables, dans  ma  vie  enfantine...  L'étude  de  l'alphabet  m'amu- 
sait fort  peu.  Ce  que  j'aimais  par-dessus  tout  c'étaient  les 
brins  d'herbe,  les  bêtes  qui  courent  à  travers  les  hautes  tiges, 
fourmis,  sauterelles  et  prie-dieu  (mantes  religieuses)  ou  capri- 
cornes le  long  des  troncs.  J'avais  les  goûts  et  les  rêveries  d'un 
petit  berger.  Le  fils  d'un  paysan  et  moi,  à  six  ans  nous  gar- 
dions des  troupeaux  de  prie-dieu  et  de  sauterelles  auxquelles 
nous  avions  construit  de  petites  étables  en  jonc  tressé.  Notre 
houlette  était  une  longue  paille,  et  couchés  le  ventre  contre 
terre,  le  buste  relevé  sur  nos  coudes,  nous  contemplions  l'infini, 
le  grain  de  sable  et  l'insecte,  sans  nous  en  lasser  jamais. 


80TJVENIBS  PERSONNELS  a3 

Toute  la  nature  était  pour  moi  une  grande  personne  que  je 
sentais  bienveillante  tant  que  brillait  la  grande  lumière.  Je 
me  rappelle  fort  bien  avoir  entouré  de  mes  bras,  très  tendre- 
ment, le  tronc  rugueux  des  jeunes  amandiers  en  fleurs...  Je 
leur  parlais.  Quelques-unes  de  leurs  fleurettes  si  doucement 
teintées  de  rose,  si  subtilement  odorantes,  tombaient  sur  ma 
petite  tête  aux  longs  cheveux  noirs.  C'était  la  réponse  des 
arbres.  Et  un  peu  plus  tard,  à  quinze  ans,  quand  ils  soufflèrent 
sur  moi  les  premières  pensées  de  confus  désir,  je  ne  fus  pas 
surpris,  parce  que  déjà  ils  avaient  appris  la  tendresse  à  ma 
petite  âme  solitaire.  Nous  nous  comprenons  encore  très  bien. 
Ils  me  consolent  toujours.  Je  sais  qu'eux  seuls,  les  arbres 
des  jardins,  des  bois,  sont  des  vivants  sans  malice  et  sans 
haine.  Ils  disent  la  sécurité  dans  la  joie.  Ils  ne  peuvent  parler 
de  mort  sans  parler  en  même  temps  de  métamorphose  et 
de  fleurs...  Chère  nature,  ma  mère,  tu  sais  aimer,  toi  !  toi  qui 
amuses  les  tout  petits  avec  tes  bestioles  et  tes  fleurettes,  toi, 
qui  enchantes  les  amoureux  avec  tes  printemps,  —  toi  qui 
enfin  nous  berces  tous  un  jour  dans  tes  grands  bras  ouverts 
où  les  morts  sont  des  bienheureux  revenus  aux  joies  divines 
de  l'inconscience,  c'est-à-dire  des  consciences  mêlées  entre 
elles,  confondues  dans  le  rêve  universel. 


La  grande  Douleur. 

Si  le  bonheur  est  possible  sur  la  terre,  c'est  surtout  aux 
enfants,  car  leur  idéal  de  justice  et  d'amour  n'est  pas  encore 
infini,  et  l'homme  pourrait  suffire  à  le  réaliser  pour  eux. 

Ainsi,  sans  avoir  commis  aucune  faute,  j'allais  être  privé  de 
liberté,  d'air  respirable,  de  soleil,  tout  simplement,  comme  on 
est  privé  de  dessert  !  Dans  une  société  civilisée,  j'étais  traité, 
innocent  et  aimant,  commedevraientl'êtreseulement  les  petits 
inconscients  déjà  criminels,  qu'il  faut  tâcher  de  redresser, 
qu'on  a  le  droit,  en  tout  cas,  d'enfermer  comme  dangereux. 

Pour  aller  chez  le  proviseur,  nous  traversâmes  une  cour 


iU  LÀ.  PBOSE  D£  JEAN   AICABD 

carrée,  encadrée  de  trottoirs  sur  lesquels  s'ouvraient  des 
portes  nombreuses.  Au-dessus  de  ces  portes,  était  inscrit  le 
numéro  des  classes,  en  toutes  lettres.  L'une  d'elles  me  frappa  : 
Huitième.  Cela  voulait  dire  :  «  Tu  passeras  neuf  ans  dans 
cette  prison  inconnue.  »  A  gauche  en  entrant  était  la  chapelle... 
Nous  primes  l'escalier  A.  Il  fallut  longer  des  corridors  qui 
n'en  finissaient  plus...  Que  de  portes,  bon  Dieu  !  Nous  aper- 
çûmes enfin  l'inscription  : 

Cabinet  de  M.  le  Proviseur 

Nous  étions  chez  le  maître  de  ma  destinée,  chez  le  dieu 
inconnu.  Je  me  sentis  mourir...  Mon  père  semblait  très  pressé 
d'en  finir,  de  me  quitter,  de  retourner  à  ses  occupations. 

M.  le  proviseur,  un  homme  à  l'air  sévère,  persuadé  que  tout 
était  pour  le  mieux  dans  le  meilleur  des  lycées,  nous  accueillit 
avec  une  hauteur  pleine  de  majesté  et  une  nuance  de  bienveil- 
lance politique,  sans  chaleur  ni  sincérité.  Il  eut  pour  moi  ces 
flatteries  du  dompteur  qui  appelle  à  lui,  pour  le  capturer,  un 
animal  sauvage,  échappé. 

Mon  père  s'assit,  on  me  laissa  debout.  Je  n'étais  plus  qu'un 
élève,  un  tout  petit  inférieur  de  l'homme  et  de  l'Université,  une 
petite  machine  à  recevoir  des  ordres  indiscutés,  un  être  minus- 
cule sur  lequel  on  règne,  du  droit  de  la  force  et  de  la 
raison. 

Ils  causèrent.  De  mes  goûts,  de  mon  cœur,  de  mes  afl'ec- 
tions,  des  habitudes  de  ma  petite  âme,  de  mon  trouble  pré- 
sent, il  ne  fut  pas  dit  un  mot.  Je  n'oublierai  jamais  cette 
angoisse  qui  me  saisit  quand  mon  père,  après  cette  conver- 
sation où  il  ne  fut  question  que  de  ma  force  en  grammaire 
latine  et  de  mon  trousseau,  mais  nullement  de  mon  caractère, 
se  leva  pour  partir.  Les  quatre  murs  du  cabinet  de  M.  le  pro- 
viseur se  resserrèrent  pour  m'écraser  entre  leurs  piles  de  livres 
et  de  cartons  verts.  Les  longs  corridors  nus,  les  escaliers 
glacés  que  je  venais  de  parcourir,  m'apparurent  avec  des 
aspects  ennemis...  Par  une  brusque  ouverture  qui  se  fit  dans 


SOUVENIES  PERSONNELS  25 

mon  imag-ination,  toutes  ces  froides  pierres  me  laissèrent 
voir  le  lointain  pays,  le  soleil,  les  arbres,  les  oiseaux,  la  mer, 
les  petits  camarades,  la  grande  Lison.  Du  fond  de  cette 
tombe,  où  l'on  m'enfermait  tout  plein  de  mon  désir  de  vivre, 
d'être  aimé,  heureux,  ma  petite  existence  passée  m'apparut, 
sous  un  éclair,  éblouissante  et  J03euse.  La  maison,  les 
meubles  familiers,  mes  frères,  me  semblèrent  tout  à  coup, 
comparés  à  ce  que  je  voyais  ici,  des  êtres  tout  remplis  de 
bienveillance  et  de  tendresse...  Je  les  connaissais  du  moins, 
tandis  que  les  pierres,  les  maisons  d'ici  m'étaient  cruellement 
étrangers,  avec  un  air  si  glacial,  si  muet  !  Tout  me  semblait 
plein  de  menaces  secrètes.  Ma  terreur  fut  plus  forte.  Et  quand 
M.  le  censeur,  appelé  pour  me  conduire  en  huitième,  parut, 
quand  le  proviseur  me  dit  :  «  Allez  »,  de  sa  voix  déjà  impé- 
rative,  quand  mon  père,  en  m'embrassant,  ajouta  :  «  Allons, 
va,  mon  petit  »,  alors,  je  n'y  tins  plus,  une  folie  me  saisit,  un 
vertige  de  douleur...  Je  m'accrochai  à  lui: 

—  Emmène-moi,  papa  !  emmène-moi  !...  Papa,  ne  me  laisse 
pas!...  Je  veux  revoir  maman  et  mes  frères...  Emmène- 
moi  ! 

Mes  frères...  maman  !  j'appelais  ainsi  «  Madame  »  pour  la 
première  fois,  sans  doute  croyant  plaire  à  mon  père,  mais 
surtout  pour  me  rapprocher  d'un  amour  quel  qu'il  fût...  N'en 
trouvant  point,  je  créais  celui-là  !  Ainsi  l'épouvante  me  fit 
renier  le  souvenir  de  ma  mère  véritable. 

.M.  le  proviseur  fit  un  signe  : 

—  Il  convient,  dit-il,  d'abréger  «  cette  scène  pénible...  » 
Mon  père,  debout,  était  immobile,  froid.  Peut-être  m'eût-il 

gardé,  repris,  s'il  avait  osé,  mais  lui-même  n'osait  plus  rien, 
dans  ce  lieu  autoritaire. 

Je  compris  qu'il  n'y  avait  rien  à  faire.  Tout  était  bien  fini  I 
Aucun  signe  d'attendrissement  ne  me  fut  donné.  Et  sans  doute 
c'était  nécessaire.  «  C'était  ça,  la  vie.  »  Mon  cœur  vivant  se 
sentait  en  proie  à  des  volontés  automatiques  inexorables.  Je 
courbai  la  tête  et  je  suivis  l'autre  inconnu,  le  censeur.  J'étais 
vaincu  et  captif. 

2 


26  LA   PROSE  DE   JEAN  AICARD 


Le  Nouveau. 


On  était  en  classe.  La  porte  de  la  huitième  s'ouvrit.  Trente 
ou  quarante  têtes,  étagées  sur  cinq  rangées  de  gradins 
en  lignes  droites,  se  tournèrent  ensemble  vers  moi.  En  face 
de  ces  têtes,  au  milieu  de  la  salle,  se  dressait  une  chaire 
où  trônait  un  professeur  en  robe  de  juge.  Le  professeur  me 
regardait  aussi. 

—  Monsieur,  dit  le  censeur  au  maître,  je  vous  amène  le 
nouveau  que  je  vous  ai  annoncé. 

Le  censeur  s'étant  retiré,  la  porte  se  referma,  laissant 
dehors  toute  la  lumière,  toute  la  liberté,  tout  ce  qui  est  le 
bien  commun  des  hommes. 

Quatre  fenêtres  aux  vitres  ternies,  touchant  le  plafond, 
soupiraux  plutôt  que  fenêtres,  laissaient  voir  le  haut  d'un  ciel 
morne.  Le  ciel,  trop  loin  de  nous,  ne  s'humanise  qu'en 
descendant  sur  les  horizons  terrestres  où  il  semble  qu'on 
pourrait  le  toucher...  Je  regardai  les  fenêtres,  puis  les  têtes 
toujours  immobiles,  qui  m'épiaient  avec  malice.  Le  profes- 
seur me  considérait  aussi.  De  part  et  d'autre  on  s'observait 
curieusement.  Je  restais  là,  ne  sachant  que  faire.  Si  j'avais  été 
libre  de  moi-même,  si  j'avais  pu  parler  selon  mon  cœur, 
j'aurais  dit  : 

—  N'est-ce  pas,  monsieur,  que  vous  serez  bon  pour  moi> 
Je  vous  aimerai  bien,  si  vous  voulez,  et  je  tâcherai  de  bien 
travailler.  J'aimerai  bien  aussi  mes  petits  camarades.  Je  viens 
de  quitter  mon  pays,  qui  est  loin  maintenant,  là-bas,  tout 
là-bas,  où  c'est  plus  gai  qu'ici,  le  ciel  et  les  arbres  et  tout. 
J'ai  envie  de  pleurer  parce  que  j'ai  laissé  là-bas  Tiennet  et 
Léon,  et  surtout  la  grande  Lise...  xMais  je  vous  aimerai  tous... 
Je  veux  vous  aimer  et  travailler  aussi,  de  tout  mon  cœur. 

De  telles  paroles  feraient  pouffer  de  rire  toute  une  classe 


80UVBNIB8   PEH80NNBL8  27 

si  un  professeur  pouvait  les  écouter.  Mais  elles  seraient 
interrompues  dès  le  premier  mot.  Je  ne  les  prononçai  pas. 

Je  sentais  qu'elles  n'étaient  pas  de  mise.  Je  les  rêvai 
seulement. 

Un  éclat  de  rire  universel  répondit  à  ma  rêverie.  C'est 
que  sans  doute  je  devais  avoir  l'air  bien  sot,  avec  mes  bras 
ballants,  ma  mine  d'oiseau  sauvage  poussé  pour  la  première 
fois  dans  la  cage  aux  serins  savants. 

Je  regardai  le  maître.  Il  n'avait  pas  l'air  méchant,  mais 
rien  de  ce  qui  me  troublait  en  ce  moment  ne  pouvait  entrer 
dans  sa  tête;  je  n'étais  que  le  nouveau,  un  de  plus,  un  être 
sans  personnalité,  un  enfant,  rien...  Encore  une  copie  à 
corriger  ! 

Si  j'avais  surpris  dans  son  regard  un  peu  de  cette  bonté 
parlante  que  je  connaissais  pour  l'avoir  vue  dans  les  yeux  de 
Lise  et  dans  les  gros  yeux  de  mon  âne,  j'aurais  été  peut-être 
sauvé  de  bien  des  douleurs.  Mais,  dans  ma  détresse,  aucune 
sympathie  humaine  ne  se  dégagea  du  maître  pour  me 
secourir. 

Les  enfants  commençaient  à  chuchoter  en  se  poussant  du 
coude.  Les  rires  reprenaient,  plus  bas. 

—  Le  premier  que  je  prends  à  rire  sera  privé  de  prome- 
nade dimanche...  Vous,  le  nouveau,  allez  vous  asseoir.  Le 
troisième  banc,  à  droite,  contre  le  mur. 

Je  tâchai  de  m'orienter.  Je  pris,  entre  les  cinq  rangées  de 
tables,  le  sentier,  la  coupée  montante.  L'escalier  de  bois 
résonna  sous  mes  petits  pas  d'une  façon  terrifiante...  Je  fai- 
sais trop  de  bruit;  je  le  sentais!  c'était  défendu,  ici... 

J'étais  au  beau  milieu  des  têtes  moqueuses.  Un  des  élèves, 
quand  je  passai  près  de  lui,  souffla  : 

—  Comment  t'appelles-tu? 

Une  voix  gouailleuse  répliqua,  tout  près  de  moi  : 

—  C'est  monsieur  Peau  de  Lapin  ! 

Mon  père,  la  veille,  comme  j'avais  froid,  m'avait  acheté, 
assez  maladroitement,  je  crois,  des  poignets  de  fourrure. 
J'étais  tremblant  de  timidité,  de  honte  et  d'effroi. 


28  LÀ   PROSE   DE  JEAN   ÀICARD 

—  Où  allez-vous  donc }  J'ai  dit  le  troisième  banc,  à 
droite. 

J'étais  tout  en  haut  des  g-radins;  je  me  retournai  vers  le 
maître.  Grâce  à  ce  mouvement  sa  droite  devenait  ma  gauche. 
De  plus,  le  troisième  rang  devenait  pour  moi  le  second.  Je 
redescendis  deux  marches  et  m'engageai  entre  les  tables,  à 
ma  droite. 

—  J'ai  dit  :  le  troisième  banc,  à  droite!  reprit  la  voix  du 
maître  avec  une  certaine  impatience.  La  droite,  c'est  votre 
droite  en  montant...  Le  troisième  rang-en-mon-tant. 

Il  pesait  sur  les  syllabes.  Les  rires  redevinrent  bruyants. 
Les  plaisanteries  partirent  de  tous  côtés.  Je  perdis  la  tête  et 
je  fondis  en  larmes. 

—  Voyons,  mon  petit  ami,  reprit  l'homme  adouci  brusque- 
ment, ne  pleurez  pas...  et  surtout  ne  dérangeons  pas  la  classe. 
Vous,  Robin,  conduisez-le. 

Un  élève  se  leva,  me  prit  par  la  main  sans  rire,  me  montra 
ma  place...  Oh!  celui-là,  je  l'aimai  tout  de  suite. 
Comme  les  rires  ne  se  calmaient  pas  : 

—  Lenoir,  vous  me  copierez  cinq  cents  vers,  et  vous.  Bonnet, 
allez  vous  mettre  dans  le  coin,  au  piquet,  et  rondement... 
Messieurs,  passons  à  la  grammaire  latine.  Première  décli- 
naison. 

La  classe  entière  parut  calmée.  Les  récitations  commen- 
cèrent, monotones,  bourdonnantes,  coupées  par  l'observation 
sèche  du  maître  qui  donnait  sa  note,  puis  l'inscrivait. 

Des  voix  s'acharnaient  autour  de  moi  à  répéter  ironi- 
quement. 

—  Peau  de  lapin  !  Peau  de  lapin  ! 

—  Eh  ben,  quoi>  Il  a  mis  les  fourrures  à  sa  grand'mère! 
Je  regardai  les  soupiraux.  Le  ciel  semblait  plus  morne, 

plus  nuageux  que  tantôt...  Je  me  mis  à  pleurer  silencieuse- 
ment, étouffant  mes  sanglots,  me  mordant  les  lèvres  pour  ne 
pas  faire  de  bruit...  O  Tiennet  !  hélas!  où  étiez-vous  !  Où 
était-elle  Técole  où  l'on  était  battu  par  les  professeurs  de 
musique,  mais  que  du  moins  on  quittait  le  soir  pour  retrou- 


SOUVENIES   PERSONNELS  29 

ver  les  étables  de  sauterelles  et  le  petit  âne  à  l'écurie  ?  Où 
était-il  l'enfant  de  troupe,  le  grand  camarade  qui,  à  la  sortie, 
par  les  soirs  d'hiver  et  de  pluie,  vous  emportait,  entre  ses 
bras,  roulé  dans  son  grand  manteaur  Où  étaient  mes  consola- 
tions naturelles)  O  mon  Dieu  !  Tous  mes  chagrins  d'avant, 
toutes  mes  misères  de  là-bas,  comparés  à  ceci,  c'était  du 
bonheur  véritable  !  Oh  !  comme  je  les  regrettais  !  Quels  élans 
vers  mon  pays!  Mon  cœur  d'oiseau  pris  au  piège  battait  à  se 
rompre.  Souffrir  en  liberté,  souffrir  des  peines  naturelles, 
humaines,  voilà  ce  que  demande  l'àme  d'un  homme.  On  ne 
peut  former  l'âme  d'un  enfant  pour  l'indépendance,  la  fierté  et 
les  nobles  énergies  en  la  faisant  mordre  ainsi  par  un  engre- 
nage sans  pitié,  sans  conscience.  Entre  les  dents  de  la 
machine,  elle  n'apprend  que  l'asservissement  plat  ou  la 
révolte  haineuse... 

—  Le  nouveau  comment  vous  appelez-vous  > 

Il  le  savait  bien  ;  mais  il  fallait  le  lui  dire  devant  tous  ces 
autres  qui  se  moquaient. 

—  Raymond,  monsieur. 

Mon  accent  provençal  me  perdit  une  fois  de  plus.  Les  rires 
redoublèrent. 

—  V'Otre  nom  de  famille. 

—  Martel. 

—  Il  est  de  Marseille,  pour  sûr... 

—  Non  c'est  un  Gascon  ! 

—  Non  !  c'est  un  Auvergnat  ! 

—  Vous  savez  rosa,  la  rose  ;  récitez  rosa,  la  rose. 

Je  récitai,  au  milieu  des  rires  qui  se  dissimulaient  derrière 
les  cahiers  et  les  livres...  Mais  tout  à  coup  Lison  m'appa- 
rut  et,  distrait,  infiniment  malheureux,  je  me  mis  à  ânonner  : 
«  0  rosa,  ô  rose...  ô  rose...  ô  rose  !  »  avec  des  sanglots  de 
plus  en  plus  forts. 

Heureusement  le  tambour  retentit.  La  classe  était  finie... 
Oh  !  le  tambour  de  Léon,  comme  il  disait  autre  chose,  là-bas, 
dans  la  lumière  et  les  fleurs,  quand  nous  faisions,  drapeau 
flottant,  l'escorte  d'honneur  à  la  grande  Lise! 


do 


LÀ   PROSE   DB  JEAN  ÀICÀBD 


Peau  de  Lapin.  '^ 

Il  me  semble  que  si  j'étais  professeur  de  huitième,  je  ferais, 
en  pareil  cas,  à  mes  élèves,  une  leçon  sur  la  charité,  la  pitié, 
la  solidarité.  J'expliquerais  aux  enfants,  la  veille  de  l'arrivée 
du  nouveau,  combien  le  moment  peut  lui  sembler  triste, 
surtout  s'il  est  mal  accueilli  par  eux...  Je  leur  dirais  que  la 
justice  moderne  inscrit  à  la  base  de  son  action  contre  les  pré- 
venus et  les  accusés,  qu'ils  sont  présumés  innocents  et  qu'à 
plus  forte  raison  il  ne  faut  pas  torturer  un  innocent  par 
l'unique  motif  qu'on  ne  le  connaît  pas  encore  !  J'éveillerais  en 
eux,  je  tâcherais  du  moins,  le  sentiment  de  tendre  et  forte 
humanité  dont  l'avenir  fera  sans  doute  des  applications  fortes 
et  fréquentes  et  que  nous  oublions  à  toute  heure.  N'est-ce  pas 
cet  oubli,  de  la  part  de  l'élite,  qui  est  le  germe  le  plus  actif 
de  toutes  les  haines  d'en  bas> 

Mais  une  pareille  leçon  n'est  pas  commandée  par  les  pro- 
grammes. On  assure  même  que  ces  prises  de  contact  avec  le 
cœur  des  enfants  sont  interdites  aux  professeurs  ;  ils  né  doivent 
que  l'enseignement  des  langues,  de  l'histoire,  des  faits.  Ils 
doivent  répandre  une  connaissance  intellectuelle  et  desséchée. 
La  famille  fera  le  reste,  s'il  lui  convient  ;  mais  la  famille  elle- 
même  fut,  par  les  hommes,  l'écolière  de  cet  enseignement 
glacé...  De  quel  droit  néanmoins  isoler  l'enfant  de  ce  qui 
reste  de  cœur,  par  les  femmes,  à  la  famille  ?  De  quel  droit 
l'internat,  c'est-à-dire  la  privation  totale  d'éducation  men- 
tale }  De  quel  droit  l'enfant  est-il  séparé  violemment  de  la 
vie  vivante,  des  sentiments  naturels,  de  toute  tendresse,  de 
tout  conseil  cordial  ?  De  quel  droit  ce  régime  cellulaire  où  le 
détenu  ne  doit  plus  avoir  de  rapport  avec  ce  qui  est  l'homme, 
avec  l'émotion,  la  joie  d'aimer  et  d'être  aimé,  avec  les  sen- 
timents qui  sont  la  source  de  vie,  l'origine  même  de  la 
famille  et  de  la  patrie  ? 

...Nous  montâmes,  —  en  rangs  et  en  silence,  sous  la  conduite 
d'un  maître  d'études,  court,  velu,  à  tête  carrée,  —  déposer 


SOUVENIRS  PERSONNELS  81 

dans  une  autre  salle  cahiers  et  livres.  On  me  bouscula  un  peu 
dans  les  rangs,  en  riant  de  mes  yeux  rouges.  Mon  sobriquet 
était  consacré  :  Monsieur  Peau  de  Lapin.  C'était  très  drôle... 
On  descendit  dans  la  cour.  On  nous  fit  mettre  en  ligne,  on 
nous  distribua  nos  rations  de  pain...  Un  frappement  dans  les 
mains  :  «  Rompez  !  »  Les  clameurs  éclatèrent  en  tous  sens, 
aiguës,  perçantes.  Le  cri  :  Peau  de  Lapin  !  domina  tous  les 
bruits  et,  en  un  clin  d'œil,  un  de  mes  pauvres  poignets  de 
fourrure,  arraché  et  épilé,  vola  d'un  bout  de  la  cour  à  l'autre. 
Une  bande  hurlante  m'entoura.  J'eus  une  inspiration  surpre- 
nante :  je  pris  mon  second  poignet  et  le  jetai...  J'imitais,  sans 
le  savoir,  le  voyageur  des  steppes  de  Russie  qui  abandonne 
aux  loups,  acharnés  à  la  poursuite  de  son  traîneau,  son  bonnet 
et  son  manteau...  Ceci  me  sauva.  Peau  de  Lapin  fut  porté  en 
triomphe  !... 

Le  Portrait  de  mon  Grand-Père. 

Ici,  véritablement,  ma  plume  hésite.  Le  pinceau  du  peintre 
tremble  dans  sa  main  quand  il  cherche  à  poser  sur  la  toile 
des  traits  chéris,  une  figure  vénérée,  dont  les  contours  n'exis- 
tent plus  que  dans  sa  mémoire...  Et  ce  n'est  pas  seulement 
l'amour  qui  rend  ma  main  incertaine  et  tremblante,  c'est  l'admi- 
ration. Comment  être  en  même  temps  assez  simple  et  assez 
vivant  r  Comment  dire,  où  trouver  les  paroles  qui  pourront 
faire  passer  sur  le  froid  papier  une  image  humaine  reprise, 
depuis  bien  des  jours,  par  l'éternité  ?  Ce  qu'elle  eut  de  plus 
saisissant,  de  plus  doux,  de  plus  fort,  n'avait  rien  d'éclatant. 
Elle  n'aimait  et  ne  cherchait  que  l'ombre.  Elle  n'attirait  pas 
les  regards.  On  l'ignorait.  Et  pourtant  elle  vivait  !  Comment, 
avec  le  seul  souvenir,  à  présent  qu'elle  est  morte,  la  rendre 
frappante  en  sa  vie  essentielle  r  Elle  n'était  que  simplicité  et 
tendresse,  et  ce  sont  là  les  deux  choses  les  moins  triom- 
phantes. Tout  le  monde  les  désire,  mais  confusément,  dans 
le  secret  de  soi,  et  personne  ne  se  retourne  quand  on  les 
nomme.  Tout  est  lutte,  au  contraire,  conflits  d'intérêts  et  de 


3a  LA   PROSE  DE  JEAN  AICABO 

passions.  Comment  ferai-je  aimer  cette  sagesse  retirée  du 
monde  >  Ne  risqué-je  pas  de  la  voir  incomprise  >  Alors,  sans 
profit  pour  personne,  j'en  aurai  trahi  le  mystère,  l'humilité 
délicieuse  ?  N'importe  ;  j'évoquerai  cette  âme.  C'est  un  devoir 
qui  m'est  imposé  par  une  volonté  que  j'ignore  et  que  je  subis. 
Cette  simple  et  paisible  figure  ne  peut  manquer  de  plaire  à 
quelque  âme  solitaire,  de  consoler  au  moins  une  infortune.  Je 
l'évoque  malgré  moi...  Peut-être  apparaîtra-t-elle  dans  ce 
rayonnement  doux  des  belles  âmes  mortes  dont  s'éclairent 
les  vivants 

Nous  arrivâmes,  l'oncle  Albert  et  moi,  devant  une  chapelle 
en  ruines,  dont  le  fronton  ajouré  encadrait  une  cloche  brisée, 
profilée  en  plein  ciel...  En  face  de  la  chapelle,  une  maison  de 
paysan,  longue  et  basse,  flanquée  de  deux  hangars.  Sous  le 
premier,  étaient  des  charrettes.  Sous  le  second,  était  le  four. 
Maître  Escarel  et  son  fils  aîné  faisaient  cuire  leur  provision 
de  pain.  Le  torse  nu,  ils  enfonçaient  la  longue  pelle  dans 
le  four  et  en  retiraient  la  lourde  miche  fauve  et  pesante  qui 
sentait  bon. 

Les  champs  de  blé,  les  vignes,  cultivés  en  étagères,  sous 
les  bois  d'oliviers,  s'arrêtaient  bientôt  devant  nous.  La  vraie 
colline  commençait,  chargée  d'éternelles  verdures,  lentisques, 
romarins,  bruyères,  qui  nous  envoyaient  des  senteurs  puis- 
santes... 

—  Retourne-toi,  petit. 

Je  me  retournai.  Là-bas,  là-bas,  à  deux  lieues,  le  regard 
passant  comme  un  oiseau  par-dessus  des  vallées,  des  bois  de 
pins,  des  vignes  et  des  oliviers  aux  têtes  moutonnantes,  attei- 
gnait l'immense  mer,  d'un  bleu  enflammé  et  tranquille,  dans 
laquelle  baignaient  des  îlots  imperceptibles,  des  navires  en 
fuite,  des  caps  dentelés... 

—  A  présent,  dix  pas  encore...  et  regarde  devant  toi. 
Nous  marchâmes  dix  pas  encore,  et  je  regardai  devant  moi. 

Un  enclos  m'apparut,  adossé  à  la  colline.  Le  grand  portail 
ouvert  faisait  face  à  la  mer,  qui  était  derrière  nous.  Des  feuil- 
lages dépassaient  les  murs.  Par  le  large  portail  précédé  d'une 


SOUVENIRS   PERSONNELS  33 

treille  que  soutenaient  des  piliers,  on  apercevait  le  seuil  de 
l'humble  maison.  Elle  n'avait  qu'un  étage.  La  toiture  de  tuiles 
roussies  au  soleil,  et  les  fenêtres  petites,  tout  ouvertes,  domi- 
naient les  murs  de  l'enclos. 

Encadrée  par  le  portail,  la  porte  étroite  de  la  maison  lais- 
sait voir  le  dedans  sombre... 

—  C'est  une  maison  de  Dieu.  Regarde-la  bien,  fit  mon 
oncle...  On  ne  nous  attend  pas,  petit.  J'ai  dit,  depuis  un  an, 
que  j'espérais  bien  t'amener,  mais  on  ne  sait  pas  le  jour  ni 
si  je  pourrai...  Il  va  être  surpris...  et  bienheureux,  l'homme  ! 

Nous  entrâmes  dans  le  jardin.  J'étais  étonné,  surtout 
curieux  ;  pas  autre  chose.  Je  ne  connaissais  pas  grand-père 
Martel. 

Un  jardin  conquis  sur  le  roc.  Des  fleurs,  arrosées  à  grand' 
peine,  car  le  puits  était  loin  ;  des  orangers  tout  le  long  de  la 
façade.  Deux  mûriers  du  Japon,  que  mon  oncle  me  nomma. 
Des  allées  mignonnes.  Des  instruments  de  travail  dans  un  coin. 

Nous  nous  retournâmes.  Maintenant,  le  portail  encadrait  la 
mer  lointaine,  les  îlots,  les  navires,  un  tableau  de  féerie. 

—  Monsieur  Martel  !  cria  mon  oncle. 

Personne  ne  répondit.  Nous  entrâmes,  en  descendant  une 
marche.  La  petite  salle  n'avait  ni  dalle  ni  plancher  ;  on  mar- 
chait sur  la  terre  battue,  bien  sèche.  La  porte  seule  donnait 
du  jour.  Il  faisait  sombre.  A  gauche,  un  banc  de  menuisier. 
Le  mur,  au-dessus  du  banc,  était  couvert  d'outils  innombra- 
bles, tous  sans  exception  luisants  d'un  travail  récent.  A  droite, 
l'escalier  tournant,  étroit  comme  une  échelle,  qui  conduisait 
aux  chambres.  Sous  le  retour  de  cet  escalier,  dans  un  enfon- 
cement de  la  muraille,  un  homme,  dans  un  antique  fauteuil  de 
paille,  sommeillait  paisible,  le  souffle  égal.  Le  rayon  de 
lumière  venu  de  la  porte  effleurait  le  bas  du  visage  :  un  vieux 
visage  rasé  de  frais,  au  menton  large.  Un  front  haut,  sur- 
monté de  deux  touff"es  légères  de  cheveux  brillants  comme 
l'argent  même,  les  mains  un  peu  entr 'ouvertes  sur  un  gros 
livre  refermé.  Une  d'elles  tenait  des  lunettes. 

Je  regardai,  troublé.  L'oncle  Albert  ne  savait  que  faire. 

2. 


34  LA   PROSE   DE  JEAN   AICARD 

Mon  grand-père  m'a  dit  souvent  depuis  :  «  —  Le  sommeil, 
c'est  sacré  ;  c'est  la  vie,  mon  garçon.  Quand  un  travailleur 
dort,  —  éloigne-toi  en  le  bénissant.  »  Mon  oncle  connaissait 
sans  doute  cette  sagesse.  Il  demeurait  là,  immobile  et  muet. 
Mais  le  calme  dormeur  avait  senti  notre  présence  :  nous 
étions  devant  son  soleil.  Il  ouvrit  les  yeux,  et,  toujours  tran- 
quille, les  mains  immobiles  : 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  ce  petit  soldat  ? 

—  Regarde-le  bien,  grand-père. 

Grand-père  Martel  me  regarda  attentivement.  Tout  à  coup 
ses  lèvres  se  mirent  à  trembler.  Il  se  souleva,  puis  il  se  mit 
debout  avec  lenteur...  Ses  mains,  machinalement  soigneuses, 
déposèrent  sur  son  fauteuil  les  lunettes  et  le  gros  livre,  et 
d'une  voix  de  songe,  venue  des  profondeurs  de  sa  vie  : 

— ■  Martel...  est-ce  toi  >  dit-il. 

Je  répondis  : 

—  Oui,  grand-père. 

Il  mit  ses  mains  sur  ma  tête  : 

—  Oh  !  mon  fils  !...  mon  fils  !...  mon  fils  ! 
Brusquement,  il  se  baissa  et  m'étreignit. 

Sans  doute,  sa  vie  entière  abondait  en  lui,  tous  ses  souvenirs, 
d'un  seul  coup,  —  ses  amours,  son  mariage,  la  naissance  de  mon 
père,  les  erreurs,  les  fautes,  les  espérances  perdues,  les  espé- 
rances éternelles.  Ses  regards  se  levèrent  sur  l'oncle  Albert  : 

—  Merci,  l'oncle,  dit-il. 

La  lumière  de  la  porte  éclairait  ses  yeux,  un  peu  voilés  par 
la  fatigue  et  l'âge  : 

—  Ma  fille  !  cria-t-il.  Ma  fille,  viens  vite  !  C'est  lui  !  il  est 
arrivé... 

Il  me  regarda  : 

—  Nous  parlons  tous  les  jours  de  toi. 

Un  pas  léger  descendait  le  petit  escalier  derrière  nous. 
Tante  Adèle  entra. 

—  Voici  Martel,  dit  grand-père. 

Elle  se  précipita  sur  moi,  se  mit  à  genoux,  me  serra  entre 
ses  bras,  cacha  sa  tête  contre  ma  poitrine  et  pleura. 


SOUVENIRS   PBBS0NNEL8  35 

Elle  pleura  longtemps. 

Nous  attendions.  Grand-père  dit  enfin  : 

—  L'oncle,  est-ce  qu'on  me  le  laisse  ? 

—  Au  moins  pour  un  mois,  dit  l'oncle. 

—  Et  vous  soupez  avec  nous,  ce  soir  } 

—  Oui,  dit  l'oncle. 

—  C'est  bon.  Et  toi,  Martel  as-tu  soif  ?  Veux-tu  manger 
tout  de  suite  r...  Adèle,  fais-le  gotiter. 

—  Je  n'ai  pas  faim,  grand-père,  ni  soif. 

—  Alors,  sortons.  Profitons  de  la  lumière  :  la  vie  est 
courte. 

Profitons  de  la  lumière  !  Un  oiseau  aurait  compris.  Je  com- 
pris très  bien. 

Quand  nous  fûmes  dehors,  éblouis  de  clarté,  tout  émus  de 
chaleur,  et  de  confiance  dans  nous-mêmes  et  dans  la  bonne 
loi  inconnue  ;  quand  il  nous  eut  montré  en  détail  l'étroit 
domaine,  mon  grand-père  s'arrêta  devant  moi.  Il  me  parais- 
sait de  haute  stature.  En  réalité,  il  était  de  taille  moyenne, 
avec  des  épaules  larges,  une  poitrine  d'athlète. 

—  Écoute,  me  dit-il.  Je  veux  que  tu  sois  heureux  chez  moi. 
Chez  moi,  tout  t'appartient.  D'abord  ceci  :  la  vue  de  la  mer, 
des  forêts  et  du  ciel  que  Dieu  te  donne...  Les  plus  riches  du 
monde  entier,  les  rois,  les  puissants  de  la  terre,  arrivent  tous 
dans  notre  pays  pour  posséder  ça  par  les  yeux  ;  mais  eux,  ils 
sont  forcés  de  repartir,  parce  que  leur  vie  est  ailleurs.  Nous, 
nous  sommes  ici  chez  nous.  Tout  cela  est  à  nous,  notre  pays 
nous  appartient  ;  jouis-en  bien  tous  les  jours  et  aime-le  ;  il 
en  vaut  la  peine... 

Il  regarda  la  mer  et  dit  encore  ! 

—  L'Italie  est  moins  belle.  On  ne  voit  ça  qu'en  France. 
Il  s'arrêta  un  peu  : 

—  Quant  à  tout  ce  qui  est  dans  la  maison,  prends  tout, 
casse  tout,  brûle  tout  !...  Si  ça  t'amuse,  je  serai  content... 

Il  se  mit  à  rire,  et  poursuivit  : 

—  Mais  je  serai  bien  plus  content  si  tu  ne  casses  rien,  si  tu 
ne  brûles  rien,  —  car,  après,  je  n'aurai  rien,  plus  rien,  oh  I 


S6  LA   PROSE  DE  JEAN  AICARD 

mais,  rien  du  tout  !.„  et  j'ai  besoin  de  mes  outils,  de  tous 
mes  outils,  vois-tu.  Je  t'expliquerai  ça  demain. 

Je  répondis,  le  cœur  gonflé  d'un  bonheur  nouveau,  étrang:e, 
à  jamais  inoubliable  : 

—  Oh  !  g-rand-père  ! 

Enfin,  je  me  sentais  aimé  par  quelqu'un,  par  les  êtres  et 
les  choses.  Je  cessais  d'être  une  petite  machine  à  récitation  ; 
je  devenais  un  enfant,  un  vrai,  un  fils  des  hommes. 

Je  suis  heureux. 


Sur  le  derrière  de  la  maison,  qui  n'était  pas  enfermé  dans 
l'enclos,  s'ouvrait  une  porte.  Elle  donnait  accès  à  une  salle 
basse  dont  les  parois  étaient,  d'un  côté,  taillées  à  même  dans 
le  roc. 

—  Le  plus  pauvre  peut  encore  obliger  un  pauvre,  dit  mon 
grand-père.  J'ai  offert  cet  asile  à  une  malheureuse  vieille 
femme  qui  s'appelle  Finon...  Elle  a  beaucoup  travaillé  toute 
sa  vie.  Sans  entrer  chez  elle,  tu  peux  voir  d'ici  qu'elle  couche 
sur  la  paille...  Je  fais  pour  elle  ce  que  je  peux.  Je  lui  dois 
beaucoup,  mon  fils,  car  c'est  elle  à  présent  qui  m'enseigne  la 
patience...  Moi,  j'ai  été  imprudent,  j'ai  mérité  mes  infor- 
tunes. Elle  n'a  pas  mérité  la  sienne. 

Finon  parut  sur  le  seuil  de  sa  porte.  C'était  une  vieille, 
pareille  aux  fées  des  contes,  toute  ridée,  un  peu  courbée  sur 
un  bâton  dont  elle  s'aidait  toujours. 

Grand-père  lui  dit  : 

—  Bonjour,  Finon. 

Finon  ne  salua  pas,  ne  répondit  pas.  Elle  se  retira  chez  elle 
en  grommelant,  comme  une  bête  farouche. 

—  Elle  me  déteste,  dit  grand-père.  Elle  m'appelle  le  riche  !... 
L'âge  a  troublé  un  peu  sa  cervelle...  Elle  a  eu  un  mari  :  il  est 
mort  ;  elle  a  eu  deux  fils  :  ils  sont  morts.  Ah  !  la  pauvre 
femme  !  Les  enfants  parfois  lui  font  des  niches.  Il  faudra  les 
en  empêcher,  mon  fils,  quand,  tu  pourras.  Il  faut  être  bon 


SOUVENIRS   PEBSONNBLS  B^ 

avant  tout.  Et  il  faut  être  fort,  afin  de  pouvoir  faire  au  besoin 
respecter  sa  bonté.  Il  faut  défendre  le  droit  des  faibles. 

Sans  doute,  j'avais  l'air  de  ne  pas  comprendre,  car  je  me 
rappelle  très  bien  que  grand-père  ajouta,  en  s'arrêtant  et  en 
me  regardant  avec  attention  : 

—  Que  deviendraient  les  enfants  comme  toi,  si  les  hommes, 
c'est-à-dire  les  forts,  ne  les  défendaient  pas,  ne  s'occupaient 
pas  d'eux  ?  La  vie  s'arrêterait  :  c'est  ce  que  Dieu  ne  veut  pas. 
Tâche  donc  d'être  fort,  afin  d'être  bon  en  paix. 

Mon  esprit  si  jeune  et  si  abandonné  était  comme  une  terre 
aride  après  une  grande  sécheresse.  Ces  paroles  tombaient 
sur  moi  comme  une  rosée  ;  mon  âme  les  buvait,  les  absorbait, 
s'en  imprégnait  toute.  J'étais  heureux  de  les  entendre.  Je 
comprends  bien  maintenant  ce  qui  se  passait  en  moi.  Tous 
les  bons  germes  de  ma  nature  attendaient  une  eau  du  ciel  ; 
ils  s'ignoraient  jusqu  'alors  ;  et  voilà  que  tout  à  coup  ils  se 
sentaient  fécondés  et  se  réjouissaient  obscurément.  Je  buvais 
la  vie  et  l'espérance 

L'oncle  Albert  nous  suivait  en  silence.  Son  admiration  pour 
g'and-père  le  rendait  muet. 

On  rentra.  Nous  montâmes  le  petit  escalier  :  il  débouchait 
sur  la  pièce  commune,  une  salle  assez  grande,  toute  brunie 
par  la  fumée.  Sous  le  vaste  manteau  de  la  cheminée,  grand- 
père  s'assit.  Sa  chaise  ne  quittait  jamais  cette  place.  De  là,  en 
levant  les  yeux  et  avançant  la  tête,  il  voyait  le  large  trou  par 
où  la  fumée  ne  parvenait  presque  jamais  à  s'échapper  toute  ; 
et  par  ce  trou,  en  toute  saison,  il  pouvait  apercevoir  un  mor- 
ceau de  ciel,  les  nuages,  durant  le  jour,  ou  les  étoiles... 

Et  cela  lui  paraissait  un  avantage  qu'il  me  signala. 

Débris  d'une  riche  collection,  des  gravures  admirables  mais 
dorées,  sous  leurs  vitres,  par  la  terrible  fumée,  cachaient 
partout  les  murs.  Il  me  montra  sa  bibliothèque.  C'était  une 
longue  planche  rabotée  par  lui  et  sur  laquelle  il  y  avait  un 
gros  Molière  —  qu'il  tenait  dans  ses  mains  quand  nous  étions 
arrivés,  —  un  Rabelais,  un  Montaigne,  un  La  Fontaine,  Don 
Quichotte,  les  chansons  de  Béranger  et  cinq  ou  six  cents 


38  LA  PROSE  DE  JEAN  ÀlCARD 

pièces  de  théâtre,  dont  la  plus  récente  datait  de  1825,  le  tout 
noir  ou  jaune  de  fumée. 

On  lui  envoyait  d'anciens  journaux  qu'il  appelait  obstiné- 
ment des  gazettes.  C'était  souvent  des  gazettes  de  l'année 
précédente.  Il  apprenait  ainsi  les  nouvelles  politiques  trois 
mois  ou  un  an  après  les  faits  accomplis. 

—  Quel  calme  cela  me  donne  !  disait-il.  Je  n'oublie  jamais 
qu'il  est  trop  tard  pour  que  je  me  réjouisse  ou  que  je  m'at- 
triste outre  mesure  d'un  événement.  Tout  ce  que  je  lis  est  de 
l'histoire.  Alors,  les  faits  ne  me  troublent  plus.  La  justice 
seule  m'importe...  Et  elle  finira  par  triompher  à  travers  tout, 
mais  il  faut  du  temps. 

A  dix  ans,  je  n'aurais  pas  compris  ces  choses.  Mais  tous 
les  jours  il  devait  me  les  redire  et  je  me  laisse  entraîner  ici 
avec  joie  par  mes  souvenirs... 

C'est  lui  qui,  lorsque  j'avais  quinze  ans,  me  dessinait  un 
jour,  avec  du  blanc  d'Espagne,  sur  un  coin  de  son  mur,  le 
plus  noirci  par  la  fumée,  une  ligne  horizontale,  bien  droite, 
puis  une  ligne  brisée  qui  montait  obliquement  vers  le 
plafond. 

—  Tu  vois  cette  ligne  brisée }  c'est  la  ligne  de  vie,  mon 
fils  ;  elle  va  à  travers  les  siècles.  Dans  sa  direction  générale, 
elle  ne  cesse  pas  de  monter  ;  n'empêche  qu'elle  est  composée 
d'une  succession  d'angles  aigus  qui  ont  tantôt  la  pointe  en 
l'air,  tantôt  la  pointe  en  bas.  Dans  les  moments  où  l'on  se 
trouve  au  bout  d'une  des  pointes  d'en  bas,  on  crie  à  la  déca- 
dence, mais  regarde  :  sauf  la  première,  toutes  les  vallées 
successives  sont  plus  élevées  que  le  premier  sommet,  et  la 
première  elle-même  est  bien  au-dessus  de  l'horizon  !  C'est 
toute  l'histoire  humaine  :  on  crie  aux  abus,  à  la  mort  de  la 
morale  et  de  tout.  Tout  de  même  il  y  a  cent  ans  nous  avions 
la  torture  en  France  !  Vous  dites  qu'aujourd'hui  la  magistra- 
ture et  la  justice  ne  valent  rien  ?  Mais  vous  savez  bien 
qu'après  tout  elles  sont  mieux  organisées  que  jamais.  Je  suis 
protégé  aujourd'hui,  moi,  simple  citoyen,  comme  je  ne  l'étais 
pas  jadis.  Tout  est  là.  La  civilisation,  la  société  meilleure, 


SOUVENIBS  PERSONBILS  Bg 

c'est  la  protection  du  droit  des  faibles,  toujours  plus  assurée  ; 
et  leur  droit  est  de  monter  toujours  plus  haiir,  s'ils  le  méritent. 

Mais  je  n'en  finirais  pas  si  je  voulais  redire  et  résumer 
tous  les  propos  que,  dans  la  suite,  me  tint  grand-père 
Martel. 

C'était  l'heure  du  souper.  Tante  Adèle  mit  la  table.  Grand- 
père  l'aida  à  faire  cuire  le  souper.  Assis  sous  la  cheminée,  il 
se  mit  à  tailler  adroitement  sur  une  planchette  un  lapin  en 
quartiers. 

—  Un  chasseur  doit  savoir  faire  cuire  ses  aliments,  disait- 
il  en  riant. 

Mais  il  y  avait  beau  temps  qu'il  ne  chassait  plus...  Tou- 
jours il  égayait  ainsi,  d'un  mot,  sa  misère. 

A  table,  il  ne  cessait  de  verser  à  boire,  «  comme  s'il  était 
riche  »  disait  l'oncle  Albert. 

Le  défaut  de  grand-père  Martel,  c'était  de  donner  tout  ce 
qu'il  avait  joyeusement.  Dès  qu'un  hôte  de  hasard,  chasseur 
ou  colporteur,  frappait  à  sa  porte  :  «  Avez-vous  faim  >  avez- 
vous  soif?  Entrez  »,  disait-il...  Tante  Adèle  levait  alors  les 
yeux  au  ciel  en  silence,  mais  en  silence  elle  allait  chercher  le 
pain,  les  fruits,  le  vin  et  les  verres.  Et  grand-père  répétait  : 
«  Dieu  est  bon  :  il  a  fait  le  vin  !  »  Jamais  il  n'offrit  à  boire 
autrement  qu'en  fredonnant  ces  deux  vers  de  quelque  chanson 
oubliée  : 

A  propos  de  mémoire 
Nous  oublions  de  boire  ! 

Nous  soupâmes.  Au  dessert,  grand-père  chanta  une  chanson 
provençale.  Une  gaité  saine  était  dans  tous  ses  propos.  Ses 
moindres  gestes  disaient  la  confiance  dans  la  vie,  dans  le 
rythme  ou  secret  ou  visible  de  toutes  choses.  Ce  qu'il  répé- 
tait le  plus  souvent,  c'était  :  t  Ne  va  pas  trop  vite,  mon  fils, 
la  vivacité  est  de  ton  âge,  mais  sun^eille-la  bien.  C'est  le 
désir  d'avoir  trop  tôt  fini  qui  gâte  la  fin.  Les  sauvages  ne 
savent  pas  ça.  Les  hommes  d'expérience  le  savent.  Un  chêne 
de  trois  siècles  ne  peut  pousser  en  trois  jours  :  c'est  le  temps 


40  LA   PROSE  DE  JSA.N  AICARD 

qui  a  fait  sa  force  et  qui  a  fait  sa  beauté.  »  Il  ajoutait  : 
«  Patience,  le  chêne  se  fait  vieux.  »  Il  m'a  dit  mille  fois  : 
«  Apprends  à  ne  t'étonner  de  rien...  Quand  tu  verras  ta  tête 
rouler  à  cent  pas  loin  de  ton  corps,  alors  commence  à  te  dire  : 
«  Ça  ira  mal  !»  —  Et  qui  sait  r  ça  ira  peut-être  bien.  » 

Après  le  souper,  ce  premier  jour,  la  conversation  l'ayant 
permis,  l'oncle  Albert  plaisanta  un  peu  au  sujet  du  fameux 
jardin  suspendu^. 

—  Eh  !  grand-père  Martel  >  cela  vous  a  coûté  cher.  Outre  le 
prix  de  revient,  je  crois  bien  que  vous  y  avez  perdu  au  moins 
cinquante  mille  francs,  le  jour  où  la  maison  s'est  vendue  > 

Grand-père  gravement,  le  verre  en  main,  répondit  : 

—  Pendant  vingt  ans,  j'ai  vu,  du  haut  de  mon  jardin,  un 
des  plus  beaux  spectacles  du  monde  :  c'est-à-dire  la  mer,  le 
ciel  et  les  étoiles,  les  soleils  levants  et  les  soleils  couchants. 
Il  y  a  des  gens  qui  vont  au  cercle  et  qui  jouent  ;  d'autres  qui 
ont  une  loge  à  l'opéra  et  au  petit  théâtre.  J'allais  au  théâtre 
rarement  et  je  n'allais  jamais  au  cercle.  Cinquante  mille  francs 
en  vingt  ans,  cela  fait  deux  mille  cinq  cents  francs  par  an.  Les 
nobles  étrangers  qui  viennent  passer  l'hiver  dans  notre  pays 
pour  voir,  trois  ou  quatre  heures  durant,  ce  que  je  voyais 
toute  l'année,  dépensent  beaucoup  plus  que  cela  !  Oncle  Albert, 
je  vous  le  jure,  je  n'ai  pas  payé  trop  cher  la  vue  du  plus  beau 
des  spectacles  —  dans  ma  loge  de  verdure...  Allez,  allez,  je 
ne  suis  pas  si  fou  qu'on  le  croit.  Et  je  le  prouve  bien  aujour- 
d'hui... Tu  apprends  le  latin,  mon  fils  }...  moi,  qui  ne  l'ai 
jamais  su,  je  t'apprendrai  autre  chose  :  l'amour  de  ton  pays  et 
l'amour  des  hommes  ;  et  autre  chose  encore  :  je  t'apprendrai 
à  te  servir  de  tes  dix  doigts,  je  t'apprendrai  à  raboter,  à 
limer,  à  tresser,  au  besoin,  une  canestelle  de  vendanges.  Je 
t'apprendrai  enfin  à  regarder  pousser  l'herbe  et  voler  les 
oiseaux  du  ciel  :  c'est  plus  beau  que  tout  le  reste,  et  le  bon 
Dieu  en  personne  est  caché  dans  ces  mystères  qu'on  ne   sait 

I.  Jardin  suspendu  que  le  grand-père,  au  temps  de  sa  fortune 
avait  établi  au  sommet  de  sa  maison. 


SOUTENIBS  PEBSONÎTBLS  4t 

plus  regarder,  —  mais  que  tous  vos  savants  n'expliquent  pas 
encore. 

Quand  je  m'endormis,  le  soir,  dans  l'humble  masure,  après 
avoir  vu  partir  l'oncle  Albert  dans  sa  carriole,  —  j'étais  calme 
et  heureux  pour  la  première  fois  de  ma  vie. 

Et  je  rêvai  que  je  voyais  de  mes  yeux  la  raison  qui  fait 
pousser  l'herbe  et  voler  les  oiseaux  du  ciel. 


La  Bonne  École. 

Je  commençai  ma  vie  nouvelle,  dès  le  lendemain,  avec 
ravissement.  Je  dépouillai  l'uniforme  du  soldat,  et,  vêtu  de 
toile,  je  devins  un  petit  paysan  lâché  dans  les  bois,  mais 
soucieux  de  complaire  au  bon  grand-père,  à  la  bonne  tante. 

Pourtant,  le  goût  d'être  libre,  l'emportement  vers  toutes  les 
nouveautés  de  la  nature  retardèrent  trop  souvent  mon  retour 
vers  la  maison  aux  heures  des  repas.  J'inquiétais  un  peu  mes 
bons  parents,  non  sans  repentir,  —  mais  l'égoïsme  d'un  être 
qui  naît  à  la  vie  est  une  incomparable  puissance  ;  je  voulais 
voir,  marcher,  courir,  boire  l'air  le  plus  longtemps  possible, 
et  mes  expéditions  firent  plus  d'une  fois  trembler  ma  bonne 
tante  Adèle.  Quant  à  grand-père,  dès  que  j'arrivais  : 

—  Tu  ne  t'es  pas  fait  mal,  Martel  r 

—  Non,  grand'père. 

—  Alors,  tout  est  bien,  Dieu  merci. 

Comme  on  peut  le  penser,  je  déchirais  fréquemment  mes 
culottes.  Jamais  je  ne  fus  grondé  pour  ça.  On  les  raccom- 
modait, voilà  tout.  Grand-père  disait  en  riant  : 

—  Les  culottes  sont  faites  pour  protéger  la  peau.  On  ne 
peut  pas  être  un  coureur  des  bois  et  ne  jamais  déchirer  ses 
culottes.  La  blessure  faite  aux  culottes  honore  l'enfant  qui 
les  porte.  Elle  prouve  sa  hardiesse  à  affronter  les  rochers  et 
les  ronces.  C'est  aux  parents  à  trouver  de  la  toile  assez  solide 
pour  lutter  avec  les  épines  et  le  granit.  Ah  !  si  l'on  pouvait  te 
mettre  aux  bons  endroits,  des  pièces  en  fer-blanc  ! 


4a  I<A  PBOSE   DE  JEAN  AICÀRD 

Et  l'on  riait.  Un  jour,  mes  deux  culottes  de  toile  se  trou- 
vèrent déchirées  à  la  fois  :  j'étais  allé  trop  vite  en  besogne. 
Résolu,  pour  toutes  sortes  de  raisons,  à  ne  pas  mettre  mon 
pantalon  d'uniforme,  je  demandai  à  matante  une  de  ses  jupes. 
Ma  tante  était  de  petite  taille  et  son  jupon  était  court  pour 
elle.  Il  me  descendit  jusqu'aux  talons.  Jamais  je  n'ai  vu  rire 
mon  grand-père  de  si  bon  cœur.  Il  était  si  fier  de  son  petit-fils, 
unique  rejeton  mâle  des  Martel,  que  l'idée  seule  de  le  voir 
enjuponné  l'égaya  comme  ayant  en  elle  le  plus  inattendu 
des  contrastes.  Raymond  Martel,  en  jupon  !  à  dix  ans  !  un 
homme  véritable!  un  homme  rare!  c'était  à  mourir  de  rire..  Et 
il  riait,  riait  !...  Je  sortis  ainsi  vêtu,  et  ne  revins  qu'à  l'heure 
du  déjeuner. 

Ah!  oui,  j'étais  bien  heureux  chez  mon  grand-père  Martel. 

Je  le  regardais  travailler  le  bois  ou  le  fer.  Il  m'enseignait 
le  maniement  de  tous  ses  outils,  riant  sans  malice  de  mes  mala- 
dresses, m 'encourageant  quand  il  le  fallait,  ne  me  reprochant 
guère  que  ma  hâte  en  toutes  choses,  «  défaut  d'enfant,  disait- 
il,  défaut  de  sauvage».  Et  il  répétait:  «  les  chênes  ne  vont 
pas  si  vite  !  » 

1  out  en  travaillant,  il  m'expliquait  pour  la  vingtième  fois 
la  solidarité  de  tous  les  métiers  entre  eux. 

—  C'est  comme  une  ronde,  disait-il,  où  chacun  se  donne  la 
main.  Si  une  main  vient  à  lâcher,  tout  s'embarrasse.  Chaque 
homme  est  utile  à  tous  les  autres,  ne  l'oublie  jamais.  Ne 
méprise  jamais  un  autre  homme  à  cause  de  son  métier. 
N'estime  un  homme  que  par  son  caractère  et  ses  mérites. 
Qu'importe  le  titre  ou  la  profession  r 

Je  le  regardais  faire  des  «  canisses  »  c'est-à-dire  des  claies, 
vriller  les  roseaux  dorés,  les  cheviller,  les  assembler  en  ran- 
gées solides,  tout  cela  d'une  main  lente  mais  sûre,  sans  mau- 
vaise hâte.  Il  savourait  le  travail,  il  ne  s'en  débarrassait 
jamais.  —  «  Quand  tu  vas  quelque  part,  fais  de  ta  route  un 
premier  plaisir.  » 

Les  enfants  du  voisinage  arrivaient  par  petite  troupe  de 
cinq  ou  six.  Un  ou  deux,  à  d'autres  moments,  venaient  à  part» 


SOUVENIRS  PERSONNELS  43 

prendre  «  la  leçon  »  de  ma  tante.  Il  y  avait  des  fillettes,  des 
petits  garçons  aux  yeux  noirs  comme  ceux  des  rossignols, 
aux  teints  fauves.  Habitants  de  fermes  isolées  dans  la  colline, 
ils  étaient  très  farouches.  Ils  s'apprivoisèrent  bientôt  avec 
moi.  Quand  ils  partaient,  je  les  accompagnais  au  loin. 

J'allais  parfois  attendre  leur  arrivée,  et  l'on  jouait  en  route. 
Ils  m'apprenaient  bien  des  choses.  L'un  d'eux,  un  jour,  me 
fit  voir  une  caille  posée  dans  un  chaume.  Elle  était  droite, 
toute  droite,  attentive,  dressant  sa  tête  si  mignonne  au 
bout  de  son  cou  allongé.  C'était  la  première  caille  que  je 
voyais  ainsi...  je  la  vois  encore.  C'était  joli,  cette  vie  libre  et 
sauvage,  surprise  par  nos  regards  d'enfants  sauvages  et  libres  I 

J'admirais  la  patience  de  ma  tante  à  faire  répéter  le  caté- 
chisme à  ces  enfants.  Je  comparais  la  leçon  qu'elle  leur  don- 
nait à  celles  que  je  recevais  au  collège.  Je  les  enviais.  Jamais 
ils  n'étaient  punis.  On  les  reprenait  avec  fermeté,  mais  avec 
douceur  et  patience.  Grand-père  se  moquait  un  peu,  genti- 
ment, de  celui  qui  avait  dit  une  trop  grosse  sottise.  Tous 
l'adoraient.  Quand  ils  avaient  bien  répondu,  prouvé  leur 
bonne  volonté,  il  leur  contait  des  histoires,  que  j'ai  entendues 
cent  fois  :  Le  Bonnet  vert,  aventure  d'un  gentilhomme  qui 
ne  pouvait  dormir,  sinon  avec  un  bonnet  de  soie  verte  ;  ou  bien 
la  commère  de  M.  le  curé,  inolïensive  histoire,  mais  un  peu 
grasse  en  certain  passage.  Quand  le  passage  terrible  arrivait, 
tante  Adèle,  levant  les  yeux  au  ciel  et  secouant  la  tête  d'un 
air  d'indulgente  pitié,  sortait  un  moment. 

Le  soir,  on  jouait  aux  dominos.  Je  m'amusais  à  tricher 
grand-père.  Confiant,  il  ne  voyait  rien  ;  puis,  lassé  de  perdre, 
il  lui  arrivait  de  jeter  tout  au  diable,  Alors,  j'avouais  mes 
ruses.  —  «  Petit  gredin  !  »  —  Au  fond,  il  était  enchanté  de 
me  voir  tant  d'esprit. 

Après  la  partie,  on  regardait  les  chats  (il  y  en  avait  cinq  ou 
six)  jouer  à  cache-cache.  L'un  d'eux  choisissait  sa  cachette, 
et  les  autres  le  cherchaient.  J'ai  vu  ce  jeu  bien  souvent.  Il 
était  organisé  à  merveille.  Et  c'était  vraiment  drôle  quand  le 
«  cache-cache  »  devenait  un  «  chat  perché  ». 


44  Lk  PROSE  DE  JEAN  AICARD 

Parfois,  on  sortait  aux  étoiles.  Il  y  avait,  dans  une  petite 
vallée  toute  voisine,  une  sorte  de  «  château  »  abandonné,  et 
devant  le  château  une  avenue  où  poussaient,  au  pied  de  grands 
arbres,  toutes  sortes  de  broussailles. 

Ce  lieu  était  admirable.  Au  bout  de  l'allée,  il  y  avait  un 
spacieux  bassin  où  luisait  un  glacis  d'eau  rêveuse,  aimée  des 
reptiles,  des  reinettes,  et  où  les  oiseaux  du  ciel  venaient  boire 
et  les  étoiles  se  mirer. 

Nous  allions  là.  On  s'asseyait  sur  le  rebord  carré  du  bassin 
de  pierre  et  l'on  écoutait  les  invisibles  flûtes  lointaines  de  la 
nuit  et  du  silence.  C'était  des  harmonies  douces,  tendres,  pro- 
fondes. Je  crois  qu'elles  étaient  en  nous... 


Une  Histoire  d'Amour. 

Un  soir,  à  la  fin  d'août,  chez  grand-père  Martel,  dans  le 
petit  enclos  dont  le  portail  grand  ouvert  nous  laissait  voir  la 
mer  éblouissante  sous  les  rayons  fauves  du  couchant,  au  bruit 
léger  des  pinèdes  voisines  que  la  brise  faisait  vibrer,  tandis 
que  caquetaient  au  loin,  sur  la  crête  de  la  colline  où  elles  se 
retirent  chaque  soir,  les  perdrix  rouges,  mes  amies,  —  grand- 
père  me  regarda.  Tante  Adèle,  assise  près  de  nous,  travail- 
lait à  quelque  humble  raccommodage...  11  regarda  aussi  la 
sainte  fille  qui  avait  sacrifié  sa  dot  à  son  frère,  et  qui  consa- 
crait à  son  père  le  reste  de  sa  vie,  puis  de  nouveau  il  me 
considéra  longtemps. 

Le  jour  finissant  brillait  dans  ses  beaux  cheveux  rares  et 
légers. 

Il  posa  tout  à  coup  à  terre  les  roseaux  qu'il  assemblait 
pour  faire  une  claie,  et  ses  mains  un  peu  tremblantes  m'ap- 
pelèrent. J'allai  à  lui  ;  il  me  serra  sur  sa  poitrine. 

—  Écoute,  Martel,  me  dit-il,  voici  que  tu  as  quinze  ans.  Te 
voilà  un  bel  adolescent  ;  demain  tu  seras  un  jeune  homme.  A 
quinze  ans,  mon  fils,  il  arrive  qu'on  est  amoureux.  Tu  as  fait 
peut-être  des  vers  —  en  latin,  qui  sait  ?  —  aux  brunes  et  aux 


SOUVENIRS  PERSONNELS  \b 

blondes.  L'amour,  —  rappelle  toi  Ésope  —  c'est  comme  la 
langue  :  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  et  ce  qu'il  y  a  de  pire.  Ecoute. 
A  quinze  ans,  mon  fils,  aime-les  toutes,  mais  avec  les  yeux 
seulement  :  il  y  en  a  tant  de  mauvaises  !  Il  faut  se  défendre. 
Choisis  sans  te  presser,  assure-toi  que  tu  aimes  vraiment,  et 
que  celle-là  est  digne  de  toi,  et  puis  épouse-la,  sois  fidèle,  et 
traversez  la  vie,  jusqu'à  la  dernière  heure,  la  main  dans  la 
main. 

Ayant  soupiré  profondément,  il  reprit,  avec  un  sourire 
enfantin  : 

—  Moi,  j'ai  aimé  deux  fois. 

Tante  Adèle  à  son  tour  posa  son  ouvrage.  Pour  sûr,  elle 
connaissait  l'histoire.  Elle  souriait  aussi. 

—  La  première  fois,  dit  grand-père,  c'était  une  marchande 
de  tabac,  mais  si  jolie  ! 

—  La  Graziella  de  Monsieur  de  Lamartine,  dis-je,  était  une 
cigarière,  quoique  le  livre  affirme  qu'elle  polissait  du  corail. 

Je  disais  Monsieur  de  Lamartine  parce  que  mon  grand-père 
ne  parlait  de  Molière  qu'en  disant  :  Monsieur  de  Molière  ! 

—  Ma  marchande  de  tabac,  poursuivit-il,  était  bien  jolie. 
J'avais  dix-sept  ans.  Je  ne  fumais  pas  :  je  ne  ne  pouvais  donc 
voir  la  dame  de  mes  pensées  qu'en  passant  dans  la  rue.  Je 
ne  lui  avais  jamais  parlé,  mais  je  l'appelais  ma  maltresse. 
Elle  l'était  puisque  je  me  sentais  prêt  à  lui  obéir  en  tout. 
Mon  amour  était  grand.  Je  résolus  d'entrer  chez  la  marchande. 
Je  ne  fumais  pas  ?  Eh  bien,  je  me  mettrais  à  fumer.  J'entrai 
donc  et  je  demandai  un  bon  cigare.  Nous  étions  seuls.  J'au- 
rais pu  la  dévorer  des  yeux  à  mon  aise,  mais  j'étais  timide. 
Je  n'étais  pas  entré  chez  elle  sans  beaucoup  d'hésitation  et 
de  peine.  Je  pris  la  boîte  pleine  de  cigares  et  je  ne  regardai 
d'abord  que  les  cigares...  j'en  choisis  un,  bien  lentement.  Je 
regardai  enfin,  l'espace  d'une  seconde,  la  marchande,  en  lui 
demandant  quelle  somme  je  lui  devais.  Elle  me  le  dit  ;  je 
payai,  en  la  regardant  encore  une  fois,  du  coin  de  l'œil.  Elle 
était  certainement,  de  près  comme  de  loin,  la  plus  jolie  du 
monde,  et  je  savais  que  ses  parents  étaient  honnêtes.  Sans 


46  LA  PEOSE  DE  JEAN  AICARD 

me  presser,  j'allumai  mon  cigare  ;  puis,  n'ayant  plus  de  motif 
pour  rester  là,  je  sortis,  bien  fâché  de  la  quitter,  et  plus 
amoureux  que  jamais.  Je  m'en  allai  en  fumant  de  toutes  mes 
forces,  afin  de  m'habituer  au  tabac  et  d'avoir  ainsi  un  bon 
prétexte  pour  aller  voir  souvent  ma  maîtresse...  Je  fumais  de 
mon  mieux  ;  je  m'appliquais  à  tenir  mon  cigare  comme  j'avais 
vu  faire  aux  officiers  ;  je  le  laissais  parfois  entre  mes  dents... 
Il  tirait  mal  ;  je  le  fumai  en  conscience  jusqu'au  bout,  étonné 
de  n'éprouver  aucun  des  malaises  que  l'on  m'avait  annoncés, 
et  enfin  je  rentrai  chez  moi. 

Hélas  !  à  peine  arrivé  dans  ma  chambre,  surpris  sans  doute 
par  la  chaleur  des  appartements,  je  tombai  comme  une  masse 
sur  le  parquet,  étourdi,  assommé,  et,  toute  la  nuit,  je  fus 
malade,  oh  !  mais  très  malade. 

Je  ne  retournai  plus  chez  la  jolie  marchande  de  tabac... 

Ce  n'était  donc  point  là,  mon  fils,  une  amour  assez  grande  ! 
Ce  n'était  pas  celle  qu'il  faut.  Et  tu  vois  comme  on  aurait 
tort  de  s'engager  avec  trop  de  hâte. 

A  quelque  temps  de  là  je  fus  bien  heureux  d'être  libre,  car 
je  fis  la  connaissance  de  ta  bonne  grand'mère  qui  avait  alors 
seize  ans.  Je  l'épousai  un  an  plus  tard,  et  depuis  je  n'ai  aimé 
qu'elle.  Nous  avons  été  heureux  dans  nos  cœurs  et  cela  suffit. 
Tout  le  reste,  auprès,  est  bien  peu  de  chose.  Et  je  serai,  je 
l'espère,  béni  en  toi. 

Grand-père  se  tut.  Tante  Adèle  reprit  son  ouvrage  et  lui 
le  sien  ;  —  mais  ils  durent  le  quitter  peu  d'instants  après, 
car  la  nuit  tombait  et,  dans  le  grand  cadre  du  portail,  on 
voyait  la  mer,  tout  là-bas,  de  jaune  d'or  devenir  sombre... 


II 


CONTES 


Mensonge  de  Chien^ 


I 


J'avais  en  lui  une  confiance  aveugle  depuis  longtemps.  Nous 
nous  aimions.  C'était  un  chien  mouton.  Il  était  blanc,  avec 
une  calotte  brune.  Je  l'avais  appelé  Pierrot. 

Pierrot  grimpait  aux  arbres,  aux  échelles!  Fils  de  bateleur, 
peut-être,  il  exécutait  des  tours  de  force  ou  d'adresse  inat- 
tendus. Il  était  amoureux  d'une  boule  de  bois  grosse  comme 
une  bille  de  billard  ;  il  nous  l'avait  apportée  un  jour,  et,  assis 
sur  son  derrière,  il  avait  dit  :  «  Lance-la-moi  bien  loin,  dans 
la  broussaille...  Je  la  retrouverai,  tu  verras  !»  On  le  fit. 
Il  réussit  à  merveille  dans  son  projet.  Il  devint  alors  très 
ennuyeux  ;  il  disait  toujours  :  t  Jouons  à  la  boule  !  » 

Il  entrait  dans  le  cabinet  de  travail  de  son  maître,  brusque- 
ment, quand  il  pouvait,  avec  sa  boule  entre  les  dents,  se 
mettait  debout,  les  pattes  de  devant  sur  la  table,  au  milieu 
des  paperasses,  des  lettres  précieuses,  des  livres  ouverts  : 
«  Voilà  la  boule...  Jette-la  par  la  fenêtre,  j'irai  la  chercher. 
Ça  sera  très  amusant,  tu  verras,  bien  plus  amusant  que  tes 
papiers,  tes  romans,  tes  drames  et  tes  journaux  !...  » 

On  lançait  la  boule  par  la  fenêtre...  Il  sortait...  Mais  non, 

1 .  Extrait  de  L'été  à  l'ombre,  recueil  de  nouvelles. 


48  LA   PROSE   DE  JEAN   AICÀRD 

on  l'avait  trompé,  le  bon  Pierrot  !  Et  à  peine  était-il  dehors, 
que  la  boule  prenait  place  sur  la  table,  en  serre-papier.  Pierrot, 
au  dehors,  cherchait,  cherchait...  Puis,  revenant  sous  les 
fenêtres  :  «  Eh  !  là-haut  !  l'homme  aux  papiers  !  Ouah  ! 
ouah  !  Voilà  qui  est  un  peu  fort  !  Je  ne  trouve  rien  I  C'est  donc 
qu'elle  n'y  est  pas...  Si  un  passant  ne  l'a  pas  prise,  alors, 
pour  sûr,  tu  l'as  gardée  !  » 

II  remontait,  fouillait  du  nez  dans  les  poches,  sous  les  meu- 
bles, dans  les  tiroirs  entr'ouverts,  puis  tout  à  coup,  de  l'air 
d'un  homme  qui  se  frappe  le  front,  il  vous  lorgnait  :  «  Je  parie 
qu'elle  est  sur  la  table!...  »  On  se  gardait  bien  de  parier, 
puisqu'elle  était,  en  effet,  sur  la  table...  D'un  coup  d'oeil  intel- 
ligent, il  avait  suivi  votre  regard...  II  apercevait  sa  boule... 
Pour  la  cacher  encore,  on  l'enlevait  d'une  main  brusque... 
et  alors,  oh  !  alors,  bonsoir  le  travail  !  C'étaient  des  parties 
de  gaieté  extravagantes  !  Il  sautait  après  la  boule,  voulait 
l'avoir  à  tout  prix,  suivait  vos  moindres  mouvements,  ne 
vous  quittait  plus,  toujours  riant  de  la  queue... 

Avec  cela,  bon  gardien.  C'est  ce  qu'il  faut  à  la  campagne. 

Il  me  faisait  souvent  penser  à  ces  hommes  métamorphosés 
en  chiens,  comme  on  en  voit  dans  les  contes  de  fée.  L'œil 
était  d'une  humanité  tendre,  profonde,  implorante,  et  disait  : 
«  Que  veux-tu  >  Je  ne  suis  que  ça  :  une  bête  à  quatre  pattes, 
mais  mon  cœur  est  un  cœur  humain,  meilleur  même  que  celui 
de  la  plupart  des  hommes.  Le  malheur  m'a  appris  tant  de 
choses  !  j'ai  tant  souffert  !  je  souffre  tant  encore  aujourd'hui, 
de  ne  pouvoir  t'exprimer,  avec  des  paroles  semblables  aux 
tiennes,  ma  fidélité,  mon  dévouement  !...  Oui,  je  suis  à  toi,  je 
t'aime...  comme  un  chien  !  Je  mourrais  pour  toi  s'il  le  fallait... 
Ce  qui  t'appartient  m'est  sacré...  Que  quelqu'un  vienne  y 
toucher  et  l'on  verra  !  » 

II 

Or,  nous  nous  brouillâmes  un  jour.  Ce  fut  un  gros  chagrin. 
Les  gens  qui  croient  au  chien  aveuglément  me  comprendront. 
Voici  ce  qui  arriva  : 


CONTES  4g 

La  cuisinière  avait  tué  deux  pigeons. 

—  Je  les  mettrai  aux  petits  pois,  s  était-elle  dit. 

Elle  alla  dans  une  pièce  voisine  chercher  une  corbeille  où 
jeter  les  plumes  de  ses  pigeons  à  mesure  qu'elle  les  plumerait. 

Quand  elle  revint  dans  sa  cuisine,  elle  poussa  un  grand  cri. 
Un  de  ses  deux  pigeons  s'était  envolé  !  Elle  ne  s'était  absentée 
pourtant  que  quelques  secondes.  Un  mendiant  sans  doute 
était  passé  par  là,  avait  fait  main-basse  sur  l'oiseau  par  la 
fenêtre  ouverte.  Elle  sortit  pour  chercher  le  mendiant  imagi- 
naire. Personne.  Alors,  machinalement,  elle  songea  :  «  Le 
chien  !  .  Et  aussitôt,  saisie  de  remords  :  .  Quelle  horreur, 
soupçonner  Pierrot  !  Jamais  il  n'a  rien  volé  !  Il  garderait,  au 
contraire,  un  gigot  tout  un  jour  sans  y  toucher,  même  ayant 
faim  !...  Du  reste,  il  est  là.  Pierrot,  dans  la  cuisine,  assis  sur 
son  derrière,  —  l'œil  à  demi-fermé,  bâillant  de  temps  à  autre  ; 
il  s'occupe  bien  de  mes  pigeons  !  > 

Pierrot  était  là,  en  effet,  somnolent,  avec  un  grand  air 
d'indifférence!  Je  fus  appelé... 

«  Pierrot  >  »  Il  souleva  vers  moi  sa  paupière  appesantie. 
«  Eh!  que  veux-tu,  mon  maître?  J'étais  si  bien  !  Tiens,  je 
pensais...  à  la  boule!  » 

—  A  la  boule  ?...  je  suis  de  votre  avis,  Catherine  ;  le  chien 
n'a  pu  voler  le  pigeon.  S'il  l'avait  volé,  d'abord,  il  serait  en 
i  train  de  le  plumer,  au  fond  de  quelque  fossé,  pour  sûr. 

—  Regardez-le,  pourtant,  monsieur...  Ce  chien-là  n'a  pas 
l'air  chrétien. 

—  Vous  dites? 

—  Je  dis  que  Pierrot,  en  ce  moment,  n'a  pas  l'air  franc. 

—  Regarde-moi,  Pierrot. 

Très  vite,  la  tête  un  peu  basse,  il  grommela  : 

—  Est-ce  que  je  serais  ici,  bien  tranquille,  si  j'avais  volé 
un  pigeon?  Je  serais  en  train  de  le  plumer! 

Il  me  servait  mon  argument.  Ceci  me  parut  louche. 

—  Regarde-  moi  dans  les  yeux,  comme  ça... 
A  n'en  pas  douter,  il  feignait  l'indifférence! 

—  Ah  !  mon  Dieu,  Catherine,  c'est  lui  !  j'en  suis  sûr!  c'est  lui  ! 

S 


5o  LA  PROSE  DE  JEAN  AICARD 

Ce  que  j'avais  vu  dans  les  yeux  du  chien  était  pénible, 
affreusement  pénible  à  mon  cœur.  Je  vous  jure,  lecteur,  que 
je  suis  sérieux...  J'y  avais  vu,  distinctement,  un  mensonge 
HUMAIN.  C'était  très  compliqué!...  Il  voulait  mettre  une 
fausse  apparence  de  sincérité  dans  son  regard,  et  il  n'y 
parvenait  point,  puisque  cela  est  impossible  même  à  l'homme. 
Ce  miracle  du  Malin  n'est,  dit-on,  possible  qu'à  la  femme,  et 
encore  ! 

Lui,  s'épuisait  en  efforts  vains.  Sa  volonté  profonde  de 
mentir  était,  dans  ses  yeux,  en  lutte  avec  la  faible  apparence 
de  sincérité  qu'il  parvenait  à  créer;  mais  ce  mensonge  inachevé 
était  plus  tristement  révélateur  qu'un  aveu  ! 

Je  voulus  en  avoir  le  cœur  net,  avoir  la  preuve. 

III 

A  trompeur,  trompeur  et  demi. 

—  Tiens,  lui  dis-je,  je  te  donne  ça!... 

Je  lui  offrais  le  pigeon  dépareillé...  II  me  regarda,  songeant  : 
«  Hum!  ça  n'est  pas  possible!  Toi,  tu  me  soupçonnes,  et  tu 
veux  savoir)  Pourquoi  me  donnerais-tu  un  pigeon  aujour- 
d'hui }  Ça  ne  t'est  jamais  arrivé  !  » 

Il  le  souleva  dans  sa  gueule,  et  doucement,  tout  de  suite: 
le  remit  à  terre. 

Il  ajouta  :  «  Je  ne  suis  pas  une  bête  1  » 

—  Enfin,  il  est  à  toi  !...  Puisque  je  te  le  dis  !...  Je  pense 
que  tu  aimes  les  pigeons)...  Eh  bien  !  en  voilà  un!  Du  reste 
j'en  avais  deux  :  il  m'en  fallait  deux  !...  Je  ne  sais  que  fairt 
d'un  seul...  je  te  répète  qu'il  est  à  toi,  celui-ci... 

Je  le  flattai  de  la  main,  en  songeant  :  '■ 

«  Canaille  !  voleur  tu  m'as  trahi  comme  si  tu  n'étais  qu'ur 

homme  !  Tu  es  un  chien  perfide  !  Tu  as  menti  à  toute  une  exis 

teuce  de  loyauté,  gredin  !  » 
A  haute  voix,  j'ajoutai  : 

—  Oh  I  le  bon  chien  !  le  brave  chien  !  l'honnête  chien  !  Oh 
qu'il  est  beau  ! 

Il  se  décida,  prit  le  pigeon  entre  les  dents,  se  leva,  et  s'ei 


CONTES  5l 

alla,  lentement,  non  sans  tourner  de  mon  côté  la  tête  plusieurs 
Fois,  pour  voir  ma  pensée  véritable. 

Dès  qu'il  fut  dehors,  sur  la  terrasse,  je  fermai  la  porte  à 
:laire-voie,  et  je  demeurai  à  l'épier, 

11  fit  quelques  pas,  comme  résolu  à  aller  dévorer  sa  proie  plus 
loin,  puis  s'arrêta  de  nouveau,  posa  encore  son  pigeon  à  terre 
ît  réfléchit  longtemps.  Plusieurs  fois  il  regarda  la  porte  avec 
son  œil  faux.  Puis  il  renonça  à  chercher  une  explication 
satisfaisante,  se  contenta  du  fait,  ramassa  sa  proie  et  s'éloi- 
gna... Et  à  mesure  qu'il  s'éloignait,  la  queue  timide,  hésitante 
dans  ses  attitudes  depuis  notre  conversation,  devenait 
sincère  :  «  Bah  !  attrapons  toujours  ça  !  Personne  ne  me 
egarder  Vive  la  joie!  Qui  vivra,  verra  !  » 

Je  le  suivis  de  loin  et  je  le  surpris  en  train  de  creuser  dans 
a  terre  un  trou  avec  ses  deux  pattes,  très  actives.  Le  pigeon 
jue  je  lui  avais  offert  traîtreusement,  était  à  côté  de  la  fosse... 
Je  grattai  la  terre  moi-même,  tout  au  fond...  Le  premier 
Digeon  était  là,  volé  !  habilement  caché  ! 

J'étais  navré.  xMon  ami  Pierrot,  revenu  aux  instincts  de  ses 
congénères,  les  renards  et  les  loups,  enterrait  ses  provisions. 
Vlais,  animal  domestique,  il  avait  appris  à  mentir! 

Je  fis,  sous  les  yeux  du  menteur,  un  paquet  des  grosses 
îlumes  de  mes  deux  pigeons,  et  je  déposai  ce  plumeau  sur 
na  table  de  travail. 

Et  quand  Pierrot  m'apportait  la  boule,  en  disant  d'un  air 
légagé  :  «  Eh  bien  !  voyons,  ne  pense  plus  à  ça,  jouons  !  » 
'élevais  le  petit  balai  de  plumes...  et  Pierrot  baissait  la  tête... 
a  queue  se  rabattait  honteuse,  se  collait  à  son  pauvre  ventre 
"rémissant...  La  boule  lui  tombait  des  dents!  «  Mon  Dieul 
non  Dieu  !  tu  ne  me  pardonneras  donc  jamais  !  » 

-  Tu  ne  m'aimais  pas,  lui  dis-je  un  matin,  non,  tu  ne 
n'aimais  pas,  puisque  tu  m'as  trompé,  et  si  savamment! 

Je  ne  sais  qui  me  répondit,  avec  bonne  humeur  :  «  Mais 
»i,  mais  si,  mon  cher,  il  vous  aimait  !  et  il  vous  aime  encore 
incèrement...  mais  que  voulez-vous?  il  aimait  aussi  le 
3igeon  !...  Il  est  bien  assez  puni,  maintenant,  allez  !  » 


5a  LA  PROBE  DE  JEAN   AICARD 


IV 

Je  saisis  le  petit  balai  de  plumes,  et  pourtant  Pierrot  n'eut 
pas  peur.  —  «  Tu  le  vois,  lui  dis-je,  pour  la  dernière  fois. 
Périsse  le  souvenir  de  ta  faute  !  »  Je  jetai  l'objet  dans  le  feu. 
Pierrot,  gravement  assis,  le  regarda  brûler...  puis,  sans  éclat 
de  joie,  sans  sauts  ni  bonds,  noblement,  simplement,  il  vint 
m'embrasser...  Quelque  chose  d'infiniment  doux  gonfla  mon 
cœur.  C'était  le  bonheur  de  pardonner. 

Et,  tout  bas,  mon  chien  me  disait  :  «  Je  le  connais,  ce  bon- 
heur-là... Que  de  choses  je  te  pardonne,  moi,  sans  que  tu  le 
saches  I  » 


CONTES  53 

Le  Vase  d'Argile*. 

I 

Jean  avait,  de  son  père,  hérité  un  petit  enclos  au  bord  de 
la  mer.  Autour  de  l'enclos,  bourdonnaient  les  ramures  des  pins 
qui  répondaient  aux  bruissements  des  vagues.  Au  pied  des 
pins,  le  sol  était  rouge,  et  l'ombre  pourpre  de  la  terre,  tom- 
bant dans  le  bleu  des  vagues  du  golfe,  les  rendait  violettes 
£t  tristes,  le  soir  surtout,  aux  heures  de  rêverie. 

Il  y  avait,  dans  l'enclos,  des  roses  et  des  fraises.  Les  belles 
filles  du  voisinage  venaient  chez  Jean  acheter  de  ces  fruits  et 
de  ces  fleurs,  comparables  à  leurs  joues.  Roses,  lèvres  et 
fraises,  ayant  même  jeunesse,  avaient  la  même  beauté. 

Jean  vivait  heureux,  devant  la  mer,  au  pied  des  collines, 
sous  un  olivier  planté  devant  sa  porte,  et  qui,  en  toute  saison, 
faisait  flotter  sur  son  mur  blanc  une  dentelle  d'ombre  bleuâtre. 

Auprès  de  l'olivier,  il  y  avait  un  puits.  L'eau  en  était  si 
fraîche  et  si  pure  que  les  filles  du  voisinage,  aux  joues  de 
rose,  aux  lèvres  de  fraise,  y  venaient,  matin  et  soir,  avec  leurs 
cruches.  Sur  leur  tête  couronnée  d'un  coussinet,  elles  por- 
taient, en  les  soutenant  de  leurs  beaux  bras  nus,  relevés  en 
anses  vivantes,  les  cruches,  sveltes  et  rebondies  comme  elles. 

Jean  regardait  toutes  ces  choses  et  il  admirait  et  bénissait 
la  vie.  Comme  il  n'avait  pas  vingt  ans,  il  aima  d'amour  une 
des  belles  filles  qui  puisaient  de  l'eau  à  son  puits,  qui  man- 
geaient ses  fraises  et  qui  respiraient  ses  roses. 

Il  dit  à  cette  jeune  fille  qu'elle  était  pure  et  fraîche  comme 
l'eau,  savoureuse  comme  la  fraise  et  suave  à  respirer  comme 
la  rose.  Alors,  la  jeune  fille  sourit. 

Il  lui  répéta  la  même  chanson  et  elle  fit  la  moue. 

Il  lui  répéta  son  même  refrain  ;  et  elle  épousa  un  matelot 
qui  l'emmena  sur  la  mer  lointaine. 

(I)  Extrait  de  \Eté  à  l'Ombre, 


54  LA  PROSE  DE  JEAN   AICARD 

Jean  pleura  beaucoup,  mais  il  admirait  toujours  et  il  bénis- 
sait la  vie.  Jean  pensait  quelquefois  que  la  frag-ilité  de  ce  qu 
est  beau,  la  brièveté  de  ce  qui  est  bon,  donne  du  prix  à  h 
bonté  et  à  la  beauté  des  choses. 


II 

Un  jour,  il  s'avisa  que,  sous  la  croûte  végétale,  la  tern 
roug-e  de  son  champ  était  d'excellente  argile.  Il  en  prit  ui 
peu  dans  sa  main,  la  mouilla  de  l'eau  de  son  puits  et  façonm 
un  vase  naïf  en  songeant  aux  belles  filles  qui  ressemblent  i 
des  amphores  sveltes  à  la  fois  et  rebondies. 

La  terre  de  son  champ  était,  en  effet,  d'excellente  argile.  I 
se  fabriqua  une  roue  de  potier  ;  il  construisit  de  ses  propre; 
mains,  avec  son  argile,  un  four  qu'il  adossa  à  la  muraille  d( 
sa  maison,  et  il  se  mit  à  fabriquer  de  petits  pots  à  mettre  des 
fraises. 

Il  devint  habile  à  cette  besogne,  et  tous  les  jardiniers  dei 
environs  venaient  chez  lui  s'approvisionner  de  ces  pots  légers 
poreux,  d'un  beau  rouge,  rebondis  et  sveltes,  où  la  frais( 
s'entasse  sans  s'écraser  et  dort  à  l'abri  d'une  feuille  verte.. 

La  feuille,  le  pot,  les  fraises,  forme  et  couleur,  cela  enchan 
tait  le  monde,  et  les  acheteuses,  au  marché  de  la  ville,  m 
voulaient  plus  de  fraises  que  vendues  dans  les  pots,  svelte: 
et  rebondis,  de  Jean  le  potier. 

Et  plus  que  jamais  les  belles  filles  visitèrent  l'enclos  d( 
Jean.  Elles  apportaient  maintenant  des  paniers  de  roseauj 
tressés,  des  «  canestelles  »  où  s'empilaient  les  pots  vides 
rouges  et  frais.  Mais  Jean  savait  maintenant  regarder  les  fiUej 
sans  les  désirer.  Son  cœur  était,  pour  toujours,  sur  la  mei 
lointaine. 

Cependant,  à  mesure  que  se  creusait  et  s'élargissait,  dam 
son  enclos,  la  fosse  où  il  prenait  son  argile,  il  vit  que  ses  pot! 
à  enfermer  des  fraises  se  coloraient  diversement,  teintés  par 
fois  de  rose,  parfois  de  bleu  ou  de  violet,  parfois  de  noir  oi 
de  vert.  Et  ces  nuances  de  la  terre  lui  rappelaient  les  plus 


CONTES  55 

belles  choses  qui  eussent  réjoui  ses  yeux,  plantes,  fleurs,  mer 
et  ciel.  Il  se  mit  alors  à  choisir,  pour  faire  ses  vases,  les 
nuances  de  la  terre,  qu'il  mariait  délicatement.  Et  ces  couleurs, 
produites  par  des  siècles  d'ombres  et  de  jours  alternés,  lui 
obéissaient,  modifiées  à  son  g-ré  en  une  seconde. 

Sur  la  roue,  qui  tournait  comme  un  soleil,  à  l'ordre  de  son 
pied  agile,  c'est  par  centaines  qu'il  modelait  chaque  jour  ses 
pots  à  fraises.  La  masse  d'argile  informe,  tournoyante  au 
centre  du  disque,  sous  le  toucher  du  doigt,  s'élevait  brus- 
quement comme  une  corolle  de  lis,  s'allongeait,  s'écrasait  au 
gré  du  potier,  s'enflait  ou  se  rétrécissait,  vivante.  Le  potier 
créateur  animait  la  terre. 

III 

Et  comme  il  songeait  toujours  aux  choses  qu'il  avait  le  plus 
admirées,  sa  pensée,  son  souvenir,  son  impondérable  volonté 
descendait  de  son  front  dans  ses  doigts  où,  sans  qu'il  sût  com- 
ment, il  communiquait  à  l'argile  le  principe  de  la  vie  mysté- 
rieuse, que  le  plus  savant  ne  définit  pas.  Et  les  humbles 
ouvrages  de  Jean  le  potier  avaient  des  grâces  surprenantes. 
Dans  telle  courbe,  dans  tel  coloris,  il  mettait  un  souvenir  de 
jeune  sein  palpitant  ou  de  fleur  épanouie,  ou  même  de  couleur 
du  temps,  et  de  peine  ou  de  joie. 

Aux  heures  de  repos,  il  marchait,  les  yeux  fixés  à  terre, 
étudiant  les  variations  de  ton  du  terrain  sur  les  falaises,  dans 
les  plaines,  au  flanc  des  collines. 

Et  le  désir  lui  vint  de  modeler  un  vase  unique,  un  vase  mer- 
veilleux, et  par  lequel  vivrait,  pour  l'éternité,  quelque  chose 
de  toutes  les  beautés  fragiles  que  ses  yeux  avaient  vues, 
quelque  chose  même  de  toutes  les  joies  brèves  que  son  cœur 
avait  éprouvées,  et  même  un  peu  de  sa  douleur  divine 
d'espérance,  de  regret  et  d'amour. 

C'était  alors  un  homme  dans  toute  la  force  de  l'âge.  Et, 
cependant,  pour  mieux  méditer  sur  son  désir,  il  renonça  au 
travail  bien  rémunéré,  qui  lui  avait  permis,  il  est  vrai,  de 


56  LA  PROSE  DE  JEAN   AICARD 

mettre  de  côté  un  petit  trésor.  Sa  roue  ne  tournait  plus,  comme 
autrefois,  du  matin  au  soir.  Il  laissa  d'autres  potiers  fabriquer 
des  pots  à  fraises  par  milliers.  Les  marchands  désapprirent  le 
chemin  de  l'enclos  de  Jean.  Les  jeunes  filles  y  vinrent  tou- 
jours, par  bonheur,  à  cause  de  l'eau  fraîche,  des  roses  et  des 
fraises,  mais  les  fraisiers,  mal  cultivés,  périrent  ;  les  rosiers 
se  firent  sauvag-es  et  s'en  allèrent,  par-dessus  les  murs  de 
l'enclos,  offrir  aux  passants  du  chemin  leurs  roses  poudreuses. 
Seule,  l'eau  du  puits  demeura  fraîche  et  abondante,  et  cela 
suffit  à  attirer  autour  de  Jean  l'éternelle  jeunesse,  l'éternelle 
gaieté. 

Seulement  la  jeunesse,  pour  Jean,  devint  moqueuse  ; 
moqueuse  pour  lui  devint  la  gaieté. 

—  Eh  !  maître  Jean  !  ton  four  ne  va  plus  >  Ta  roue,  maître 
Jean,  ne  tourne  plus  guère  ?  Quand  le  verra-t-on,  ton  pot  mer- 
veilleux qui  sera  beau  comme  tout  ce  qui  est  beau,  épanoui 
comme  la  rose,  grenu  comme  la  fraise,  et  parlant,  s'il  faut 
t'en  croire,  comme  les  lèvres  ? 

IV 

Or,  Jean  a  vieilli,  Jean  est  vieux.  Il  est  assis  sur  son  banc  de 
pierre,  à  côté  de  son  puits,  à  côté  de  son  four  de  potier,  sous 
l'ombre  en  dentelle  de  son  olivier,  devant  son  enclos  vide  dont 
tout  le  terrain  est  de  bonne  argile,  mais  ne  produit  plus  ni 
fraises  ni  roses. 

Jean  disait  autrefois  :  «  Il  y  a  trois  choses  :  les  roses,  les 
fraises,  les  lèvres.  »  Toutes  les  trois  l'ont  délaissé.  Les  lèvres 
des  jeunes  filles  et  même  celles  des  enfants  sont  pour  lui 
devenues  moqueuses  : 

—  Eh  !  père  Jean  !  tu  vis  donc  comme  les  cigales  >  jamais 
on  ne  te  voit  manger,  père  Jean?...  Le  père  Jean  vit  d'eau 
fraîche  !...  Qui  devient  vieux  devient  enfant!  Qu'y  mettras- 
tu,  dans  ton  beau  vase,  si  jamais  tu  le  fabriques,  vieux  fou  > 
il  ne  gardera  pas  même  une  goutte  de  l'eau  de  ton  puits  ! 
Va-t'en  peindre  des  cages,  vieille  bête,  et  fabriquer   des 


CONTES  57 

g:arg-oulettes  !  Les  garg-oulettes  retiennent  l'eau  comme  une 
cage  retient  le  vent  ! 

Jean  secoue  la  tête  en  silence  et,  à  toutes  ces  railleries,  il 
répond  par  un  bon  sourire...  Il  respecte  les  bêtes  et  partage 
avec  des  pauvres  son  pain  sec.  C'est  vrai  qu'il  ne  mange 
plus  guère,  mais  il  n'en  souffre  nullement.  Il  est  tout  amai- 
gri, mais  sa  chair  n'en  est  que  plus  saine.  Sous  l'arcade  de 
ses  sourcils  son  œil  veille,  attentif  au  monde,  avec  des  clartés 
de  source  où  se  mire  le  jour. 


Et  Jean,  un  beau  matin,  sur  sa  roue  qui  tourne  au  choc 
rythmé  de  son  pied,  se  met  à  modeler  un  vase,  le  vase  qu'il  a 
longtemps  vu  en  rêve.  La  roue  horizontale  tourne  comme  un 
soleil,  au  battement  rythmé  de  son  pied.  La  roue  tourne.  Le 
vase  d'argile  s'élève,  s'abaisse,  se  renfle,  s'écrase  en  masse 
informe,  pour  renaître  de  lui-même  sous  la  main  de  Jean. 
Enfin,  d'un  seul  jet,  il  jaillit  comme  une  fleur  soudaine  d'une 
invisible  tige.  Il  s'épanouit  triomphal.  Et  le  vieillard,  dans 
ses  mains  tremblantes,  l'emporte  vers  le  four  bien  préparé  où 
le  Feu  doit,  à  la  beauté  de  la  Forme,  ajouter  la  beauté, 
fuyante  et  décisive,  de  la  Couleur. 

Toute  la  nuit,  Jean,  dans  le  four  bien  chauffé  a  entretenu 
et  mesuré  la  flamme,  ouvrière  des  tons  nuancés. 

A  l'aube,  l'œuvre  doit  être  achevé. 

Et  le  potier,  vieux  et  mourant,  dans  son  enclos  désolé, 
élève  vers  la  lumière  du  jour  naissant  la  Forme  légère,  née 
de  lui,  en  laquelle  il  veut  retrouver  le  rêve  unifié  de  sa  longue 
vie.  Dans  la  forme  et  la  couleur  du  vase  fragile,  il  a  voulu  fixer, 
pour  toujours,  la  couleur  et  la  forme  éphémères  des  plus 
belles  choses...  O  Dieu  du  jour!  le  miracle  est  accompli!  Le 
soleil  éclaire  des  courbes  rebondies  et  sveltes,  des  colorations 
infiniment  nuancées  et  fondues  avec  unité,  qui  font  revenir, 
dans  l'àme  du  vieillard,  par  le  chemin  des  yeux,  les  joies  et 
les  douleurs  savoureuses  que  donnent  aux  jeunes  hommes 

3. 


58  LA  PROSE  DE  JEAN  AICARD 

les  jeunes  filles  pareilles  à  des  roses  mousseuses,  les  lèvres 
semblables  à  des  fraises,  les  bras  arrondis  en  anses  de 
porteuses  d'amphore,  les  seins  palpitants  des  petites  fiancées, 
et  les  ciels  d'aurore  et  les  mers  violettes  et  tristes  au  soleil 
couchant...  O  miracle  de  l'art  où  la  vie  se  résume,  pour 
éterniser  la  joie  ! 

L'humble  artiste  élève,  vers  la  lumière  du  jour  naissant, 
son  chef-d'œuvre  fragile,  fleur  de  son  âme  naïve. 

Il  l'élève  dans  ses  mains  tremblantes  comme  pour  l'offrir  à 
des  dieux  inconnus  qui  firent  la  beauté  première.  Mais  voilà 
que  ses  mains  trop  tremblantes,  l'ont  laissé  échapper  tout 
à  coup,  comme  son  corps  vacillant  laisse  échapper  son  âme  et 
le  rêve  du  potier,  tombé  avec  lui  à  terre,  se  brise  et  s'éparpille 
en  miettes. 

Où  est-elle  maintenant  la  forme  du  vase,  telle  que  l'a 
éclairée  un  instant  l'aurore  nouvelle,  telle  que  seul  l'ont  vue 
et  le  soleil  et  l'humble  artiste> 

Sûrement,  elle  est  quelque  part  la  forme  heureuse  et  pure 
du  divin  Rêve  un  instant  réalisé. 


CONTES  59 


Toute  une  Vie*. 

I 

Du  plus  loin  qu'il  me  souvienne,  je  l'ai  toujours  vu  à  son 
échoppe,  au  coin  de  la  place  de  mon  village,  le  savetier 
Martin  ;  je  l'ai  toujours  vu  là,  un  soulier  solidement  pris 
entre  ses  genoux,  rapprochant  ses  deux  poings  énergiquement 
fermés,  écartant  les  coudes  et  tirant  l'alêne  avec  la  régularité 
du  gros  balancier  de  cuivre  qui,  derrière  lui,  dans  l'hor- 
loge à  gaîne,  fait  tac,  tac,  et  lui  raconte  l'éternelle  monotonie 
des  choses. 

II 

Tac,  tac,  de  gauche  à  droite,  le  balancier  va,  les  coudes 
s'écartent,  les  poings  se  rapprochent.  Pan,  pan  !  le  marteau 
tape  ;  la  besogne  avance  et  ne  finit  jamais.  Après  un  soulier, 
un  autre.  Les  hommes  marchent,  les  souliers  s'usent.  Pan, 
pan  !  de  bas  en  haut  ;  tac,  tac,  de  droite  à  gauche  !...  Toute 
la  vie,  Martin,  tu  tireras  l'alêne  et  tu  frapperas  du  marteau, 
assis  sur  ta  chaise  basse,  dans  ta  boutique  étroite,  dans  uk 
coin  de  la  place  de  mon  village,  devant  l'église  d'où  sortent, 
tous  les  dimanches,  des  chants  monotones  comme  l'étemitc 
dont  ils  parlent,  comme  l'enfer  et  le  paradis,  comme  notre 
vie  mortelle  qui  va,  tac,  tac,  de  droite  à  gauche,  de  la  crainte 
à  l'espérance,  toujours,  toujours  ! 

III 

Les  arbres  de  la  place  sont  verts  au  printemps  et  l'été  ;  en 
automne,  leurs  feuilles  tombent;  l'hiver,  les  arbres  sont 
dépouillés.  Tac,  tac,  toute  ta  vie,  Martin,  tu  tireras  l'alêne, 

I .  Extrait  de  VÈté  à  l'ombre 


6o  LA   PROSE  DE  JEAN  AICARD 

tu  frapperas  du  marteau  ;  les  souliers  s'usent,  les  hommes 
marchent.  La  besogne,  qui  toujours  avance,  n'est  jamais  finie. 

En  été  naissent  les  cigales  ;  il  y  en  a  par  milliers  dans  les 
hautes  branches  des  platanes,  dans  les  hautes  branches  qui 
doucement  remuent,  de  droite  à  gauche,  toujours. 

Sur  le  tronc  des  arbres  et  par  terre,  l'ombre  est  criblée  de 
petits  ronds  lumineux  qui  bougent,  de  gauche  à  droite,  du 
nord  au  sud,  de  l'est  à  l'ouest,  selon  le  vent,  toujours,  tou- 
jours ;  et  les  cigales  de  l'été  bruissent,  prolongeant  les  sac- 
cades de  leur  chant  qui,  toujours  le  même,  s'élève  et  descend 
comme  s'il  s'éloignait  après  s'être  rapproché.  La  besogne 
n'est  jamais  finie. 

L'août  s'en  va,  emportant  les  cigales.  L'eau  des  collines 
descend  dans  la  plaine  inondée.  Les  grenouilles  par  myriades, 
autour  du  village,  font  une  clameur  soutenue,  immense,  un 
tapage  si  régulier  qu'on  dort  au  milieu  par  l'habitude,  sans 
plus  l'entendre,  et  que,  s'il  venait  à  se  taire,  on  se  réveillerait 
brusquement,  cherchant  ce  qui  se  passe  d'insolite,  car  on 
s'accoutume  à  tout.  Voyez  le  père  Martin  qui,  toute  la  vie, 
frappe  du  marteau  et  tire  l'alêne,  toujours,  toujours. 

IV 

Il  y  a,  sur  la  place,  une  fontaine. 

Du  milieu  d'un  bassin  rond  s'élève  une  colonnette  qui  porte 
une  vasque  d'où  l'eau,  par  quatre  becs,  tombe,  tombe  dans  l'eau 
du  bassin,  sans  cesse,  avec  un  bruit  gai,  mais  toujours  gai, 
sans  variation,  sans  changement,  gai  d'une  gaieté  sans  âme, 
que  rien  n'émeut  ;  si  monotone  dans  sa  gaieté  qu'on  s'attriste 
à  songer  que  rien  ne  peut  le  faire  changer,  que  rien  ne  peut 
émouvoir  aucune  chose,  ni  le  départ  des  morts  qui,  sous  le 
drap  noir,  traversent  la  place  de  mon  village  pour  aller  au 
cimetière,  ni  l'arrivée  des  nouveau-nés  qu'on  va  baptiser  à 
l'église. 

C'est  une  horloge  aussi,  la  fontaine  aux  quatre  becs  ;  elle 
semble  indiquer  les  quatre  saisons  ;  elle  désigne  le  nord,  le 


CONTES  6i 

midi,  le  couchant  et  le  levant.  Elle  bruit  sans  fin,  comme 
bruissent  les  feuilles,  comme  les  grenouilles  et  les  cig-ales, 
comme  les  chants  de  l'église,  comme  le  balancier,  comme  le 
marteau  du  père  Martin...  Pan,  pan  !  Les  souliers  s'usent,  les 
hommes  marchent.  La  besogne,  qui  toujours  avance,  n'est 
jamais  finie. 


Le  père  Martin  a  une  femme,  une  femme  de  bon  conseil, 
une  brave  femme  qui  économise.  Le  père  Martin,  le  dimanche 
même,  travaille,  sans  souci  du  curé  :  «  Si  je  ne  travaillais 
pas,  monsieur  le  curé,  je  me  griserais  peut-être  le  dimanche  !  » 
On  ne  l'a  jamais  vu  gris,  le  père  Martin.  Il  boit  de  l'eau.  Il 
économise,  toujours  ;  et  sa  femme,  qui  l'aime,  est  contente. 
Elle  ne  l'a  jamais  vu  gris. 


VI 

A  quoi  rêve  le  père  Martin,  tout  en  tirant  lalène,  tout  en 
frappant  du  marteau  >  C'est  une  chose  étrange  :  il  veut  quitter 
l'échoppe.  Il  songe  à  la  quitter. 

De  la  place,  les  passants  qui  le  regardent  trouvent  l'échoppe 
jolie,  car  la  porte  vitrée,  aussi  large  que  la  boutique,  est  en- 
cadrée de  verdure,  et,  là-dedans,  sous  les  vitres,  au  milieu 
de  son  cadre  de  fleurs,  le  père  Martin  a  l'air  d'un  tableau 
vivant,  d'un  fameux  portrait,  ma  foi  !  d'un  de  ces  portraits  de 
maître  où  le  peintre  a  mis  tant  d'expression,  tant  de  réalité, 
qu'on  y  devine  toute  la  vie  du  personnage,  ses  habitudes 
d'esprit,  sa  pensée,  toute  sa  vie,  toute. 

Toujours  le  même,  comme  un  portrait  peint,  le  père  Martin 
vieillit  en  tirant  l'alêne.  De  temps  en  temps,  à  inten'alles 
réguliers,  il  relève  le  nez,  jette  un  coup  d'œil  sur  la  place  où 
la  fontaine  coule,  où  les  hommes  marchent  où  les  souliers 
s'usent.  «  Bonjour  père  Martin  !  »  «  Bonjour,  bonjour  !  »  On 
passe,  on  s'éloigne...  on  repassera. 


6jl  LA  PROSE  DE  JEAN  AICARD 


VII 

A  quoi  rêve  le  père  Martin  >  A  quitter  l'échoppe.  Il  en  a 
assez.  Il  se  sent  vieillir.  Et  c'est  précisément  parce  qu'il  en  a 
assez  de  l'échoppe  qu'il  y  reste,  qu'il  n'en  boug-e  pas,  qu'on 
l'y  voit  au  travail,  si  tôt  le  matin,  et  si  tard  le  soir,  frappant 
du  marteau  !  Martin  travaille  pour  ne  plus  travailler.  Il  a  ses 
projets,  Martin.  Il  économise.  Pan,  pan!  Toute  une  vie  il 
besognera,  pour  avoir  à  la  fin  quelques  jours  sans  travail,  les 
derniers,  jours  heureux  où  il  changera  de  logis  !  où  il  ne  dira 
plus  :  «  Entrez  !  entrez,  nous  allons  voir  ça  !  »  ou  bien  :  «  C'est 
six  francs  sans  marchander  !  »  ou  bien  :  «  Bonjour,  bonjour!  » 
à  tous  les  rouliers  qui  passent!  Alors  il  aura  un  jardin,  un 
jardin  à  lui,  qu'il  arrosera,  qu'il  bêchera,  devant  une  maison- 
nette à  lui,  qu'il  fera  bâtir.  Il  a  choisi  déjà  dans  sa  pensée, 
l'emplacement  de  sa  maisonnette  ;  elle  sera  à  l'un  des  bouts 
du  village,  un  peu  loin  de  la  grand'route  où  les  hommes 
marchent,  où  les  souliers  s'usent.  Il  en  a  assez  le  père  Martin, 
de  tirer  l'alêne  et  de  frapper  du  marteau. 


VIII 

Et  il  sourit,  le  brave  Martin,  parce  qu'il  travaille  et  qu'il 
espère.  Il  est  honnête,  et  l'on  vient  chez  lui  de  bien  loin.  Il 
entasse  de  jolis  écus,  dans  de  vieilles  bottes  suspendues  au 
plafond  de  son  grenier.  Tape,  marteau  ;  coule,  fontaine  ;  les 
petis  ruisseaux,  eh  !  eh  !  eh  !  font,  dit-on,  les  grandes  rivières  ; 
petit  à  petit,  pan,  pan,  pan,  l'oiseau  fait  son  nid...  Eh,  eh,  eh  ! 
Et  maintenant  il  arrive  qu'en  passant  devant  l'échoppe,  on 
entend  rire  le  père  Martin.  Il  rit  tout  seul,  à  son  joli  rêve,  à 
son  jardinet,  à  sa  maisonnette,  construite  où  il  sait  bien  :  à 
l'un  des  bouts  du  village,  un  peu  loin,  oui,  un  peu  loin 
de  la  grand'route,  où  les  hommes  marchent,  où  les  souliers 
s'usent. 


CONTES  63 


IX 


—  Holà  !  père  Martin  !  nous  avons  donc  pris  un  aide> 

—  Ma  foi,  oui,  comme  vous  voyez  ! 

Ils  sont  deux  maintenant  dans  l'échoppe,  à  tirer  l'alêne,  un 
vieux  et  un  jeune,  à  tirer  l'alêne  et  à  frapper  du  marteau,  à 
dire  :  «  bonjour  »  aux  passants,  à  répondre  aux  pratiques.  Ils 
sont  deux  dans  le  cadre  de  verdure,  qui  apparaissent  aux  pas- 
sants comme  un  tableau  du  travail  monotone,  du  travail  éter- 
nel. 11  y  a  un  vieux  et  il  y  a  un  jeune.  Le  jeune  apprenti  est 
vig-oureux.  Le  père  Martin  a  vieilli.  Sa  femme  au  fond  de  la 
boutique,  sourit. 

X 

—  Un  aide,  père  Martin  !  c'est  déjà  bien  du  changement 
dans  votre  vie  ! 

—  Du  changement  >  oh  1  si  peu  !  Il  y  avait  trop  de  pratiques  ! 

—  Tant  mieux,  père  Martin  !  trop  de  travail  enrichit  ! 
Et  il  sourit  aussi,  comme  sa  femme. 

Du  changement  r  il  ne  comprend  pas.  Non,  elle  n'est  point 
changée  son  existence  ;  voilà  bien  la  place,  l'église  et  la 
fontaine,  les  mêmes  choses,  les  mêmes  bruits,  les  mêmes 
paroles.  Des  morts  qui  passent  sous  le  drap  noir;  des  enfants 
que  l'on  va  baptiser.  Les  hommes  marchent,  les  souliers 
s'usent.  Tac  !  tac  !  pan,  pan  !  mais  cela  va  finir.  La  maison  va 
se  construire.  Elle  se  construit,  elle  monte.  Voici  déjà  tout 
le  premier  étage...  On  en  parle  dans  le  pays  !  La  maison  du 
père  Martin  ?...  Elle  masquera  la  vue  de  la  plaine  à  la  maison 
du  notaire,  qui  n'est  pas  content.  Encore  quelques  jours, 
brave  homme,  et  à  force  de  besogner,  tu  auras  gagné  le  jour 
du  repos  !  Besogne  !  besogne  !  Elle  chante  clair,  la  fontaine  ! 
Demain  tu  ne  l'entendras  plus.  Le  bruit  de  ton  marteau 
semble  sonner  la  joie.  La  maison  neuve  a  deux  étages.  Les 
maçons,  sur  les  toits,  contre  la  cheminée  blanche,  ont  planté 


64  LA  PROSE  DE  JEAN  AICABD 

le  drapeau,  orné  d'un  bouquet  de  laurier-rose  !  Ton  rêve  est 
réalisé  !  Ta  maison  est  debout.  Ton  drapeau  flotte,  ma  foi  ! 
comme  celui  de  la  mairie  les  jours  de  fêtes  !  Allons,  Martin  ! 
paye  aux  maçons  bouteille  !  Choisis  pour  cela  un  dimanche 
un  beau,  un  bon  dimanche,  et  qu'on  baptise  la  maison.!.. 
...  Tu  ne  tireras  plus  l'alêne  et  tu  peux  poser  ton  marteau  ! 

XI 

«  Je  ne  tirerai  plus  l'alêne,  et  je  peux  poser  mon  mar- 
teau !...  »  Tant  on  a  bu  et  rebu  à  la  santé  du  père  Martin, 
qu'il  s'est  grisé,  tout  à  fait  g-risé.  Il  est  bon,  le  petit  vin  blanc 
dont  jamais  Martin  n'avait  bu  !  Ce  n'est  pas  l'eau  de  la  fon- 
taine !  Voici  le  premier  dimanche  de  Martin,  et  c'est  la  pre- 
mière fois  qu'un  dimanche  il  n'entend  pas  sortir  de  l'église  le 
bourdonnement  régulier  des  psaumes,  monotones  comme  la 
vie  éternelle  dont  ils  nous  parlent!  C'est  donc,  cette  fois,  un 
vrai  dimanche,  le  dimanche  du  repos.  Tout  va  changer,  dans 
la  vie  de  Martin.  Et  gaiement,  il  tapote  sur  l'épaule  de 
l'apprenti.  Eh  !  eh  !  eh!...  Tous  deux  ils  sont  gris  et  tous 
deux  se  regardent  d'un  air  bien  drôle,  en  se  disant  des  choses 
si  plaisantes  qu'autour  d'eux  on  s'attroupe  !...  On  rit  d'eux  ; 
on  les  excite!  La  femme  de  Martin  accourt...  Comment! 
pourquoi  la  fête  s'est-elle  achevée  en  bataille  > 

XII 

La  fête  s'est  achevée  en  bataille.  Aussi,  comment  s'est-il 
grisé  >  Pourquoi  a-t-il  grisé  le  petit  apprenti  >  On  ne  les 
aurait  pas  plaisantes  tous  les  deux  sur  le  compte  de  sa  femme 
à  lui,  le  pauvre  Martin  !  à  son  âge  !  Il  n'aurait  pas  été  furieux  ! 
Et  le  soir,  dans  la  vieille  maison  qu'il  habite  (la  vieille,  pas 
la  sienne,  pas  la  neuve  !),  demeuré  seul  avec  sa  femme  et  son 
apprenti,  il  n'aurait  pas  vu  rouge,  et,  d'un  coup  de  tranchet, 
blessé  au  bras  le  jeune  homme  !...  Mais  c'était  son  premier 
dimanche  !  Il  changeait,  et  pour  toujours,  de  vie  et  d'habi- 


CONTES  85 

tudes  ;  il  a  voulu  faire  une  fête,  la  fête  de  sa  vie,  la  seule, 
l'unique,  et  qu'on  dise  :  «  Oh  I  Martin,  ce  jour-là,  a  bien  fait 
les  choses  !  »  Et  alors  il  est  rentré  gris  !  et  il  les  a  battus, 
tous  les  deux  ;  ils  se  sont  défendus  ;  il  y  a  eu  des  coups,  des 
cris  et  du  sang  !  Et  (elle  n'est  pas  gaie,  cette  histoire,  mais 
elle  est  vraie,  hélas  !  pour  le  malheur  du  pauvre  homme!)  il 
a,  dans  l'accès  fou  de  sa  colère  d'ivresse,  une  lampe  à  la 
main,  mis  le  feu  aux  rideaux  de  son  lit,  aux  rideaux  des 
fenêtres,  criant  bien  fort:  «  Que  tout  brûle  !...  »  Il  en  avait 
assez,  de  cette  vie  de  travail  où  le  seul  jour  de  fête  qu'il  ait 
voulu  se  donner  s'est  changé  en  un  jour  de  malheur  !... 

Et  devant  la  maison  en  flammes,  tandis  qu'on  panse  l'ap- 
prenti et  que  l'on  console  la  femme,  Martin  pleure,  pleure, 
Martin  pleure  comme  un  enfant. 


XIII 

La  maison  neuve  n'est  plus  à  lui.  La  moitié  de  l'argent 
empilé  dans  les  bottes  a  payé  l'incendie,  qui  a  été  grave. 
Pourtant  l'échoppe  n'a  pas  souff'ert.  La  verdure,  depuis  ce  jour 
(qui  fut  il  y  a  deux  ans),  a  repoussé  ;  et  l'horloge,  au  fond  de 
l'échoppe,  fait  tac,  tac,  comme  si  rien  ne  s'était  passé. 

Sur  la  place,  les  arbres  tour  à  tour  sont  verts,  oujaunissants, 
ou  tout  dépouillés.  La  fontaine  aux  quatre  becs  coule,  coule, 
coule  avec  son  bruit  gai,  d'une  gaieté  triste  parce  qu'elle  n'a 
point  d'âme,  et  qu'elle  laisse  indiff"éremment  passer  les  morts 
et  les  nouveau-nés.  Enterrements,  mariages,  baptêmes,  sur 
la  place  de  l'église  de  mon  village,  cela  se  voit  tous  les  jours. 
Le  chœur  des  grenouilles  fait  la  nuit  un  grand  tapage  qui  ne 
déplaît  pas  à  ceux  qui  ont  coutume  de  l'entendre,  lesquels  se 
réveilleraient  brusquement,  si  ce  bruit  venait  à  se  taire.  En 
été,  les  cigales  saccadées  bruissent  dans  les  hautes  branches 
des  platanes  remués,  sous  lesquels  l'ombre  est  criblée  de 
ronds  lumineux  qui  eux  aussi  s'agitent  selon  le  vent,  comme 
nos  âmes  qui  toujours  vont  de  l'espérance  à  la  crainte,  tou- 


66  LA  PROSE  DE  JEAN  AICARD 

jours  !  Tac,  tac,  pan,  pan  !  le  temps  coule,  le  marteau  frappe  ; 
les  hommes  marchent,  les  souliers  s'usent...  «  Bonjour  !  bon- 
jour !  père  Martin  !...  » 

XIV 

Il  est  là,  le  père  Martin,  seul  comme  autrefois,  seul  sans 
apprenti.  Sa  femme  ne  sourit  plus.  Elle  vieillit,  vieillit,  se 
parcheminé  et  se  voûte.  Elle  fait  la  soupe  et  coud  les  habits. 
Son  mari  tire  l'alêne.  Il  ne  demande  plus  rien,  ni  maison,  ni 
jardinet.  Pourtant,  parfois,  comme  en  un  rêve,  il  se  répète  : 
«  Oh  I  si  j'avais  un  jour,  si,  avant  de  mourir,  j'avais  une  mai- 
sonnette !  Un  petit  jardin  !  »  —  Mais  au  fond,  il  en  a  assez 
de  la  vie,  de  cette  vie  où  les  fêtes  tournent  en  jours  de 
malheur  I 

Il  vit  par  habitude,  parce  que  c'est  «  comme  ça  ». 

XV 

Dans  son  cadre  de  verdure,  où  le  printemps  met  çà  et  là 
des  fleurs  rouges  comme  du  sang,  il  a  l'air  d'un  portrait  de 
maître,  où  le  peintre  a  su,  par  la  ligne  et  par  la  couleur, 
raconter  toute  la  vie  d'un  homme,  toute  la  vie. 

XVI 

Au  loin,  coupant  la  plaine,  des  trains  de  chemins  de  fer 
sifflent,  à  deux  lieues  du  village.  Ils  courent  sur  les  rails  qui 
vont  d'un  bout  du  monde  à  l'autre,  ou  qui  plutôt  entourent  la 
terre  comme  un  cercle  une  barrique  ;  mais  Martin  est  toujours 
là,  assis  sur  une  chaise  basse,  dans  son  échoppe  étroite. 

Sur  la  mer  courent  les  navires  qui,  eux  aussi,  avec  leur  sil- 
lage, font  un  cercle  à  la  terre.  Martin  est  toujours  là,  tirant 
l'alêne,  frappant  du  marteau,  dans  son  échoppe  étroite. 

Il  y  a  beaucoup  de  routes  sur  la  terre,  beaucoup  de  chemins, 
et  les  sentiers  ne  se  peuvent  compter.  Les  hommes  mar- 
chent, les  souliers  s'usent.  Martin  ne  bougera  pas. 


CONTES  67 

Pan,  pan!  enfonce  tes  clous  étoiles  qui  reluisent  sous  les 
larges  semelles  des  souliers  de  nos  paysans.  Tu  as  enfoncé, 
dans  du  cuir,  autant  de  clous,  compère,  qu'il  y  a  d'étoiles  au 
ciel  !  Pan  !  pan  !  Le  marteau  frappe  !  pan  !  pan  !  pan  !  toujours, 
toujours. 

Les  conscrits  quittent  le  villag-e,  soldats  ou  matelots,  les 
gros  propriétaires  aussi  ;  —  et  les  uns  et  les  autres  vont  bien 
loin  sur  les  navires,  dans  les  wagons  ;  beaucoup  font  le  tour 
du  monde,  mais,  quand  ils  reviennent  dans  mon  village,  après 
les  longues  absences,  ils  revoient  toujours  le  savetier  Martin, 
un  soulier  solidement  pris  entre  ses  genoux  serrés,  rappro- 
chant ses  deux  poings  énergiquement  fermés,  écartant  les 
coudes  et  tirant  l'alêne  avec  la  régularité  du  gros  balancier 
de  cuivre  qui,  dans  l'horloge  à  gaîne,  en  forme  de  cercueil, 
droite  derrière  lui,  —  accompagnant  de  son  <  tac,  tac,  tac  » 
le  bruit  du  marteau  qui  cloue  les  semelles  comme  on  clouera 
un  jour  le  cercueil  de  Martin,  —  lui  raconte  l'étemelle  mono- 
tonie des  choses,  que  personne  ne  comprend. 

XVII 

II  est  là,  le  père  Martin,  seul  comme  autrefois,  seul,  sans 
apprenti,  dans  son  échoppe  étroite. 
Il  recommence. 


68  LA  PROSE  DE  JIÀN  ÀICABD 


Pastouré  raconte  l'histoire  des 
«  Merlates  »  qui  étaient  des 
merles* . 

Voici  donc  l'histoire  des  Merlates.  Il  est  bon  qu'on  te  la 
rabâche,  ô  Moourin!  pour  le  cas,  où  malgré  mes  bons 
conseils  tu  prendrais  une  femme,  et  surtout  si  la  femme  est 
une  de  ces  Tonia  qui  tirent  la  carabine  comme  des  hommes. 

Un  cultivateur  de  chez  nous,  nommé  Sanplan,  avait 
épousé  une  jeune  fille  de  la  famille  Charpinois  (hargneux).  Des 
gens  de  cette  famille,  on  en  trouve  partout. 

Sanplan  un  jour  tua  deux  merles  au  cimeau.  Le  rôti  étant 
cuit,  les  époux  se  mirent  à  table,  dans  la  salle  d'en  bas  de 
leur  bastide. 

Tout  en  se  pourléchant  les  lèvres,  Sanplan  s'écria  tout  à 
coup  : 

—  Voilà  un  fameux  merle  ! 

—  Tu  veux  dire  :  une  fameuse  merlate> 

—  Je  dis  :  un  fameux  merle  ! 

—  Eh  bien,  tu  as  tort,  répliqua  la  femme,  car  c'étaient  des 
femelles.  Les  mâles  ne  sont  pas  si  bons! 

—  Merlates,  si  tu  veux,  alors  !  répondit  Sanplan  qui  était 
d'humeur  facile. 

—  Il  n'y  a  pas  de  si  je  veux  !  lui  répéta  la  Charpinois  ; 
je  ne  veux  pas  que  tu  aies  l'air  de  me  faire  une  grâce  ! 

Sanplan  était  marié  depuis  peu  de  jours,  et  d'ailleurs  son 
caractère  n'était  pas  pénible,  mais  au  contraire  tout  à  fait 
tranquille.  C'est  pourquoi  d'un  air  aimable  : 

—  Et  si  je  suis  de  ton  avis,  dit-il,  à  seule  fin  de  te  faire 
plaisir,  où  est  le  mal  > 

1.  Extrait  de  V Illustre  Maurin.  —  Maurin  et  son  compagnon 
Pastouré  dit  Parlo-Soulet  (Parle-Seul)  sont  descendus  dans  un 
puits  pour  échapper  aux  gendarmes.  C'est  là  que  Parlo-Soulet, 
après  avoir  bu,  devient  loquace  et  raconte  cette  histoire  à  Maurin. 


CONTES  00 

—  Alors,  cria-t-elle,  tu  t'entêtes  à  dire  et  à  répéter  que 
c'étaient  des  merles  > 

—  Je  m'en  garderais  bien!...  c'étaient  peut-être  bien  des 
bécasses. 

—  Bécasses,  bécasses  !  Tu  dis  bécasses  pour  te  moquer  de 
moi  ! 

—  Mettons,  si  tu  tiens,  que  tu  as  mangé  une  merlate  et 
moi  un  merle.  La  preuve,  d'ailleurs,  a  disparu  et  tu  n'as  pas 
goûté  du  mien. 

—  Je  l'ai  senti  ;  c'était  une  merlate. 

—  N'en  parlons  plus,  c'est  comme  tu  voudras. 

—  Comme  tu  voudras  !  comme  tu  voudras  !  grogna  l'insup- 
portable femelle.  Les  choses  ne  sont  pas  comme  on  les  veut. 
Elles  sont  comme  elles  sont  ! 

—  Hélas  !  soupira  le  mari,  tranquille  comme  Baptiste, 
hélas  !  oui,  elles  sont  comme  elles  sont  ! 

Mais,  à  l'ordinaire,  plus  Sanplan  était  calme,  plus  sa 
femme  s'exaspérait,  et,  comme  elle  n'était  pas  bête,  elle 
comprit  trop  le  soupir  du  mal  marié  : 

—  Aï!  las!  cria-t-elle,  c'est  à  moi  de  soupirer  !...  Ma 
mère  me  l'avait  bien  dit  que  je  ne  tarderais  pas  à  être  mal- 
heureuse avec  toi  ! 

—  Peuh  !  ta  mère  !  ta  mère  ! 

—  Eh  bien,  quoi,  ma  mère  ?  Tu  n'as  pas  de  mal  à  dire  de 
ma  mère,  à  présent  ! 

Et  prenant  à  témoin  le  monde  entier  qui  n'était  pas  là  : 

—  Vous  l'entendez  ?  Vous  l'entendez  tous  }  il  me  dit 
du  mal  de  ma  mère,  à  présent  !  il  ne  manquait  plus  que  cela  ! 
O  ma  brave,  ma  pauvre  mère!  Pourquoi  ne  suis-je  pas 
restée  dans  la  maison  de  ma  mère  ! 

Sanplan  ne  put  s'empêcher  de  dire  : 

—  Plus  Dieu,  carogne,  que  tu  fusses  restée  en  galère  ! 

—  C'est  ça,  insulte-moi  !  hurla  misé  Sanplan,  née  Charpi- 
nois...  Va  dire  à  tout  le  monde  que  tu  m'as  prise  en  galère  ! 
Et  menace-moi  de  m'y  envoyer  !...  En  galère,  bon  Dieu! 
m'envoyer   en  galère!  et  pourquoi,  je  vous  le   demande, 


"Jb  LA  PBOSB  DE  JEAN  AICARD 

pourquoi  >  parce  que,  tout  bonnement,  je  ne  veux  pas  dire 
qu'une  merlate  est  un  merle!  N'est-il  pas  juste  de  soutenir 
qu'une  merlate  n'est  pas  un  merle  >  N'est-ce  pas  la  vérité 
même  ?...  Il  faut  être  fou  pour  vouloir  faire  dire  à  une 
honnête  femme  une  chose  qui  est  l'opposé  de  tout  bon  sens  et 
de  toute  vérité  !...  On  ne  m'a  pas  appris  à  mentir,  chez  mes 
parents...  En  galère  !...  Et  je  ne  commencerai  pas,  non,  pas 
même  pour  faire  plaisir  à  mon  homme.  Non,  non,  je  ne 
mentirai  pas!...  c'étaient  des  merlates,  des  MERLATES  ! 
des  MERLATES/...  Et  l'on  me  pilerait  dans  un  mortier 
plutôt  que  de  me  faire  dire  le  contraire  !  » 

Le  repas  fini,  elle  continua  ainsi  à  grog-nasser  durant  une 
heure,  tout  en  tricotant  des  bas.  Son  mari  ne  soufflait  plus 
mot.  Elle  tricotait  sous  la  lampe,  en  grognassant  toujours  : 

—  De  sûr,  c'étaient  des  merlates  !  Il  n'y  a  que  des  sots  et 
des  imbéciles,  des  ignorants,  pour  soutenir  que  des  merlates 
sont  des  merles  !...  Oui,  oui,  c'étaient  des  merlates  !  et  au  der- 
nier badàous  (bâillements  d'agonie),  je  le  répéterai  encore  : 
C'étaient  des  merlates  !  des  merlates  !  » 

—  Ces  merlates-là,  dit  Sanplan,  que  Dieu  alors  en  préserve 
les  merles,  car  c'est  plus  affaire  aux  merles  qu'à  moi  ! 

—  Cependant,  riposta  la  Charpinois  hors  d'elle,  cependant 
tu  n'es  toi-même  qu'un  sot  merle  !  un  vilain  merle  ! 

Sur  cette  dernière  parole,  Sanplan  toujours  tranquille, 
sortit  de  la  cuisine,  ferma  la  porte  et  monta  se  coucher. 

Demeurée  seule,  la  Charpinois  continua  de  tricoter,  tirant 
à  elle,  par  petits  coups,  son  fil  de  coton... 

Quand  la  Charpinois  tricotait,  elle  laissait  courir  son  pelo- 
ton à  terre,  de-ci,  de-là,  —  car  elle  n'avait  ni  chat  ni  chatte, 
ne  pouvant  pas  souff"rir  les  bêtes,  qui  le  lui  rendaient  bien. 

Maintenant  elle  continuait  à  jargouiner  toute  seule  : 

—  Devant  le  bourreau,  je  le  dirais  !  Le  bourreau  ne  me 
ferait  pas  dire  autre  chose  !  c'étaient  des  merlates  !  Au  jour 
du  dernier  jugement,  je  le  dirai  encore  au  bon  Dieu,  en  per- 
sonne :  c'étaient  des  merlates  !...  Il  est  en  train  de  se  coucher, 
ce  grand  lâche  I  II  a  peur  de  la  vérité  !...  mais  quand  je  vivrais 


CONTES  71 

cent  ans,  il  ne  m'entendra  plus  dire  autre  chose  :  c'étaient 
des  merlates  !  et  même  de  grosses  merlates  ! 

Et  malgré  son  pégin  (humeur  maligne),  c'était  bien  douce- 
ment qu'elle  tirait  de  temps  à  autre  son  mince  fil  de  coton, 
précautionneuse  à  ne  pas  le  rompre,  car  les  vrais  charpinois 
ne  perdent  jamais  la  tête,  même  au  plus  fort  de  leur  charpin. 

Tout  à  coup,  le  fil  résista.  Elle  tira  encore  ;  le  fil  se  tendit. 
Intriguée,  elle  le  suivit  de  l'œil.  Le  fil  passait  là-bas,  sous  la 
porte  fermée. 

—  Mon  homme  aura  poussé  le  cabedèou  (le  peloton)  du 
pied,  le  maladroit,  en  s'en  allant...  Ah  !  les  hommes  !  ça  ne 
fait  attention  à  rien  !  que  ferait-il,  celui-là,  s'il  ne  m'avait 
pas  !  mais  il  m'a  !  et  —  j'en  reçois  tous  les  jours  la  preuve  — 
il  ne  connaît  pas  son  bonheur,  pauvre  de  moi  ! 

Elle  se  leva,  prit  la  lampe,  ouvrit  la  porte  et,  avec  grande 
surprise,  elle  vit  que  le  fil  montait,  par  l'escalier,  montait, 
montait,  tendu  tout  le  long  des  marches,  contre  le  mur  de  la 
rampe. 

—  Ah  !  par  exemple  !  que  veut  dire  ceci  Ml  y  a  là-dessous 
quelque  manigance...  Mon  peloton  n'est  pas  monté  tout  seul, 
peut-être  !  » 

Elle  ne  pensait  plus  aux  merlates,  elle  n'en  parlait  plut 
du  moins,  car  la  curiosité  des  femmes  a  une  telle  force  que, 
pour  apprendre  un  secret,  les  plus  bavardes  seraient  capables 
de  se  taire  un  petit  moment. 

Le  fil  la  conduisit  au  haut  de  l'escalier...  Là,  elle  vit  qu'il 
entrait,  en  passant  encore  sous  la  porte,  dans  leur  chambre 
à  coucher. 

Elle  y  pénétra,  sa  lampe  à  la  main.  Elle  suivit  le  fil  du 
regard...  Il  grimpait  sur  le  lit,  où  son  mari  ne  dormait  que 
d'un  œil.  L'œil  qui  ne  dormait  pas  riait.  Et  le  fil  conduisit  le 
regard  de  la  femme  jusqu'au  lit.  Le  fil  disparaissait  sous  la 
couverture.  Elle  la  souleva  et  vit  alors  que  le  fil  était  attaché 
avec  le  peloton  à  un  petit  bâton,  un  joli  petit  martin-bâton, 
pas  trop  noueux  mais  bien  solide,  avec  lequel  Sanplan  cares- 
sait d'ordinaire  le  dos  de  son  âne,  et  qui  pour  l'heure  faisait, 


72  LA  PROSE  DB  JEAN  AICARD 

comme  son  maître,  semblant  de  dormir.  Misé  Sanplan  ne 
soufflait  mot,  et  pour  cause  :  elle  était  occupée  à  regarder  le 
gourdin. 

—  Femme,  dit  alors  le  mari,  ceci  est  un  premier  avertisse- 
ment. Si  tu  t'amuses  à  me  rompre  la  tête,  je  te  romprai,  moi, 
les  échines.  Mais,  crois-moi,  ceci  ne  vaut  rien,  et  des  coups 
de  bâton  n'ont  jamais  rien  accommodé...  Je  suis  bon  comme 
un  imbécile,  mais  j'entends  être  respecté  comme  si  j'étais 
un  peu  méchant,  tiens-le  toi  pour  dit.  Je  vois  avec  plaisir  que 
tu  sais,  à  l'occasion,  ne  pas  tirer  sur  un  fil  jusqu'à  le  rompre. 

t  Quand  je  t'ai  résisté,  moi,  si  doucement,  sur  la  question 
de  tes  merlates,  que  le  diable  emporte  !  pourquoi  as-tu  tiré  si 
fort  sur  le  fil  >  Le  fil  qui  attache  l'un  à  l'autre  un  mari  et  une 
femme  est  plus  fin  encore  et  pas  tant  solide  que  ton  fil  de 
coton,  ma  mie,  et  une  fois  rompu,  il  n'y  a  ni  nœud  ni  épissure 
qui  puisse  le  rendre  neuf  et  joli  comme  devant  !  Si  tu  tires 
trop  fort  sur  le  fil  que  je  te  dis,  il  pétera,  pechère!  et  je  te 
planterai  là,  toi,  avec  tes  merlates,  car  je  tiens  le  bon  bout 
—  celui  du  peloton  —  autour  de  ce  bâton  qui  te  représente 
ma  volonté  d'homme.  Là-dessus  couche-toi,  si  c'est  ton  bon 
plaisir,  et  me  laisse  en  paix  jusqu'au  jour! 
»  Que  l'endiablée  femelle  se  soit  décidée  à  porter  dignement 
par^la  suite  le  nom  de  Sanplan  et  à  faire  oublier  son  nom  de 
Charpinois,  je  n'en  jurerais  pas,  dit  Pastouré  en  terminant 
son  histoire,  mais  du  moins,  de  toute  cette  nuit-là,  elle  ne 
parla  plus  de  merles  ni  de  merlates,  et  Sanplan  put  dormir  à 
poings  fermés. 

Or  six  ou  sept  heures  de  sommeil  tranquille,  quand  on 
est  marié,  du  moins  comme  il  l'était,  c'est  toujours  un  peu  de 
bon  temps  de  gagné... 


CONTES  7S 


OÙ,  sans  autre  raison  que  le  plaisir 
de  rendre  visite  à  un  brave  homme, 
l'auteur  conduit  le  lecteur  chez 
Victorin  Pastouré,  frère  de  Parlo- 
Soulet  \ 

Victorin  Pastouré,  le  frère  de  Parlo-Soulet,  habitait  au 
cœur  des  Maures,  à  quatre  lieues  de  Roquebrune,  une  maison 
isolée  au  milieu  d'un  champ  créé  de  sa  main,  en  plein  bois, 
au  quartier  des  Cabanes- Vieilles.  Lui-même  autrefois  l'avait 
«  essarté  »  (défriché  parle  feu). 

La  maison  était  pauvre,  mais  le  champ  n'était  pas  sans 
valeur.  Victorin  était  le  type  du  paysan  travailleur  acharné 
à  la  terre  et  thésauriseur. 

Les  deux  frères  possédaient  d'ailleurs  une  autre  bastide  et 
un  autre  champ  dans  l'Estérel,  non  loin  de  la  légendaire 
ferme  des  Adrets.  Ils  avaient  là  un  fermier  qui  tous  les  ans 
venait  exactement  aux  Cabanes-Vieilles,  payer  le  patron.  Les 
Pastouré  étaient  donc  à  leur  aise. 

C'est  par  amour  de  la  solitude  et  du  travail  que  Victorin 
vivait  aux  Cabanes,  tout  seul,  bêchant,  labourant,  semant  son 
blé  et  son  avoine,  taillant  sa  vigne,  chassant  aussi  parfois  ;— 
mais  tandis  que  Parlo-Soulet  courait  les  Maures  d'un  bout 
à  l'autre  bout,  en  compagnie  de  Maurin,  Victorin  faisait 
autour  de  sa  maison  le  vol  du  héron,  décrivant  un  cercle 
toujours  le  même,  et  rentrant  chez  lui  satisfait  après  sa  pro- 
menade, qu'il  eût  tué  ou  non  quelque  gibier  gros  ou  petit. 

Il  visitait  chaque  recoin  de  sa  propriété.  Il  connaissait  le 
goût  de  chaque  espèce  de  bête  pour  telle  touffe  de  genêt  ou 
de  bruyère,  pour  tel  ravin  humide  ou  tel  coteau  desséché. 

Il  savait  un  certain  chêne,  dans  le  fond  d'une  baisse, 

I .  Extrait  de  Y  Illustre  Maurin. 


74  LA  PROSE  DE  JEAN  AlCARD 

au  pied  duquel  il  avait  tué,  chaque  année,  depuis  trente  ans, 
une,  deux,  trois,  cinq  bécasses.  Victorin  était  aussi  acoquiné 
à  sa  terre  que  l'un  de  ses  chênes-lièges.  Ses  pieds  remuaient 
pourtant  et  n'étaient  pas  des  racines,  mais  son  cœur  et  son 
esprit  étaient  attachés  à  ce  sol.  A  l'en  arracher,  on  l'eût  fait 
crier  et  saigner. 

—  Comment  peux-tu  perdre  de  vue  le  toit  de  notre  cabane  > 
disait-il  à  son  frère. 

Avare,  ou  économe  jusqu'à  l'avarice,  Victorin,  l'aîné  de 
Parlo-Soulet,  n'employait  aucun  aide,  jamais.  //  se  faisait  tout. 
Il  cousait,  raccommodait,  lavait  ;  il  allumait  son  feu,  cuisait 
sa  soupe.  Avec  son  blé,  il  faisait  sa  farine,  et  avec  sa  farine 
il  pétrissait  et  faisait  son  pain,  tous  les  samedis,  dans  un  four 
primitif  bâti  de  ses  mains. 

Il  dépassait  les  soixante  ans.  Il  avait  six  doigts  à  chaque 
main  et  s'en  trouvait  bien.  On  l'avait,  à  cause  de  cela,  exempté 
du  service  militaire.  N'allant  jamais  «  à  la  ville  »,  il  n'avait 
jamais  pris  part  à  un  vote.  Quand  on  le  lui  reprochait  : 

—  J'ai  six  doigts,  répliquait-il,  je  suis  exempt  ! 

Depuis  son  tirage  au  sort,  il  n'avait  plus  mis  le  pied  à 
Roquebrune.  Son  frère  (dont  il  avait  pris  soin  dès  cette 
époque,  après  la  mort  de  leurs  parents,  quand  Parlo-Soulet 
avait  cinq  ans  à  peine)  l'adorait.  Victorin  lui  avait  tenu  lieu 
de  père  et  de  mère.  Dès  cette  époque  lointaine,  le  petit 
frère  —  qui  avait  cinquante  ans  aujourd'hui  —  allait  seul  au 
village  pour  acheter  ceci  ou  cela,  une  étoffe,  un  pantalon  tout 
fait.  François  le  matelassier  passait  par  les  Cabanes, 
quelquefois,  rapportant  de  la  ville,  pour  le  compte  de  Victor, 
ce  que  Victorin  lui  avait  commandé.  Des  braconniers  traver- 
saient le  champ  de  Victorin,  et  en  échange  de  cette  tolérance 
se  faisaient  aussi  ses  commissionnaires  —  apportaient  la 
poudre  de  contrebande,  en  gros  grains  ronds,  pareils  à  des 
petits  pois  tout  noirs,  et  aussi  le  plomb  (du  huit)  pour  tout 
gibier,  et  les  chevrotines  pour  les  sangliers. 

Jamais  Victorin  ne  prenait  part  à  une  battue  ;  mais  quand 
on  en  faisait  une  dans  son  quartier,  il  veillait  chez  lui,  aux 


CONTES  75 

bons  endroits  ;  et  de  cette  façon,  ou  à  l'affût,  la  nuit,  il  avait 
abattu  plus  d'un  porc  sauvage. 

Il  savait,  seulement  parce  qu'il  avait  eu  une  mère,  qu'il 
existe  des  femmes  ;  il  le  savait  encore  parce  que,  à  vingt-cinq 
ans,  son  cadet  lui  avait  fait  le  chagrin  de  se  marier,  de  le 
quitter,  d'aller  habiter  Roquebrune,  mais  sa  belle-sœur  était 
morte  et  \'ictorin  avait  retrouvé  son  frère,  dont  la  chambre 
était  toujours  prête  aux  Cabanes-Vieilles,  t  Un  coureur  I 
disait  Victorin,  mais  si  brave  !  » 

Le  fils  de  Parlo-Soulet  n'avait  pas  trouvé  cette  solitude  de 
son  goût,  et  tout  jeune  s'en  était  allé  à  Roquebrune  où  il 
travaillait  le  bien  d'un  riche  propriétaire,  apprenant  non 
seulement  la  culture  de  la  vigne,  mais  le  jardinage  d'agrément. 

Et  si  Parlo-Soulet  parlait  dès  qu'il  était  seul,  il  y  avait 
à  cela  deux  raisons.  La  première,  c'est  que  presque  tous 
les  solitaires  aiment  à  parler  ainsi  tout  haut,  soit  qu'ils 
s'adressent  à  eux-mêmes,  soit  qu'ils  animent  les  objets  autour 
d'eux,  en  les  interpellant  et  leur  prêtant  des  réponses,  —  car 
l'homme  n'est  pas  né,  de  par  la  nature,  pour  vivre  seul, 

L'autre  raison  qui  avait  fait  prendre  à  Parlo-Soulet  sa 
plaisante  habitude,  c'est  l'instinct  d'imitation.  Ce  qui  semble 
d'abord  ridicule,  on  l'adopte  parfois  cependant,  lorsque 
l'exemple  vous  y  engage.  «  Tu  vois,  ça  n'est  pas  si  extra- 
ordinaire, d'autres  font  bien  ce  que  tu  crains  de  faire.  » 

Tout  petit,  Parlo-Soulet  avait  vu  son  frère  gesticuler,  dire 
à  son  fusil  : 

—  Tu  partiras,  cette  fois,  hé,  testard  :  Tu  m'en  joues,  des 
tours...  Nous  nous  fâcherons,  Jôousé  !  » 

Victorin  appelait  son  fusil  Joseph,  sa  pipe  Marietto,  sa 
marmite  Vidasso  (grosse  vie),  sa  bouteille  L'Amiguo  (l'amie), 
son  lit  Consolation,  sa  charrue  Tiro-dré  (tire-droit),  sa  bêche 
Pico-fouart  (frappe  fort)  et  le  reste  à  l'avenant. 

Il  disait  à  sa  pipe  : 

—  Marietto,  tu  te  fais  plus  noire  qu'une  pète  (un  crottin 
de  chèvre).  Tu  portes  des  culottes,  Marietto  î  jamais  femme 
que  toi  ne  les  portera  dans  ma  maison  ! 


76  LA  PROSE   DE  JEAN  AICAED 

Il  disait  à  sa  marmite  : 

—  O  Vidasso,  tu  es  encore  pleine,  que  }  c'est  pour  t'emplir 
que  le  monde  trime  !  Et  plus  je  t'emplis,  plus  je  te  vide. 

C'était  la  marmite  des  Danaïdes.  II  disait  à  sa  bouteille  : 

—  L'Amiguo,  tu  as  un  beau  chapeau  ;  ôte-le,  que  je  te  boive 
le  sang-  de  ton  cœur  ! 

Il  disait  à  son  lit  : 

—  Consolation,  préni-mi  (prends-moi).  Tous  les  soirs  tu 
nous  prends  pour  rire,  puis  un  jour  vient  que  tu  nous  prends 
pour  de  bon  !  Alors  les  autres  pleurent,  mais  tu  les  consoles, 
puis,  à  leur  tour. 

A  sa  charrue,  il  disait  : 

—  O  Tire-droit  !  Quand  tu  ne  tireras  plus  droit,  ce  ne  sera 
pas  de  ta  faute  ;  c'est  que  ton  maître,  de  la  main  et  des 
jambes,  pechère  !  sera  tortu  et  lui-même  tremblera  ! 

Il  disait  à  sa  bêche  : 

—  Pico-fouart,  frappe  fort,  que  la  terre  est  dure  !  Fais-moi 
des  trous  qui  me  font  vivre,  que  tu  me  feras,  puis,  celui  où 
je  tomberai  mort. 

Tous  ces  discours  avaient  été  la  grande  école  de  Parlo- 
Soulet. 

Un  jour,  le  matelassier  François  l'avertit  que  Victorin  se 
sentait  malade  et  l'appelait  aux  Cabanes-Vieilles.  Parlo-Soulet 
pria  le  matelassier  de  prévenir  Maurin  et  d'informer  de  la 
mauvaise  nouvelle  son  propre  fils,  à  Roquebrune.  Si  Victorin 
l'appelait,  c'était  grave.  Pour  sûr,  c'était  la  fin  !  Parlo-Soulet 
ne  se  trompait  pas.  Un  chaud  et  froid,  une  «  pérémonie  »,  et 
Victorin  se  mourait  en  effet. 

Dès  que  son  frère  arriva,  Victorin  voulut  s'habiller. 

Parlo-Soulet  eut  beau  protester,  rien  n'y  fit.  Le  rude  Victorin 
se  leva,  mit  sa  plus  vieille  veste  et  retomba  éreinté  sur 
Consolation. 

Alors,  il  dit  : 

—  Puisque  c'est  ici  la  mode  d'habiller  les  morts,  j'ai  voulu 
m'aider,  que,  tout  seul,  tu  aurais  eu  trop  de  peine. 

Parlo-Soulet  pleura.  Alors  Victorin  eut  le  mot  pour  rire  : 


CONTES  77 

—  Les  coïons  de  ce  siècle  se  mettraient  la  lévite  noire  ou 
le  kalitre,  puisqu'ils  se  les  mettent  pour  se  marier...  La  plus 
vieille  veste  suffit  bien  pour  faire  fumier  dans  la  terre  ;  et  le 
bon  Dieu,  s'il  y  en  a  un,  nous  recevra  toujours  à  son  bal, 
dans  la  salle  verte  du  paradis. 

Il  soupira  profondément  et  dit  : 

—  Parlo-Soulet  > 

—  Victorin } 

—  Tout  ce  que  j'ai  fait  dans  ma  vie,  je  le  voudrais  faire 
encore  une  petite  fois,  pechère  !  mais  je  ne  peux  pas.  Alors, 
sais-tu,  je  veux  te  le  voir  faire  à  toi.  Mets  donc  la  table  et 
mange.  Les  oignons  sont  ici,  les  jambons  sont  là.  Je  sentirai 
l'odeur  de  la  dernière  soupe...  Dommage  que  tu  n'aies  pas 
ici  de  quoi  me  faire  sentir  le  goût  d'une  bonne  bouille-abaisse  ! 

Pendant  que  la  soupe  cuisait  : 

—  Prends  Joseph  et  fais-le  parler.  C'est  l'heure  où  les 
perdreaux  me  volent  l'avoine  sur  l'aire.  Vas-y  voir.  Emmène 
mon  chien  César  avec  ton  Pan-pan. 

Parlo-Soulet  sortit.  Les  perdreaux  en  effet  étaient  sur  l'aire, 
à  l'avoine.  Il  tua  une  grosse  vieille  perdrix  que  le  chien  de 
Victorin  lui  rapporta  à  son  lit  de  mort. 

—  Brave  !  il  est  brave,  César  !  dit-il  en  caressant  son  chien, 
de  sa  main  maigre  et  faible. 

«  Donne-moi  un  peu  de  soupe...  Adieu,  Vidasso! 
Il  goûta  la  soupe  et  dit  : 

—  Passe  moi  Mariette.  Allume-la-moi. 
Il  tira  deux  bouffées  : 

—  Quand  Mariette  ne  veut  plus  de  vous,  c'est  qu'on  n'est 
plus  bon  à  rien. 

H  la  jeta  à  terre,  elle  se  brisa,  et  il  se  dit  à  lui-même  : 

—  Tu  ne  fumeras  plus,  Victorin  ! 

Des  heures  se  passèrent.  Il  dormit,  se  réveilla,  couvert  de 
sueurs  terribles.  Il  sentait  la  fin  finale. 
Alors,  il  dit  : 

—  Je  suis  content  de  t'avoir  revu,  petit  (le  petit  était  un 
vieux).  Je  vais  retrouver  les  ancêtres,  savoir  lequel  a  fumé 


78  LA  PEOSE  DE  JEAN  AICARD 

du  blé  et  lequel  a  nourri  de  la  vigne.  Ce  que  nous  avons 
mang-é  et  bu,  à  son  tour  nous  boit  et  nous  mange.  Adieu, 
que  je  meurs...  J'ai  ciré  les  harnais  neufs  et  j'ai  repeint  la 
charrette  par  précaution,  quand  je  me  suis  vu  si  malade,  pour 
te  faire  honneur  à  l'enterrement.  Tu  prendras  Pico-fouart  et 
tu  me  feras  mon  trou  toi-même,  —  toi-même,  tu  entends.  J'y 
tiens.  Mon  argent  est  pour  toi,  Pastouré.  (Victorin  se  consi- 
dérant comme  mort  donnait  à  Parlo-Soulet  son  nom  de  famille, 
le  titre  héréditaire.)  Mon  argent  est  pour  toi  et  pour  ton  petit. 
Dès  que  je  serai  mort,  tu  prendras  Pico-fouart  et  tu  creuseras 
sous  la  grosse  figuière,  tout  autour  du  pied,  en  un  grand 
rond,  à  six  métrés  juste  loin  du  tronc  de  l'arbre  ;  l'argent  est 
là,  il  est  là  autour  de  l'arbre,  comme  une  couronne...  Une 
couronne  d'or,  sous  des  pommes  de  terre  !  mais  fouille  bas, 
bien  bas,  tu  comprends,  à  quatre  pans.  L'argent  ne  pourrit 
pas  comme  nous.  Tu  trouveras  là  ma  fortune  qui  est  tienne, 
ce  qui  vient  de  nos  parents  et  ce  que  moi  j'ai  gagné  ! 
Il  soupira  profondément  et,  après  un  petit  silence  : 

—  Arrange  mon  coussin,  que  >  que  j'ai  sommeil  de  mort. 
Et  il  bâilla  plusieurs  fois,  péniblement. 

Dans  l'agonie,  il  arrive,  avant  les  dernières  convulsions, 
que  le  mourant  fait  un  geste  d'habitude,  prononce  une  parole 
accoutumée...  Quand  il  fut  en  agonie,  Victorin  mit  sa  main 
gauche  sur  sa  main  droite  et  sur  sa  main  gauche  sa  joue.  Il 
dormait  ainsi,  comme  les  bons  chiens,  la  tête  sur  leurs  pattes 
croisées  ;  et  comme  il  avait,  toute  sa  vie,  vu  ses  idées  deve- 
nues des  personnes,  il  vit  la  mort  et  l'interpella  : 

—  O  vé  !  tu  es  toi  !  dit-il.  Mort  >  je  t'attendais  !  mais 
coquin  de  sort!  tu  n'es  pas  jolie,  jolie  !...  Zou  !  finis-moi 
vite  ! 

L'homme  était  fort.  L'agonie  dura  une  heure  encore.  En 
mourant,  il  n'eut  plus  qu'un  seul  mot  : 

—  Parlo-Soulet  > 

—  Ouil 

—  Parlo-mi  1 
Et  il  expira. 


CONTES  79 


Comment  Parlo-Soulet  comprend  les 
droits  de  l'homme  et  où  l'on  verra 
qu'il  ignorait  les  plus  simples 
rouages  de  la  machine  sociale,  bien 
qu'il  eût  figuré  dans  maintes  réu- 
nions électorales  et  voté  pour  la 
sociale  à  la  suite  de  son  Roi  ou, 
si  l'on  veut,  de  son  ami  Maurin. 


Dès  que  Victorin  fut  mort,  Parlo-Soulet  alluma  des  chan- 
delles et  s'assit  près  de  lui. 

Un  chasseur  passa  devant  sa  porte.  Il  l'appela,  lui  offrit  à 
boire  et  le  pria  de  faire  prévenir,  si  cela  se  pouvait,  son  fils 
et  Maurin  d'avoir  à  le  rejoindre  le  lendemain  vers  midi  à 
Roquebrune,  puisqu'ils  n'avaient  sans  doute  pas  reçu  son 
premier  message. 

Quand  vint  la  nuit  il  se  coucha  sur  de  vieux  sacs  jetés  à 
terre,  et  près  de  lui  dormirent  les  deux  chiens,  Pan-Pan  et 
César. 

Le  lendemain  matin,  avant  jour,  il  mit  le  cheval,  nommé 
Loubùou  (le  bœuf),  à  la  charrette  toute  bleue,  peinte  de  neuf, 
attela  le  petit  âne  en  flèche  s'assit  sur  le  brancard,  la  pipe 
à  la  bouche,  et  hue,  Loubùou  !  la  charrette  grinçante 
s'ébranla... 

Sur  la  charrette,  Parlo-Soulet  avait  jeté  la  limousine  tout 
neuve  de  son  frère  et,  par  les  durs  chemins  de  montagne, 
le  lourd  véhicule,  cahotant  et  grinçant,  allait  se  soulevant 
sur  le  dos  des  roches,  comme  un  bateau  sur  la  vague,  pour 
retomber  dans  les  creux. 

Quand  le  choc  était  trop  rude.  Parlo-Soulet  se  retournait 
et  arrangeait  soigneusement  les  plis  de  la  limousine  neuve, 
craignant  sans  doute  de  la  perdre. 

Aux  descentes,  il  suivait  la  charrette,  prenait  en  main  la 


8ç  LA  PROSE  DE  JEAN  AICARD 

corde  de  la  mécanique,  et  il  se  rejetait  en  arrière  pour  serrer, 
le  frein  en  criant,  à  l'adresse  de  l'âne  : 

—  Hue,  l'aï  !  hi  !  gia  !  hue  !  gia,  l'aï  ! 

Les  bois  autour  d'eux  faisaient  un  bruit  de  mer  sous  les 
étoiles  vives.  Puis,  devant  lui,  au  levant,  Parlo-Soulet  vit  de 
longues  bandes  horizontales,  jaunes  et  rouges,  rayer  le  ciel, 
coupées  par  les  mille  jambes  noires  des  pins  qui  semblaient 
des  bataillons  de  géants  immobiles  :  puis  le  levant  devint 
rose,  puis  blanc  ;  et  le  soleil  éblouit  le  charretier,  et  peu  à  peu 
tout  se  fit  chaud.  Alors  des  mouches  et  des  guêpes  se  mirent 
à  suivre  l'attelage,  et  avec  un  rameau  de  bruyère,  Parlo- 
Soulet  les  chassait  quand  elles  se  posaient  sur  la  limousine 
neuve  de  Victorin. 

Quand  il  eut  pris  la  route  plate,  qu'il  atteignit  par  un 
circuit,  et  qui  le  menait  à  Roquebrune,  il  se  rassit  sur  le 
brancard  et  ralluma  sa  pipe  éteinte.  Mais  il  garda  en  main  sa 
longue  tige  de  bruyère  et  tantôt  il  en  caressait  la  croupe  de 
son  cheval,  tantôt  il  en  touchait  la  limousine  que  suivaient 
obstinément  les  mouches  mordorées. 

Et  Parlo-Soulet,  pour  l'heure,  ne  disait  mot,  bien  qu'il  fût 
seul. 

Arrivé  à  Roquebrune,  il  alla  droit  chez  le  menuisier  et, 
devant  la  boutique,  il  s'arrêta. 

—  Oou  !  c'est  toi  Pastouré  >  Qu'il  y  a  pour  ton  service  ? 

—  Je  viens  te  commander  la  caisse  > 

—  Quelle  caisse  > 

—  De  mort,  donc. 

—  Et  qui  est  mort  > 

—  Victorin,  mon  frère  ! 

—  As-tu  pris  les  mesures  r 

—  Non,  je  te  l'ai  apporté. 

—  Quoi.  Qu'as-tu  apporté  > 

—  Mon  frère,  donc  } 

Parlo-Soulet  souleva  la  limousine.  Dessous,  dormait  son 
frère,  la  tête  relevée  par  un  sac  d'avoine,  et  il  dit  : 

—  Fais  ton  travail  et  dépêche.  Les  morts  veulent  la  terre. 


CONTES  81 

Le  menuisier  se  récria  : 

—  On  ne  trimballe  pas  les  morts  ainsi  !  Avait-il  appelé  le 
médecin  des  morts  >  avait-il  averti  le  maire  > 

Parlo-Soulet  secoua  la  tête. 
—  Je  sais  qu'on  ne  peut  pas  enterrer  les  gens  dans  leur 
bien  et  c'est  pourquoi  j'ai  fait  venir  mon  frère  ici  avec  moi. 
Mais  que  me  parles-tu  du  médecin  des  morts >  Depuis  quand 
les  morts  ont-ils  besoin  de  médecin  ?  Ce  n'est  pas  l'heure 
de  plaisanter  avec  moi.  Les  morts  n'ont  besoin  de  personne 
et  de  médecin  encore  moins  que  de  tout  le  reste.  Pour  quant 
au  maire,  mon  frère  ne  l'a  jamais  vu  et  le  maire  se  moque 
bien  de  mon  frère.  Mon  frère  ne  regarde  que  moi.  Fais  la 
caisse  que  je  l'enterre,  je  te  paierai  ici  même. 

—  Oou  !  dit  le  menuisier.  Tu  parles  raide  et  serré.  Je  ne 
t'ai  jamais  vu  ainsi  ! 

—  Il  faut  l'occasion,  répliqua  Pastouré,  On  ne  perd  pas 
tous  les  jours  le  seul  frère  que  l'on  ait. 

En  vain  le  menuisier  tâcha  de  lui  faire  comprendre  quelles 
formalités  il  avait  à  remplir. 
Parlo-Soulet,  têtu,  dix  fois,  vingt  fois,  répéta  : 

—  Mon  frère  est  à  moi.  C'est  mon  frère.  Il  ne  regarde  per- 
sonne. Seul  il  a  vécu,  seul  il  meurt.  Sa  mort  ne  regarde  que 
la  nature  !  Et  je  l'enterrerai  à  moi  tout  seul,  comme  je  lui  ai 
promis.  Qu'on  me  montre  l'endroit,  et  je  ferai  le  trou,  selon 
son  commandement,  avec  Pico-fouart,  que  j'ai  près  de  lui, 
sous  la  limousine.  Zou  !  fais  ton  travail,  que  je  puisse  faire 
le  mien. 

Apprenant  de  quoi  il  était  question,  les  gens  s'attrou- 
paient : 

—  C'est  ton  frère  qui  est  mort  > 

—  Oui. 

—  Il  est  là?  véritablement? 

—  Il  est  là. 

Le  menuisier  fit  prévenir  le  maire  qui  accourut  en  personne, 
et  qui  renonçant  à  faire  entendre  raison  à  Pastouré,  prit  le 
parti  de  remplir  d'office  les  formalités  nécessaires,  sur  le 

4. 


8a  LA  PROSE  DE  JEAN  AICARD 

champ.  Le  médecin  arriva,  écrivit  chez  le  menuisier  un  bulle- 
tin de  décès. 

Pastouré,  assis  sur  son  brancard,  fumant  sa  pipe,  haussa  les 
épaules  et  il  dit  : 

—  De  médecin,  vous  êtes  le  premier  qu'il  voit.  Il  n'en  a 
jamais  vu  et  il  est  mort  quand  même  ! 

11  fumait  en  silence,  entouré  des  badauds  qui  lui  montraient 
le  respect  compatible  avec  discrétion,  et  lui,  très  calme  sur 
le  bruit  du  marteau  qui  clouait  la  caisse,  machinalement 
rythmait  les  jets  de  fumée  qui,  sortant  de  ses  lèvres,  jouaient 
dans  le  soleil. 

Parfois  il  reprenait  sa  branche  verte  et  chassait  encore  les 
mouches  bourdonnantes  : 

—  Les  sottes  bêtes  !  disait-il  tout  haut.  Comme  de  juste, 
il  y  en  a  plus  au  village  que  dans  les  bois. 

La  caisse  terminée,  on  la  mit  sur  le  véhicule  à  côté  du  mort, 
puis  on  y  coucha  le  mort,  et  on  la  cloua.  Pastouré  aida,  pour 
que  cela  fût  fini  plus  vite  et  mieux. 

Alors,  assis  sur  son  brancard,  il  remit  en  marche  son  atte- 
lage, suivi  d'une  foule  toujours  grossie,  curieuse  mais  sym- 
pathique, car  lui,  Parlo-Soulet,  était  connu  de  tous. 

—  Sans  reproche,  vous  êtes  beaucoup  nombreux,  mes 
braves  gens,  dit-il,  mais  pardon,  excuse  !  ceux  que  j'aurais 
voulu  voir  c'est  Firmin,  mon  fils,  et  aussi  mon  brave  Maurin, 
car  j'ai  pensé  à  les  faire  avertir.  Qu'un  des  petits  qui  sont  là 
aille  voir  s'ils  arrivent  et  leur  dise  que  nous  sommes  au  cime- 
tière, mon  frère  et  moi. 

Au  cimetière,  le  fossoyeur,  prévenu  par  le  maire,  avait  com- 
mencé à  creuser  une  fosse. 

—  Voilà  le  trou  pour  ton  frère,  Pastouré. 

—  Mon  trou  à  moi,  je  me  le  ferai,  et  personne  autre  !  Ainsi 
l'a  commandé  mon  frère.  Zou  !  écartez-vous,  braves  gens! 

Il  avait  pris  soin  d'apporter  aussi  une  pelle.  Il  fit  le  trou. 
Tout  le  village  était  maintenant  rassemblé  là,  venu  pour  le 
voir  faire. 
Et  dans  la  fosse  Parlo-Soulet  parlait  de  temps  en  temps, 


CONTES  83 

non  pas  aux  gens  mais  à  lui-même,  car  dans  la  fosse  il  était 
seul  : 

—  Que  de  vers,  mes  amis  !  et  que  de  germes  î  Bonne  terre  ! 
et  qui  doit  nous  consumer  vite  !  Si  toute  la  terre  était  partout 
comme  ça  dans  le  monde  entier,  oui,  qu'on  aurait  moins  de 
peine  à  la  récaver  et  à  la  faire  rendre  !  C'est  tout  fumier,  par 
la  fréquence  des  morts.  Pico-fouart  ici  peut  frapper  doux; 
il  entre  comme  dans  du  sable...  A  présent,  trou,  que  tu  es 
profond,  mou  comme  tu  es  et  plein  de  tant  de  bons  germes 
et  de  racines  nouvelles,  c'est  bien  Consolation  qu'on  pourrait 
t'appeler,  car  de  meilleur  lit,  je  n'en  connais  pas. 

A  ce  moment  arriva  Maurin. 

Parlo-Soulet  sortit  du  trou,  pas  loin  duquel  était  déposé  le 
cercueil  qu'il  entoura  avec  les  cordes  de  la  charrette,  à  la 
façon  des  fossoyeurs,  et  s'adressant  à  Maurin,  sans  même  un 
bonjour  : 

—  Prenons-le.  Aide-moi,  dit-il. 

Ils  s'aidèrent...  Il  y  eut  un  faux  mouvement.  Le  cercueil 
glissa  un  peu  trop  vite  vers  le  trou,  en  basculant  du  côté  de 
la  tête  : 

—  Mon  Dieu  !  cria  une  femme  épouvantée. 

—  D'une  manière  ou  d'une  autre,  de  la  tête  ou  des  pieds, 
il  arrivera  toujours  où  l'on  va,  soyez  tranquille  !  dit  Pastouré. 

Maurin  l'aida  encore  à  combler  le  trou.  Ils  élevèrent  un 
tertre.  Sur  le  tertre  Pastouré  planta  une  croix  faite  de  deux 
branchettes  reliées  par  un  chanvre  grossier,et  la  foule  se  retira. 

Un  malin  lui  cria  : 

—  Oou  !  je  te  croyais  libre-penseur  > 
II  se  retourna  et  doucement  il  dit  : 

—  Ce  que  j'ai  de  pensée,  mêlé  à  ce  que  toi  tu  en  as,  cou- 
youn,  n'emplirait  pas  la  tête  d'un  darnagas,  pechère  !  Alors, 
le  tien  comme  le  mien,  de  pensement,  que  ça  soit  libre  ou  pas, 
je  te  conseille  de  ne  pas  le  mettre  dans  une  balance,  qu'on  se 
moquerait  de  toi  comme  de  moi,  mon  homme  ! 

Firmin,  le  fils  de  Parlo-Soulet,  parut  enfin,  quand  tout  était 
terminé. 


84  LA  PROSE  DE  JEAN  AICARD 

Le  père  serra  la  main  du  fils,  sans  rien  dire,  et  les  trois 
hommes  reprirent  le  chemin  des  Cabanes- Vieilles. 

Us  s'arrêtèrent  à  mi-chemin  pour  faire  manger  les  bêtes  ; 
et  pour  eux,  s'étant  assis  à  terre,  ils  dévorèrent  les  provisions 
du  carnier  et  celles  que  contenait  le  caisson  de  la  charrette, 
puis  ils  repartirent. 

Les  bruyères,  les  romarins,  les  cj'stes,  les  chênes-lièges  et 
les  pins  chantaient  autour  d'eux,  puissants  de  rêve,  de  vie  et 
d'amour.  Les  trois  hommes  parlaient  de  chasse.  Trois  chiens, 
autour  d'eux,  çà  et  là  couraient,  s'amusant  à  arrêter  un  lapin 
sous  une  touffe  de  thym  ou  à  taire  des  bonds  derrière  un 
lièvre  imaginaire. 

Maintenant  les  trois  hommes  se  taisaient.  Ils  gardèrent  leur 
grand  silence  pendant  plus  d'une  heure  chacun  roulant  ses 
pensées.  Puis  tout  à  coup  Pastouré  le  fils  dit  paisiblement  : 

—  Si  c'était  un  effet  de  vos  consentements  (de  celui  de  mon 
père  et  du  vôtre,  monsieur  Maurin),  volontiers  de  votre  fille 
je  ferais  ma  femme. 

—  Si  elle  te  veut,  ça  ira...  dit  IVlaurin. 

—  Qu'elle  me  voudra,  je  le  pense.  Je  crois  l'avoir  compris 
l'autre  jour,  à  l'enterrement  de  sa  grand'mère,  où  cependant  je 
la  vis  pour  la  première  et  seulette  fois. 

Ainsi  parla  le  fils  Pastouré,  et  alors,  tout  de  suite,  quelque 
chose  de  gai  et  de  salubre,  qui  faisait  oublier  la  mort,  entra 
dans  le  cœur  des  trois  hommes  qui  continuèrent  à  marcher  en 
se  taisant. 

Le  Merle  des  Fanfares  ^ 

—  A  propos,  dit  M.  Rinal,  savez-vous,  Maurin,  ce  qui  s'est 
passé  à  Bourtoulaïgue,  le  25  juillet  dernier?  On  dit  que  vos 
deux  fanfares,  qui  s'étaient  si  bien  gourmées  à  Saint-'Tropez, 

I.  Extrait  de  l'Illustre  Maurin.  —  L'auteur  a  raconté  ailleurs  les 
terribles  querelles  qui  avaient  plusieurs  fois  rais  aux  prises  les  deux 
fanfares  de  Bourtoulaïgue. 


CONTES  85 

le  jour  de  la  Bravade,  se  sont  réconciliées  avec  un  cérémonial 
extraordinaire. 

—  Ah  !  ah  !  s'écria  Maurin,  celle-là,  voui,  que  c'en  est  une 
de  bonne,  d'histoire  !  Figurez-vous  que  la  veille  du  14  de  juillet, 
le  maire  fit  appeler  les  deux  chefs  des  deux  musiques  ennemies 
et  leur  dit  comme  ça  :  «  J'ai  un  merle  !  » 

—  Bon  début  et  qui  promet  !  s'écria  Cabissol,  joyeux. 

M.  Rinal  lui  fit  signe  de  ne  pas  troubler  par  d'inutiles  criti- 
ques le  génie  du  narrateur  : 

—  «  J'ai  un  merle  privé,  dit  le  maire.  Et  en  le  regardant,  ce 
matin,  à  travers  les  barreaux  de  sa  cage,  il  m'est  venu  une 
idée... 

*  La  liberté  est  la  meilleure  de  toutes  les  choses...  mon 
merle  en  est  privé...  rendons-la  lui,  mais  rendons-la  lui  d'une 
manière  utile  à  la  cause  de  la  commune.  Voici  comment.  Ma 
fille,  ce  soir  même,  lui  prendra  mesure  du  tour  de  son  cou,  et 
lui  préparera,  avant  de  se  coucher,  une  petite  cravate  faite 
dun  ruban  tricolore  bleu,  blanc,  rouge.  Et  demain,  14  de 
juillet,  si  vous  êtes  tous  consentants,  je  réunirai  les  deux  fan- 
fares, l'Harmonie  et  la  Symphonie,  dans  la  grande  salle  de  la 
maison  commune.  Nous  fermerons  les  portes,  nous  ouvrirons 
les  fenêtres.  Et  nous  apporterons  mon  merle  dans  sa  cage, 
que  nous  mettrons  sur  la  grande  table  du  conseil. 

«  Tous  les  musiciens,  avec  leurs  instruments,  entoureront 
la  table. 

€  Sur  un  signe  que  je  ferai,  la  porte  de  la  cage  sera  ouverte 
solennellement.  Aussitôt,  les  deux  musiques  se  mettront  à 
jouer,  bien  d'accord,  la  Marseillaise,  et  le  merle  s'envolera, 
aux  sons  de  cette  musique  célèbre,  emportant  à  jamais  sur  ses 
ailes  le  souvenir  de  toutes  nos  discordes  !  » 

€  Les  deux  chefs  de  musique  furent  enthousiasmés  et  répon- 
dirent : 

<  —  Monsieur  le  maire,  c'est  une  idée  sublime  !  » 

«  L'idée  fut  trouvée,  en  elïet,  belle  par  tout  le  monde  à 
Bourtoulaïgue.  Si  on  avait  demandé  aux  deux  fanfares  d'ou- 
blier tout  bonnement  leurs  querelles,  leurs  rancunes,  leurs 


OD  LA  PROSE  DE  JEAN  AICABD 

colères  passées,  elles  ne  l'auraient  pas  pu  ni  voulu  faire,  mais 
la  seule  idée  d'une  si  belle  manifestation  fit  du  coup  un  com- 
mencement de  paix  dans  le  pays .  Tout  le  monde  voyait  d'avance 
le  merle,  décoré,  s'envolant  par  la  fenêtre,  et  emportant  le 
souvenir  des  discordes  d'autrefois  sur  ses  petites  ailes  noires. 
L'annonce  de  cette  cérémonie  transporta  donc  de  joie  tout  le 
peuple  de  Bourtoulaïg-ue.  Elle  eût  enthousiasmé  la  France 
tout  entière  si  les  journaux  en  avaient  parlé,  mais  il  n'y  a  pas 
encore  de  journaux  à  Bourtoulaïg-ue. 

«  Le  14  de  juillet  au  matin,  la  cag-e  du  merle,  posée  sur  la 
table  du  conseil  municipal,  au  beau  milieu  du  tapis  bleu  marine 
où  sont  brodées  en  roug-e  les  armes  de  la  ville,  fut  entourée 
par  les  deux  fanfares  et  par  le  conseil  municipal,  maire  en  tête. 

«  En  bas,  sur  la  place,  devant  la  fenêtre  ouverte,  la  foule, 
tout  Bourtoulaïg-ue,  attendait. 

«  Trois  jeunes  fillettes,  vêtues  l'une  de  bleu,  l'autre  de  blanc, 
la  troisième  de  roug-e,  entrèrent  dans  la  salle  du  conseil.  La 
première  ouvrit  la  cage  dont  elle  attacha  avec  une  ficelle  la 
portette  à  ressort,  de  manière  qu'elle  restât  ouverte,  la  seconde 
pritbien  doucement  lemerledans  sa  main,  la  troisième  arrangea 
autour  du  cou  de  l'oiseau  un  petit  ruban  tricolore. 

«  Puis  le  merle  fut  remis  dans  la  cage  dont  la  porte  toute 
ouverte  était  bien  en  face  de  la  fenêtre  grande  ouverte  égale- 
ment. Il  se  fit  un  gros  silence...  Le  maire  alors  parut  au  balcon 
et  dit  au  peuple  : 

«  —  Citoyens,  aujourd'hui,  jour  glorieux  où  fut  renversée  la 
prison  d'État  qu'on  appelait  la  Bastille,  et  pour  honorer  la 
naissance  de  nos  libertés,  mon  merle  va  être  rendu  libre,  lui 
aussi  !  Déjà  il  porte  les  couleurs  nationales  qui  ont  fait  le  tour 
du  monde  sur  l'aile  de  la  Révolution.  Il  est  encore  dans  sa  cage, 
dans  sa  prison  ;  il  n'attend  pour  s'envoler  par  cette  fenêtre  que 
les  premiers  accords  de  la  Marseillaise...  Répétez  avec  moi  : 
«  Vive  le  merle  !  vive  l'union  !  vive  la  liberté  !  » 

«  Les  acclamations  de  tout  un  peuple  entrèrent  par  la  fenêtre, 
mais  il  faut  croire  qu'elles  firent  peur  au  merle,  car  il  se  ren- 
coigna  dans  sa  cage. 


CONTES  87 

«  Alors  les  deux  chefs  de  musique  battirent  ensemble  la 
mesure  et  la  Marseillaise  éclata  avec  un  bruit  terrible  dans  la 
salle  qui  était  beaucoup  étroite. 

«  Chaque  musicien,  monsieur,  regardait  le  merle... 

—  Vous  y  étiez  donc?  dit  M.  Cabissol. 

—  Chut  !  dit  M.  Rinal,  il  croit  y  avoir  été:  ça  suffit.  C'est 
l'artiste  qui  compose  ! 

Maurin  n'entendait  plus  rien...  que  la  Marseillaise,  et  il 
voyait  le  merle. 

—Et  le  merle,  poursuivit-il,  regardait  les  musiciens, 
penchant  sa  tête,  tantôt  d'un  côté,  tantôt  de  l'autre,  mais  pour 
ça,  il  était  gêné  par  sa  petite  cravate,  quoiqu'elle  fût  petite, 
parce  qu'il  n'en  avait  pas  l'habitude,  comme  de  juste.  Il 
paraissait  très  étonné  et,  au  lieu  de  le  faire  fuir,  le  tintamarre 
des  instruments  vous  le  clouait  là;  on  eût  dit  qu'il  devenait 
empaillé  ! 

€  Le  peuple,  sur  la  place,  ne  voyait  toujours  rien  sortir  par 
la  fenêtre  et  chacun  s'étonnait. 

«_  Qui  sait  ce  qu'il  y  a>  Alors,  il  sort  pas  :  La  musique 
pourtant  lui  devrait  faire  peur...  Oï  !  que  c'est  drôle!  c'est 
€  un  affaire  »  manqué  !  » 

«  Que  vous  dirai-je,  messies  r  Le  merle  écouta  la  Marseillaise 
jusqu'au  bout,  mais  quand  les  fanfares  eurent  fini  leur  tapage... 
frutt  !  tout  à  coup,  sans  rien  dire,  il  s'envola  de  la  cage  et  prit 
la  fenêtre. 

«  Le  peuple  ne  le  vit  pas  ;  il  poussait  des  cris  d'impatience 
à  faire  trembler  les  maisons  ! 

€  On  chantait  sur  l'air  des  lampions  :  «Le  merle  !  le  merle J 
le  merle  !  » 
«  Le  maire  se  mit  alors  au  balcon  et  dit  : 
«  —  Citoyens,  il  est  parti  ;  il  a  emporté  sur  ses  ailes  le 
souvenir  de  toutes  nos  discordes.  Vive  la  République!.. 
Et  surtout,  citoyens,  faites  bien  attention,  quand  vous  irez  à  la 
chasse,  à  partir  du  i5  août,  de  ne  pas  le  tuer.  Vous  le  recon- 
naîtrez à  sa  petite  cravate  !  Il  est  sous  la  protection  des  trois 
couleurs  nationales  !  » 


88  LA  PROSE  DE  JEAN  AICABD 

«  Alors  la  foule  bien  contente  s'en  alla.  Elle  gagna,  la  place 
au  bord  de  la  mer  et  là  tout  le  monde  se  promenait,  en  se 
contant  plus  d'une  fois  la  cérémonie. 

«  On  remarquait  que  chacun  des  musiciens  du  Triomphe  de 
l'Harmonie  donnait  le  bras  à  un  musicien  de  la  Victoire  de 
la  Symphonie. 

«  Tout  à  coup,  un  bruit  courut  dans  le  peuple;  <  Le  merle 
est  revenu  !  oui  !  oui  !  il  est  revenu  I  »  C'était  vrai  ;  il  était  là, 
sur  un  des  arbres  de  la  place  :  on  le  reconnaissait  facilement, 
comme  de  juste,  à  sa  petite  cravate. 

c  Deux  musiciens  allèrent  sous  l'arbre  et,  le  nez  en  l'air,  ils 
l'appelaient  d'une  manière  aimable  :  «  Petit,  petit  !  » 

€  —  Pechère  !  disaient  comme  ça  les  jeunes  filles,  il  a  perdu 
l'habitude  de  trouver  sa  nourriture  tout  seul  dans  les  bois  !  il 
revient  à  la  mangeoire.  » 

«  Un  vieux  retraité  avait  pour  opinion  que  les  musiciens 
devaient  adopter  ce  pauvre  oiseau  qui  ne  savait  pas  profiter 
de  sa  liberté. 

«  De  ce  temps,  le  merle  était  descendu  sur  l'épaule  de  l'un 
des  deux  musiciens  qui  l'appelaient. 

«  Celui-là  voulut  le  prendre,  mais  son  camarade,  qui  était 
de  l'autre  fanfare,  l'avait  vu  avant  et  ils  se  disputèrent...  Pre- 
mièrement vinrent  les  injures  ;  après  vinrent  les  coups  de  poing. 
Que  vous  dirai-je  >  Tous  les  musiciens  qui  s'étaient  faits  amis 
depuis  le  matin,  arrivèrent  au  secours,  chacun  prit  parti  pour 
sa  bandière  (bannière),  et  une  bataille  épouvantable  —  comme 
celle  du  jour  de  la  bravade  —  s'ensuivit,  sous  les  yeux 
du  maire,  des  adjoints  et  des  gardes,  qui  ne  pouvaient  rien 
empêcher. 

«  A  la  fin  des  fins,  le  maire  reprit  lui-même  son  merle  et  dit  : 

«  —  Citoyens  !  nous  recommencerons  au  14  juillet  de  l'an 
qui  vient.  » 

€  Ah  !  monsieur  Rinal,  conclut  Maurin,  je  crois  bien  que 
leur  cérémonie  du  merle,  ils  la  referont  tous  les  ans,  à  Bourtou- 
laigue,  et  jusque  dans  les  siècles  des  siècles,  pourquoi  le 
merle  des  fanfares,  voyez-vous,  ça  revient  toujours  I 


CONTBS  89 


Le  Marchand  de  Larmes'. 

Avant  de  s'établir  marchand  de  larmes,  Bédarride  avait  paru 
sur  la  scène  politique. 

—  Je  fus  chargé,  dit  l'un  des  personnages  du  roman,  d'aller 
parler  aux  grévistes  qui  devenaient  menaçants,  ils  voulaient, 
au  lieu  de  travailler  ce  jour-là,  aller  faire  une  partie  de  boules. 
J'essayais  vainement  de  les  calmer,  lorsque  du  milieu  de  la 
foule  un  homme  surgit,  vêtu  d'une  longue  redingote  noire  et 
coiffé  d'un  monumental  chapeau  haut  de  forme. 

—  Laissez-moi  faire,  M.  Cabissol,  me  dit-il  d'un  ton  bien- 
veillant, et,  montant  sur  une  borne  : 

—  Citoilliens,  s'écria-t-il,  quelle  heure  est-il  > 

—  Sept  heures  manque  un  quart  !  cria  la  foule. 

—  Et  bien  !  citoilliens,  outre  que  c'est  l'heure  d'aller  dîner, 
c'est  l'heure  où  la  nuit  commence...  La  nuit,  citoilliens  !  la  nuit 
n'est  pas  le  jour.  Ce  n'est  pas  dans  la  nuit  comme  des  malfai- 
teurs, c'est  dans  le  jour  que  vous  devez  débattre  les  intérêts 
de  la  liberté  !...  Vous  voulez  tous  la  justice,  n'est-ce  pas>  Eh 
bien,  la  justice  apparaîtra  avec  le  soleil.  On  vous  rendra  jus- 
tice demain,  au  chant  du  coq,  au  grand  soleil  de  la  République  ! 
Allez  vous  coucher. 

Une  acclamation  formidable  salua  ce  discours  : 

—  Vive  la  République  ! 

Et  la  foule  se  retira,  satisfaite,  sans  aucun  désordre. 
Alors,  je  dis  à  l'homme  noir,  jeune  et  maigre  : 

—  Qui  êtes-vous  donc,  mon  ami,  pour  avoir,  si  jeune,  une 
pareille  influence  sur  tout  ce  peuple  r 

—  Moi }  me  répondit-il  avec  un  calme  sourire,  moi  >  mon- 
sieur Cabissol  ?  je  ne  connais  personne  ici,  et  personne  ne  me 
connaît....  seulement  je  sais  leur  parler,  voilà  tout. 

I,  Extrait  de  Maurin  des  Maures, 


9©  LA  PROSE  DE  JEAN  ATOABD 

—  Mais,  lui  dis-je,  vous  me  connaissez  donc  > 

—  Pardi  !  je  vous  ai  vu  passer  quelquefois  à  la  chasse,  sur 
mon  petit  bien,  près  de  Draguignan.  Quand  je  suis  là,  que  je 
laboure  et  que  vous  passez,  vous  me  demandez  toujours  si 
c'est  dur  ou  mou,  si  ça  se  fait  bien...  enfin,  quoi  !  vous  n'êtes 
pas  fier.  Alors,  comprenez,  j'ai  trouvé  avec  plaisir  cette  occa- 
sion de  vous  rendre  un  petit  service...  Vous  ne  savez  pas  mon 
nom  }  On  me  dit  Bédarride. 

—  Ah  !  lui  dis-je,  stupéfait...  merci,  je  ne  vous  avais  pas 
reconnu. 

—  C'est  rapport  à  mon  costume  que  je  n'avais  pas  mis  depuis 
mon  mariage  avec  ma  pauvre  femme  qui  est  morte,  pechère  ! 
voilà  trois  semaines 

—  Mais,  insistai-je,  pourquoi  vous  êtes-vous  habillé  en 
bourgeois,  vous,  un  travailleur  de  la  terre,  précisément  un 
jour  d'émeute  populaire  } 

—  Eh  !  dit-il  gravement,  je  me  suis  fait  bo  pour  un  peu 
venir  voir  la  Révolution  ! 

—  Voilà,  dit  le  préfet,  un  discoureur  intéressant  et 
adroit.  Mais  qu'en  pensa  votre  ami  de  Lyon  > 

—  Il  fut  désarmé;  et  les  grévistes,  voyant  qu'il  comprenait 
leur  caractère,  lui  bâtirent  sa  villa  joyeusement.  Il  espère 
bien  mourir  dans  ce  pays  de  gaieté. 

—  Et  l'homme  au  discours,  vous  ne  l'avez  pas  perdu  de 
vue,  je  suppose  > 

—  Certes,  non  ! 

—  Et  qu'est-il  devenu  > 

—  Ce  qu'il  est  devenu  }  c'est  encore  toute  une  histoire. 

—  N'hésitez  pas  à  me  la  conter. 

—  Il  est  devenu  marchand  de  larmes. 

—  Marchand  de  larmes  >  vous  m'intriguez. 

—  La  mort  de  sa  femme  l'avait  orienté  vers  les  choses 
funèbres.  Il  avait,  comme  vous  l'avez  vu,  essayé  de  se  dis- 
traire en  assistant,  vêtu  de  ses  sombres  habits  de  noce,  aux 
émeutes  populaires,  mais  les  émeutes,  par  bonheur,  ne  durent 
pas  toujours  ;  les  travaux  de  la  campagne  ne  l'intéressaient 


CONTES  91 

plus  parce  qu'il  avait  l'étoffe  d'un  homme  public,  le  tempé- 
rament d'un  tribun,  un  vrai  talent  d'orateur.  L'école  primaire 
en  avait  fait  un  aspirant  bourgeois.  Il  voyait  grand,  il  rêvait 
une  vie  supérieure  à  sa  fortune.  Que  faire  >  Il  eut  une  idée 
géniale.  Il  s'établit  marchand  de  larmes. 

—  Vous  me  faites  mourir  de  curiosité. 

—  J'appris  un  jour  qu'un  personnage  étrange  hantait  le 
cimetière  d'Aiguebelle.  On  me  fit  de  lui  un  portrait  que  je  crus 
reconnaître.  Bien  certainement  c'était  mon  homme.  Je  voulus 
m'en  assurer.  La  chose  était  facile  puisque,  disait-on,  il  n'aban- 
donnait le  cimetière  qu'au  moment  de  la  fermeture  des  grilles. 
Il  y  arrivait  le  matin  et  ne  le  quittait  pas  même  pour  déjeuner. 
A  midi,  assis  sous  un  cyprès,  au  bord  d'une  tombe,  il  croquait 
un  quignon  de  pain,  buvait  l'eau  ou  le  vin  d'une  bouteille  plate 
qu'il  remettait  ensuite  dans  sa  poche  soigneusement,  et  repre- 
nait son  poste  d'observation  dans  les  bosquets  funèbres. 

—  Son  poste  d'obser\'ation }  interrogea  le  préfet. 

—  "Voici.  Je  me  rendis  un  matin  au  cimetière,  pour  voir  si 
le  marchand  de  larmes  était  bien  le  dompteur  de  foules  que 
je  connaissais.  Il  se  trouva  que  j'arrivai  à  la  grille  en  même 
temps  qu'un  enterrement  de  deuxième  classe...  Je  suivis,  moi 
dernier  du  cortège.  A  peine  avions-nous  dépassé  les  premiers 
cyprès  de  la  grande  allée,  que  mon  homme  en  sortit.  Il  avait 
son  même  costume  de  bourgeois,  son  costume  des  jours 
d'émeute.  Le  noir  en  était  un  peu  jauni.  Le  chapeau  haut  de 
forme,  bien  brossé,  luisait  de  son  mieux,  au-dessus  d'un 
crêpe  étroit.  La  chemise  était  propre  ;  la  cravate  fripée  légè- 
rement, mais  à  peu  près  blanche.  L'homme  avait  des  sou- 
liers vernis. 

Son  regard  allait  lentement  de  la  tête  à  la  queue  du  cor- 
tège. Il  m'aperçut  et  vint  à  moi,  d'une  démarche  compassée, 
d'une  allure  triste. 

—  Bonjour,  monsieur  Cabissol,  murmura-t-il  d'une  voix 
très  basse,  endeuillée. 

—  Bonjour,  mon  ami  Bédarride  ! 

—  Qui  enterre-t-on } 


9a  LA  PROSE  DE  JEAN  AICARD 

—  Je  ne  sais  pas...  j'arrivais...  pour  vous  voir,  pour  vous 
entendre. 

—  Ah  !  fit-il,  vous  connaissez  mon  nouvel  état> 

—  On  m'en  a  parlé. 

—  Eh  bien  !  alors,  permettez-moi  de  faire  mon  devoir. 

Et  s'adressant  à  l'un  des  bourg-eois  qui  nous  précédaient 
de  trois  pas  : 

—  Qui  enterre-t-on  ? 

—  Mademoiselle  Adélaïde  Estocofy. 

—  Attendez  donc  !...  fit-il,  mais...  je  la  connais  ! 

—  Qui  ne  connaît  pas  Adélaïde  à  Aiguebelle,  répliqua 
l'autre,  une  des  deux  dévotes  >  Des  épicières  qui  vendaient  le 
meilleur  café  de  la  ville  ! 

—  Pardi  !  répliqua  Bédarride,  à  qui  le  dites-vous  >  Je  le 
connais,  son  café.  Pour  du  bon  café,  voui,  cetaitdu  bon  café 
et  qui  ne  sentait  jamais  la  marine  ! 

Et  après  un  silence  : 

-—  Sa  pauvre  sœur,  reprit-il,  doit  être  bien  désolée.  Elle 
est  son  aînée,  je  crois  > 

—  Oui,  Anastasie  est  l'aînée  et  elle  voit  partir  sa  cadette, 
pechére  ! 

Bédarride  quitta  les  derniers  rangs  du  cortèg-e  ;  il  g"agna 
les  rangs  du  milieu.  Je  le  suivis. 

Il  avisa  une  vieille  dame  qui  s'essuyait  les  yeux  et  lui 
dit: 

—  Quel  âge  pouvait-elle  bien  avoir,  notre  pauvre  Adélaïde  ? 
La  femme  répondit  : 

—  Elle  n'avait  que  soixante-cinq  ans,  pechére  ! 

—  Je  ne  l'aurais  jamais  deviné  à  la  voir,  pechére  !  dit  Bédar- 
ride... vous  l'aimiez  beaucoup,  madame?...  madame)... 

—  Madame  Labaudufle. 

—  Vous  l'aimiez  beaucoup,  dites...  madame  Labaudufle  > 

—  Voui  !  gémit  la  matrone.  Nous  nous  étions  élevées 
ensemble,  rue  de  l'Aubergine  où  elle  est  morte,  dans  le  maga- 
sin qui  l'avait  vue  naître,  puisque  sa  mère,  comme  vous  savez, 
était  marchande  de  fruits  et  tenait  boutique  d'épicerie,  depuis 


CONTES  93 

l'autre  siècle,  à  côté  de  l'ancien  théâtre  des  marionnettes  où 
on  jouait  la  Crèche,  pour  la  Noël. 

—  Je  l'aimais  aussi  beaucoup,  dit  Bédarride...  pauvre  Adé- 
laïde ! 

On  arrivait  près  de  la  fosse  ouverte  qui  attendait  la 
dépouille  mortelle  d'Adélaïde  Estocofy. 

Vivement  Bédarride  gagna  les  premiers  rangs  du  cortège. 
Il  reconnut  facilement  Anastasie  à  sa  douleur  ;  il  s'approcha 
d'elle. 

On  descendait  le  cercueil  dans  la  fosse. 

Le  prêtre  bénissait  la  tombe  ouverte  et  psalmodiait  les 
prières  lamentées. 

Bédarride  se  pencha  vers  Anastasie  : 

—  Pauvre  demoiselle!  lui  dit-il  d'une  voix  mouillée,  je 
prends  bien  part  à  votre  chagrin...  avec  toute  la  ville,  d'ail- 
leurs... 

Anastasie  eut  un  sanglot. 

Bédarride  reprit,  d'un  ton  plus  bas,  confidentiel,  mais  d'un 
accent  plus  assuré  : 

—  Est-ce  que  quelqu'un  parlera  sur  sa  tombe  } 

—  Pechère  !  sanglota  Anastasie  ;  de  pauvres  gens  comme 
nous,  on  les  enterre  sans  discours  !...  Qui  voulez-vous  qui 
parle  sur  sa  tombe  > 

—  xMoi  !  dit  Bédarride  avec  une  sombre  énergie  ;  moi,  si 
vous  le  désirez,  ma  pauvre  demoiselle,  car  je  connaissais  ses 
vertus,  à  la  pauvre  morte,  comme  je  connais  les  vôtres.  Je  suis 
M.  Bédarride. 

Anastasie  étouffa  un  sanglot  plus  profond  que  les  autres. 
Les  prières  étaient  achevées. 

—  Désirez-vous  toujours  que  je  parler  interrogea  Bédar- 
ride. 

—  Vous  me  ferez  beaucoup  d'honneur,  monsieur  Bédarride. 
Il  s'avança  au  bord  de  la  fosse,  et  tenant  son  chapeau  de  la 

main  gauche,  il  refoula  d'un  geste  large  de  sa  droite  ceux  des 
assistants  qui  s'apprêtaient  déjà  à  jeter  sur  le  cercueil  les 
premières  poignées  de  terre. 


94  LA  PROSE  DE  JEAN  AICARD 

Alors,  pâle,  maigre,  noir,  debout  sur  l'éminence  formée 
par  la  terre  fraîchement  retirée  du  trou,  ému  lui-même,  il 
parla  ainsi  à  la  foule  émue  : 

—  Mesdames,  messieurs,  vous  tous,  amis  connus  et  incon- 
nus, recevez  les  remerciements  d'une  famille  éplorée  ;  d'une 
sœur  écrasée  sous  la  plus  inconsolable  de  toutes  les  douleurs, 
puisque  jamais  la  tombe  n'a  rendu  sa  proie  !  Du  moins,  chère 
demoiselle  Anastasie  (Ici  M»»  Anastasie  sanglota  éperdu- 
ment.),  du  moins  vous  avez  cette  consolation,  enviée  par  tous 
les  honnêtes  gens,  de  voir  une  ville  entière  se  presser  autour 
de  vous,  dans  un  élan  de  participation  à  votre  douleur,  parti- 
cipation qui  n'a  d'égale,  par  sa  grandeur,  que  votre  douleur 
elle-même.  Chère  et  malheureuse  Adélaïde,  regarde  autour 
de  toi.  Tout  Aiguebelle  a  pour  toi  les  yeux  de  madame  Labau- 
dufle,  qui  sont  noyés  dans  les  larmes.  Ah!  elle  t'a  aimée, 
cette  vénérable  dame,  comme  nous  t'aimions  tous  !  Tout 
Aiguebelle  rend  hommage,  sur  cette  tombe,  à  l'élévation  de 
sentiments  et  à  la  probité  commerciale  de  ces  deux  sœurs 
dont  le  café  renommé  n'a  jamais  subi  aucune  défaillance  de 
réputation  depuis  plus  d'un  siècle.  Car  il  y  a  un  siècle,  —  ne 
l'oubliez  pas  I  —  la  mère  et  les  ancêtres  des  deux  célèbres 
sœurs  avaient  déjà  fondé  la  réputation  de  leur  incomparable 
maison,  située  à  côté  même  de  ces  théâtres,  —  aujourd'hui 
disparus  hélas  !  —  où  des  marionnettes  jouaient,  pour  l'édi- 
fication du  peuple,  le  Saint  Mystère  de  la  Crèche  et  l'histoire 
de  Geneviève  de  Brabant...  Voilà,  messieurs  et  dames,  des 
titres  de  noblesse  qui  en  valent  bien  d'autres.  Réjouissez-vous 
donc  à  travers  vos  larmes,  tout  au  fond  de  vos  cœurs,  dans 
l'espérance,  que  dis-je  >  dans  la  certitude  des  récompenses 
éternelles  que  le  ciel  doit  à  la  probité  commerciale  unie  à 
l'élévation  des  sentiments  qui  sont  la  gloire  de  l'humanité!... 
Adieu,  Adélaïde  !  tu  ne  pouvais  pas  partir  sans  qu'une  parole 
de  justice,  de  reconnaissance  et  d'amour  fût  prononcée  sur  ta 
tombe.  Adieu,  pieuse  Adélaïde,  si  pieuse  que  ta  boutique  est 
connue  à  Aiguebelle  sous  le  nom  de  la  boutique  des  Deux 
Dévotes,  —  car  ta  chère  et  malheureuse  sœur  partage  dès  ce 


CONTES  96 

moment  ta  pure  renommée,  comme  elle  partagera  un  jour  — 
le  plus  tard  possible,  —  ta  gloire  immortelle  dans  le  ciel  ! 

Bédarride  se  tut.  11  essuya  ses  yeux  d'où  coulaient  de  vraies 
larmes. 

Il  se  pencha  vers  moi  : 

—  Vous  le  croirez  ou  non,  monsieur  Cabissol,  je  ne  la 
connaissais  ni  des  lèvres,  ni  des  dents.  Eh  bien  !  il  me 
semble  que  je  l'ai  toujours  connue. 

Anastasie,  secouée  par  les  sanglots,  tomba  à  demi-pâmée 
dans  les  bras  de  madame  Labaudufle... 

Alors,  doucement,  bien  doucement,  Bédarride  lui  souffla  à 
l'oreille  : 

—  J'espère  que  vous  êtes  contente,  ma  bonne  demoiselle). .. 
Il  prit  un  temps,  puis  : 

—  C'est  cinque  franques,  ajouta-t-il. 
Machinalement,  l'honnête  commerçante  chercha  sa  poche 

d'une  main  tremblante. 

—  Non,  non,  dit  Bédarride  discret...  je  passerai  chez  vous. 
Pas  ici...  Ici,  voyez-vous,  ça  me  ferait  trop  de  peine  ! 


m 


PAYSAGES   DE   PROVENCE 

Notre-Dame  d'Amour  ^ 

1 

Zanette,  c'était  son  nom  de  Jeanne,  de  Jeannette,  comme 
elle  le  prononçait  en  zézayant,  lorsqu'elle  était  toute  petite. 
Tel  il  lui  était  resté.  Ce  qui,  aussi,  lui  était  resté,  c'était  sa 
grâce  d'enfance,  on  ne  sait  quoi  de  tout  mignon,  de  plus  jeune 
qu'elle-même.  Elle  était  belle  de  ses  beaux  seize  ans,  de  son 
profil  de  Grecque,  et  de  ses  cheveux  noirs,  qui,  sous  le  hennin 
de  l'Arlésienne,  pendaient  lourdement  sur  la  blancheur  dorée 
de  son  cou. 

Elle  avait  seize  ans  avec  l'air  d'en  avoir  douze.  Pourtant, 
on  sentait  la  vie  jeune  et  forte  palpiter  dans  la  chapelle,  c'est- 
à  dire  dans  l'entre-bâillement  des  fichus  aux  plis  innombra- 
bles, qui  laissent  voir  un  peu  de  la  poitrine  nue  sur  laquelle 
brille  la  croix  d'or  suspendue  à  la  chaînette  des  grand'mères. 

Zanette  vivait  à  la  ferme  de  la  Sirène,  bien  tranquille  à 
soigner  ses  poules,  ses  lapins,  auprès  de  son  père,  maître 
Augias,  le  bayle.  A  l'ordinaire  elle  allait  en  Arles  tous  les 
dimanches. 

I.  C'est  le  premier  chapitre  du  roman  qui  porte  ce  titre  et  qui 
raconte  les  aventures  de  la  petite  Zanette  et  du  guardian  Pastorel. 


98  LÀ  PBOBE  DE  JEAN  AICARD 

Et  bien  souvent,  assise  au  bord  du  Petit  Rhône,  seule,  sous 
les  saules  et  les  aubes,  elle  rêvait  en  regardant  l'eau,  l'eau 
qui  s'en  allait  vers  la  mer,  vers  la  mer  si  grande,  où  des 
bateaux  vont  et  viennent,  comme  des  bêtes  de  rêve,  comme 
de  grands  oiseaux  aux  ailes  blanches...  Un  songe  d'inconnu 
accompagnait  toujours  Zanette.  Ses  beaux  seize  ans  espéraient. 

....  N'est-ce  pas  qu'elle  porte  un  joli  nom,  la  ferme  de  la 
Sirène?  La  Sirène  (la  Sereno)  si  vous  interrogez  les  paysans, 
ils  vous  le  diront,  est  un  oiseau  de  passage,  qui  jamais 
ne  s'arrête  chez  nous,  et  qui  traverse  seulement  notre  ciel, 
très  haut.  Quelquefois,  le  laboureur,  en  novembre,  arrête 
son  attelage,  parce  qu'il  a  entendu  une  harmonie  lointaine, 
confuse,  comme  un  son  prolongé  de  viole  ou  de  mandoline.... 

Et  il  écoute,  en  rêvant.... 

Ce  sont  les  sirènes  qui  passent  là-haut,  tout  là-haut.  Elles 
sont  plus  petites  que  des  tourterelles  et  leurs  plumes  miroi- 
tantes ont  toutes  les  couleurs  de  l'arc-en-ciel.  On  ne  sait  pas 
si  la  musique  qu'elles  font  sort  de  leur  gosier  ou  vient  sim- 
plement de  la  vibration  de  leurs  ailes.  On  croit  plutôt  que 
leur  vol  est  harmonieux.  Leur  voix  y  ajoute  une  seule  note 
qui,  de  temps  en  temps,  scande  et  domine  la  mélodie  des 
ailes...  Un  jour,  dit-on,  comme  on  venait  à  peine  de  construire 
le  château  et  sa  ferme,  une  sirène  un  instant  se  posa  sur  le 
bouquet  de  tamaris  en  fleurs  que  les  maçons  plantent  au  bout 
d'une  perche,  sur  la  toiture,  dès  qu'elle  est  achevée.  Et  le 
château,  et  la  ferme  qui  le  touche,  furent,  voilà  bien  long- 
temps, baptisés  du  nom  qu'ils  portent  encore. 

Entre  la  ferme  et  le  château,  une  vieille  chapelle  décrépite, 
où  jadis  on  disait  la  messe,  se  dresse,  étroite  et  longue. 

On  la  dirait  bâtie  sur  le  modèle  des  huttes  camarguaises. 

Les  huttes  sont  en  «  tape  »,  en  argile  desséchée,  recouvertes 
de  roseaux,  et  la  chapelle  est  en  moellons,  et  recouverte  de 
pierres  plates,  mais  les  deux  toits  ont  la  même  forme,  celle 
d'un  bateau  long,  la  quille  en  l'air  ;  et  sur  leurs  toitures,  les 
cabanes,  aussi  bien  que  la  chapelle,  portent  toutes  une  croix 
penchée,  comme  renversée  en  arrière.  Toutes  ces  croix  pen- 


PAYSAGES  DE  PBOVENCK  99 

chantes  font  songer  au  mistral  éternel  qui  incline  ainsi  un  peu 
tous  les  arbres  des  plaines  provençales,  dans  la  même  direc- 
tion. Tous  ils  gardent  un  peu  la  marque  du  vent  maître, 
«  magistral  »,  à  qui  les  Romains  avaient  élevé  un  temple, 
comme  à  la  puissance  divine,  protectrice  de  ce  pays  qu'il 
balaye  et  assainit  sans  cesse...  Elles  donnent  encore,  les  petites 
croix  qu'on  plante  ainsi  à  dessein  penchées,  l'impression  des 
choses  de  la  religion,  à  la  fois  vaincues  et  résistantes.  Elles 
sont  là,  tenaces  mais  inclinées,  jamais  arrachées  mais  toujours 
penchantes,  et  elles  disent  le  triomphe  obstiné  d'une  foi  sans 
relâche  battue  des  vents... 

Bien  délaissée  en  effet,  la  petite  chapelle.  On  n'y  dit  plus  la 
messe.  Et  pourtant,  les  gens  du  château  et  de  la  ferme  ne 
l'abandonnent  pas  ;  ordre  est  donné  à  Zanette  par  les  maîtres 
du  château,  riches  négociants  qui  habitent  Marseille,  —  de 
tirer,  aux  jours  de  fête,  —  de  dessous  l'autel  qui  forme  pla- 
card, —  les  vêtements  sacerdotaux  précieusement  enfermés 
là,  et  de  les  visiter  avec  soin,  d'en  éloigner  les  fourmis,  les 
araignées,  les  tarentes. 

Cette  chapelle  est  consacrée  à  la  Vierge,  qui  porte  aussi  le 
nom  de  Notre-Dame-d' Amour. 

Hélas  !  même  parmi  les  saints  du  saint  paradis,  il  y  a  des 
humbles  et  des  glorieux  !  Il  y  a  hélas  !  par  le  monde,  des 
Notre-Dames  illustres,  vénérées  de  tous,  à  qui  on  apporte 
chaque  jour  des  présents  magnifiques,  des  robes  de  soie,  des 
couronnes  de  perles,  des  colliers  de  diamants  !  Il  y  a  des 
Notre-Dames  à  Lyon,  à  Paris,  à  Lourdes,  à  la  Salette,  — 
l'univers  le  sait.  Et  peut-être  aucune  d'elles  n'a  un  si  beau 
nom  que  la  petite  Notre-Dame  qui,  en  Camargue,  inconnue  du 
monde,  délaissée  même  des  gens  du  pays,  habite  une  pauvre 
chapelle  décrépitée,  semblable  à  la  plus  pauvre  des  cabanes 
de  ce  désert  !...  Notre-Dame-d'Amour  !  c'est  sous  ce  nom 
charmant  que  la  chapelle  est  connue  de  tout  le  pays.  Mais  si 
Notre-Dame-d'Amour  est  aussi  connue  que  Saint-Trophime 
d'Arles  ou  les  Saintes-Maries-de-la-Mer,  elle  n'est  pas  visitée 
comme  eux,  tant  s'en  faut  !  Et  dans  sa  niche  de  pierre,  au- 


lOO  LA  PEOSE  DE  JEAN  AICARD 

dessus  de  l'humble  autel  où  brillent  deux  candélabres  Jde 
cuivre  et  un  tabernacle  de  bois  doré,  la  Notre-Dame,  dorée 
également,  ne  voit  plus  à  ses  genoux  que  Zanette.  Du  moins 
est-ce  tous  les  jours,  dès  l'aube,  que  Zanette  vient  lui  adresser 
sa  prière,  depuis  sa  petite  enfance. 

Pauvre  Notre-Dame-d'Amour,  que  son  nom  adorable  ne 
protège  pas  contre  l'abandon  !  Elle  est  pourtant  jolie  à  voir, 
grande,  oh  !  grande  comme  une  enfant  de  dix  ans,  vêtue,  par- 
dessus la  robe  de  bois  doré,  d'une  robe  en  vraie  étoffe,  jadis 
blanche,  toute  piquée  de  fleurettes  bleues.  EUe'est  coiffée  d'un 
velours  d'Arlèse,  bleu  également,  frappé  de  roses  pâles  ;  elle 
a,  aux  oreilles,  des  pendeloques  de  cuivre  ;  au  cou,  un  collier 
de  perles  de  verre,  et  ses  mains  et  sa  figure  furent  sans  doute 
dorées  bien  solidement  par  un  maître-ouvrier,  puisque  la 
dorure  du  visage  et  des  mains  reluit  au  soleil,  comme  neuve, 
quand  Zanette  ouvre  la  porte,  chaque  matin.  Elle  a  pourtant 
plus  de  cent  ans,  la  douce  Notre-Dame-d'Amour,  qui  sourit 
aux  humbles  ex-voto  suspendus  aux  murailles,  tableaux  naïfs, 
béquilles,  fusils  crevés  offerts  par  des  chasseurs,  petits 
bateaux  jadis  apportés  par  des  marins  sauvés  du  naufrage. 

Aussi,  pourquoi,  ô  Notre-Dame-d'Amour,  pourquoi  ne 
faites-vous  pas  de  miracles  >  Voyez,  aux  Saintes-Maries-de-la- 
Mer  —  à  cinq  lieues  d'ici,  au  sud,  —  voyez  l'église  crénelée, 
de  six  cents  ans  plus  vieille  que  vous,  et  voyez  comme  les 
pèlerins  s'y  pressent  tous  les  ans,  au  24  mai  !  Ce  jour-là,  les 
saintes  châsses,  qui  contiennent  les  os  des  deux  saintes 
Maries,  Jacobé  et  Salomé,  descendent  en  grande  cérémonie, 
du  haut  de  la  voûte.  On  leur  tend  les  bras.  On  les  supplie,  on 
les  touche.  Et  les  Saintes  guérissent  quelquefois  les  paralysés. 
Elles  ne  sont  pas  toujours  justes.  On  ne  sait  pas  pourquoi, 
on  ne  saura  jamais  pourquoi  elles  guérissent  celui-ci  au  lieu 
de  celui-là,  — mais  à  tous  également  elles  donnent  l'espérance, 
c'est-à-dire  le  meilleur  de  la  vie. 

Et  c'est  pourquoi  chaque  année,  des  milliers  de  pèlerins  en 
caravane,  visitent  leur  église...  Que  ne  les  imitez-vous,  pauvre 
Notre-Dame  >  Vous  êtes  leur  reine  pourtant,  et  la  propre  mère 


PAYSAGES  DE  PROVENCE  lOI 

de  Dieu,  et  c'est  elles  qu'on  visite  seules,  c'est  elles  et  même 
sainte  Sare,  qui  fut  leur  servante,  et  dont  les  reliques,  dans 
la  Icrypte  souterraine  de  l'église,  sont  vénérées  surtout  des 
bohémiens  I  Et  vous,  vous,  ô  Notre-Dame,  vous  êtes  toute 
seule  ici,  dans  une  toute  petite  chapelle  froide,  sans  honneur 
et  sans  prière...  sinon  celle  d'une  petite  fille.  Il  est  vrai  qu'elle 
est  jolie  et  qu'elle  est  sage,  et  peut-être  l'aimez- vous...  Pro- 
tégez-la donc,  ô  Notre-Dame-d'Amour  !  et  donnez-lui  l'amour 
vrai.  Qu'elle  aime  et  qu'elle  soit  aimée.  C'est,  des  destinées 
de  la  terre,  la  plus  humaine  et  la  plus  divine  I 

Chaque  matin,  Zanette,  avant  toute  chose,  sort  de  la  ferme 
pour  aller  dans  la  chapelle.  Elle  ouvre  la  porte.  Le  rayon  hori- 
zontal du  matin  entre  bien  vite  avec  elle  et  fait  resplendir  le 
visage  d'or  de  la  vierge.  Zanette  va  s'agenouiller  au  pied  de 
l'autel.  Sa  coiffe  du  matin  enserre  étroitement  son  haut  chi- 
gnon au-dessus  duquel  elle  se  termine  en  deux  petites  cornes 
pointues,  toutes  blanches,  qui  font  sourire  aux  anges.  Elle 
fait  le  signe  de  la  croix  et  sa  main  touche  un  peu  au  passage 
la  petite  croix  qui  luit  sur  sa  poitrine  nue,  dans  l'entre-bâille- 
ment  de  ses  fichus  arlésiens...  Et  elle  prie,  agenouillée  dans 
les  plis  nombreux  de  sa  jupe  d'indienne,  un  peu  courte,  qui 
découvre  ses  pattes  fines  de  perdrix  de  Crau,  ses  gros  bas  de 
fille  sage,  jadis  tricotés  par  sa  mère,  qui  est  morte  depuis 
trois  ans. 

—  Protégez  mon  père,  bonne  Notre-Dame!  Je  n'ai  plus 
que  lui  sur  cette  terre.  Gardez-moi  de  tout  mal,  bonne  vierge 
d'amour.  Gardez-moi  du  mauvais  amour.  Et  quelque  jour,  si 
je  le  mérite,  accordez-moi  d'avoir  un  amoureux  que  j'aime... 
Ce  Jean  Pastorel  peut-être,  qui  aux  dernières  courses  des 
plaines  de  Meyran,  vint,  —  comme  s'il  m'eût  connue  et  aimée, 
—  m'offrir  la  cocarde  qu'il  avait  prise,  si  hardiment,  au  front 
du  taureau  en  colère  ! 

Or  voici  comment  il  se  faisait  que  la  dévotion  de  Zanette  à 
Notre-Dame  d'Amour  était  si  fervente  ;  sa  foi,  si  entière. 

Quand  elle  était  toute  enfant,  à  six  ans,  Zanette  avait  un 
chien  qu'elle  aimait  beaucoup,  d'un  de  ces  amours  passionnés 


I02  LA  PROSE  DE  JEA.N  AIUARD 

des  tous  petits  pour  les  bêtes.  Ce  chien,  dans  l'écurie,  où  il 
couchait,  fut  blessé  d'une  ruade  par  un  cheval  malade. 
Zanette  parvint  à  pénétrer,  toute  seule,  dans  la  chapelle  du 
château,  et  elle  supplia  Notre-Dame  de  la  protéger,  en  cette 
circonstance,  de  tout  son  divin  pouvoir,  en  sauvant  le  chien  bien- 
aimé.  Hélas  !  il  arriva  que  juste  à  l'heure  où  elle  venait  de  faire 
cette  prière,  le  chien  mourut  et  l'enfant  révoltée  déclara  qu'elle 
ne  demanderait  plus  rien  à  une  Notre-Dame  si  méchante  I... 
Elle  s'exaltait  dans  cette  idée,  quand  le  vétérinaire  arrivé 
d'Arles  pour  voir  le  cheval,  ayant  demandé  à  examiner  le 
chien  mort  déclara  que  l'accident  du  coup  de  pied  mortel  était 
une  chance  heureuse,  le  chien  étant  bien  et  dûment  enragé 
quoique  l'horrible  maladie  ne  se  fut  pas  déclarée  encore... 
L'apparente  malice  de  Notre-Dame  était  donc  un  miracle  de 
bonté. 

C'est  de  ce  jour-là  que  Zanette  ne  jurait  plus  que  par  Notre- 
Dame-d'Amour. 


PAYSAGES  DE  PROYBNCB  Io3 


IdyUe  Pure^ 

Si  fraîche  était  Livette  qu'on  répétait  souvent  en  parlant 
d'elle,  ce  mot  de  Provence  :  «  on  la  boirait  dans  un  verre  d'eau  I  » 

A  aimer  Livette,  Renaud  éprouvait  ce  plaisir,  si  doux  au 
cœur  des  forts,  d'avoir  à  protéger  quelqu'un,  une  petite 
femme  qui  était  une  enfant.  Grâce  à  la  fragilité,  à  la  petitesse 
de  Livette,  le  rude  gardian,  bâti  pour  des  amours  violentes, 
le  cavalier  du  désert  camarguais,  le  bouvier  au  poing  robuste, 
le  dompteur  de  cavales  et  de  taureaux,  éprouvait  une  sorte 
d'amour  fait  de  pitié  douce,  de  respect  pour  la  faiblesse 
gracieuse  ;  il  apprenait  la  tendresse  en  un  mot,  qu'il  n'eût 
pas  su  avoir  peut-être  pour  une  de  ses  pareilles. 

Il  ne  lui  serait  jamais  venu  à  Vidée  de  lui  dire,  à  elle,  quel- 
qu'une de  ces  grosses  plaisantcucs  à  double  entente  dont  il 
régalait  volontiers,  aux  jours  de  ferrades  ou  de  courses,  les 
fortes  belles  filles  de  sa  connaissance.  Il  lui  eût  semblé  qu'il 
abusait  vilainement  de  sa  puissance  et  de  son  expérience 
d'homme.  Encore  moins  Livette  lui  donnait-elle  cet  âpre 
désir,  bien  connu  de  lui,  qui,  parfois,  auprès  des  autres  filles, 
lui  montait  au  cerveau  en  coup  de  sang,  ce  désir  de  toucher  avec 
ses  mains,  de  prendre  avec  ses  bras,  de  renverser  au  revers 
du  fossé,  en  riant  de  la  résistance  molle,  du  consentement 
qui  repousse  un  peu,  de  la  lutte  égale  entre  la  fille  et  le  garçon 
qui  tous  deux  s'entendent,  au  fond,  pour  être  voleur  et  volée. 
Non,  devant  Livette,  Renaud  se  sentait  nouveau  à  lui-même. 
Il  lui  venait,  de  la  petite  demoiselle  aux  cheveux  d'or,  une 
tranquillité  de  cœur  dont  il  était  bien  surpris.  Il  a  mille 
formes,  l'amour.  Celui  qu'éprouvait  Renaud  pour  Livette 
était  un  apaisement.  Il  lui  «voulait  du  bien».  Voilà  ce  qu'il 
se  répétait  en  songeant  à  elle.  Et,  comme  il  désirait  toutes 

I.  Extrait  de  Roi  de  Camargue.  Livette  et  Jacques  Renaud  sont 
les  héros  de  ce  roman  où  la  Camargue  est  peinte  et  célébrée  pour 
ainsi  dire  à  chaque  page. 


I04  LA  PROSE  DE  JEAN  AICARD 

les  autres  un  peu  à  la  façon  des  taureaux  de  sa  manade,  dans 
la  saison  où  les  germes  travaillent,  il  se  trouvait  que  la  seule 
qu'il  aimât  vraiment,  il  lui  semblait  ne  la  désirer  point. 

Alors,  de  cela,  il  éprouvait  un  charme  bon,  qu'il  savourait 
comme  une  eau  pure  après  la  longue  marche  dans  la  poussière, 
au  soleil.  Il  se  réjouissait  en  lui-même  de  son  amour  comme 
d'un  repos,  d'une  halte  sous  un  ombrage  d'arbre,  au  bord 
d'une  source  très  fraîche,  très  claire,  pendant  que  des  oiseaux 
chantent,  au  réveil,  le  matin.  Quelquefois,  dans  le  flamboie- 
ment de  midi,  quand  il  traversait,  sur  son  cheval  qui  baissait  la 
tête,  le  désert  miroitant  de  sables,  de  sel  et  d'eau,  il  sentait 
le  souvenir  de  Livette  lui  arriver  doucement,  et  il  lui  semblait 
alors  qu'une  brise  lente  l'accompagnait,  passait  sur  son  front, 
le  lavait  en  quelque  sorte  de  sa  fatigue,  de  la  poussière, 
comme  un  bain.  Il  était  rafraîchi  et  il  se  sentait  sourire. 
Ranimé,  il  avait  un  frisson  d'aise  qui  parcourait  tout  son  être, 
et  qui,  par  les  genoux  et  par  la  main,  imperceptiblement,  com- 
mandait à  son  cheval  de  relever  la  tête.  Il  la  relevait  sans 
autre  commandement,  s'ébrouait;  le  cheval  de  l'amoureux 
secouait  sa  crinière,  chassait,  du  coup  de  fouet  brusque  de 
sa  queue,  les  mouïssales  qui  ensanglantaient  ses  flancs  et, 
d'un  pas  allongé,  gagnait  les  abris  à  l'ombre,  au  bord  du 
Rhône,  sous  les  aubes,  sous  les  peupliers,  —  dont  les  feuilles 
toujours  tremblotent  et  bruissent  comme  l'eau,  comme  les 
coeurs  d'homme,  comme  tout  ce  qui  vit,  espère,  soufi're  et 
meurt. 

Non  seulement  par  sa  grâce  et  sa  faiblesse  elle  le  charmait, 
lui  fort  et  brutal  ;  mais  aussi  par  les  soins  de  sa  mise,  par 
son  élégance  de  femme  riche,  elle  l'enchantait,  lui  pauvre  ;  et 
elle  lui  semblait  une  créature  neuve,  étrange,  d'un  autre  monde. 
Et  elle  l'était  en  effet.  D'une  autre  qualité,  se  disait-il  ;  un  être 
hors  de  sa  région,  bien  au-dessus. 

Qu'il  pût  dénouer  un  jour  les  cordons  de  ses  petits  souliers, 
cela  «  ne  lui  venait  pas  »,  et  cependant  elle  était  à  lui,  Livette, 
la  fille  des  intendants  du  Château  d'Avignon  !  elle  était  sa 
fiancée,  sa  promise,  sa  future  femme  I 


PAYSAGES  DE  PEOVENCE  lo5 

Il  se  faisait  l'effet  de  l'héritier  d'un  trône.  Devant  l'idée 
seule  de  son  avenir,  il  éprouvait  quelque  chose  comme  l'em- 
barras d'un  mendiant  au  seuil  d'un  palais,  devant  les  tapis  qu'il 
faut  fouler,  pour  y  entrer,  avec  des  souliers  lourds  de  boue. 

Elle  tenait  un  peu  pour  lui  de  la  sainte  Madone,  en  bois 
sculpté,  peinte  d'or  et  de  bleu,  chargée  de  colliers  de  perles 
et  de  fleurs,  qu'il  voyait,  enfant,  dans  l'église  d'Arles,  à  Saint- 
Trophime. 

Aussi  éprouvait-il  un  étonnement  secret  à  se  savoir  aimé. 

Cela  ne  lui  paraissait  pas  vrai  tout  à  fait;  et  comme  il 
fallait  bien  se  rendre  à  l'évidence,  toutes  les  fois  qu'elle  lui 
parlait,  il  éprouvait  sans  fin  la  nouveauté  de  son  amour. 

Et  il  était  embarrassé  un  peu,  devant  elle,  ne  trouvait  plus 
ses  mots,  se  contentait  de  lui  sourire,  de  lui  être  soumis  comme 
un  enfant,  de  courir  aller  chercher  ceci  ou  cela,  la  devinant 
sur  un  regard  ;  se  trompant  quelquefois,  mais  rarement  ; 
goûtant,  à  être  le  valet  de  la  fillette,  le  plaisir  d'un  gros  nain 
domestique  amoureux  d'une  mignonnette  fille  de  roi. 

Son  sobriquet  de  le  Roi  à  côté  d'elle  maintenant  lui  semblait 
une  moquerie.  Elle  l'embarrassait,  il  était  humble  devant  elle. 

Et  il  était  surpris,  indigné  même,  au  dedans  de  lui,  de 
l'aisance  des  autres  avec  Livette.  Il  lui  semblait  étrange  que 
ses  compagnes  la  traitassent  en  égale  ;  que  son  père,  sa 
grand'mère  n'eussent  pas  pour  sa  fiancée  les  égards,  le 
respect  qu'il  avait,  lui. 

Volontiers,  quand  la  grand'mère  criait  à  Livette  :  «  Fais  ceci 
ou  cela,  cours  !  dépêche-toi  !»  il  se  serait  fâché,  lui  aurait  dit: 
«Pourquoi  la  commandez- vous  }  Elle  n'est  pas  faite  pour  obéir  ! 
Vous  êtes  une  méchante  grand'mère  !  Ne  voyez  vous  pas  bien 
qu'elle  est  trop  délicate  pour  ces  besognes,  et  trop  jolie  I  » 

Mais  ce  n'était  qu'un  sentiment  caché  en  lui  ;  il  n'aurait  pas 
osé  l'avouer,  car  les  femmes  sont  faites,  selon  nos  anciens, 
pour  être  les  servantes  de  l'homme.  Il  n'en  disait  donc  rien  du 
tout.  Il  se  trouvait  même,  de  l'éprouver,  un  peu  ridicule.  Il  se 
contentait  de  faire  très  vite,  à  la  place  de  Livette,  la  chose  qu'on 
lui  commandait,  si  c'était  de  celles  qu'il  pouvait  faire. 


I06  LA.  PEOSB  DE  JEAN  AIOARD 

Oh!  par  exemple,  si  un  homme  se  fût  permis,  avec  Livette, 
une  plaisanterie  malsonnante,  eût  pris  une  liberté,  oh  !  alors, 
avant  de  réfléchir,  certainement,  celui-là,  il  l'eût  assommé  du 
poing-,  là,  tout  de  suite  ! 

Si,  même  dans  la  foule,  un  jour  de  fête,  quelqu'un,  homme 
ou  femme,  non  loin  d'elle,  lançait  un  mot  grossier,  un  de 
ceux-là  que  lui-même,  à  l'occasion,  savait  faire  sonner  très  bien, 
il  éprouvait,  contre  l'inconnu,  une  rage  ;  il  lui  semblait  vérita- 
blement qu'on  eût  dû  s'apercevoir  de  la  présence  de  Livette, 
la  sentir  près  de  là,  comprendre  que,  devant  elle,  on  devait  se 
respecter. 

Tout  cela,  il  eût  été  incapable  de  l'expliquer,  mais  il  l'éprou- 
vait, confus  et  certain,  en  lui. 

Pour  Livette,  elle  sentait  finement  l'adoration  du  bouvier. 
Elle  en  jouissait  sans  trop  en  avoir  l'air.  Elle  voyait  très  clai- 
rement qu'elle  avait,  sans  aucun  effort,  dompté  une  bête  sau- 
vage. Elle  riait  parfois,  en  le  regardant,  d'un  rire  honnête,  clair, 
où  il  y  avait  cependant  le  triomphe  de  la  mystérieuse  magie 
féminine,  merveilleuse  invention  de  la  nature  qui  veut  que  le 
fort  soit,  au  gré  de  la  faiblesse  exquise,  attiré,  vaincu,  roulé 
à  terre.  Ce  miracle,  opéré  par  la  vie,  par  la  nature,  par 
l'amour,  elle  le  croyait  son  œuvre,  à  elle  Livette,  et  elle  était 
travaillée  d'un  peu  d'orgueil,  la  petite  ifemme  !  D'autant  plus 
que  souvent  elle  se  disait  :  «  Comment  ai-je  fait  >  je  ne 
le  mérite  pas  ce  bonheur,  non,  en  |vérité,  je  ne  le  [mérite 
pas  !  »  Elle  voyait  très  bien  que,  pour  lui,  elle  était  un  être  à 
part  ;  qu'il  ne  la  traitait  pas  du  tout  comme  faisait  tout  le 
monde  ;  et,  très  étonnée,  elle  en  était  fière. 

Puis  se  demandant,  en  son  cœur  sincère,  ce  qu'elle  avait 
de  «  plus  »,  de  mieux  qu'une  autre,  et  ne  trouvant  pas,  il  lui 
arrivait  de  juger  malgré  elle  son  amoureux  un  peu,  un  tout 
petit  peu  bête  d'être  comme  cela,  lui  si  fort,  dominé  par 
elle  !  Alors  elle  se  moquait  gentiment,  riait  de  lui  tout 
haut  : 

—  Ah  !  grand  nigaud  ! 

Ainsi,  obscurément,  toute  la  Femme,  profonde,  ondoyante, 


PAYSAGES  DE  PROVENCB  t'&J 

était  dans  cette  paj'sanne  simple,  qui  n'aurait  rien  su  dire 
sur  elle-même. 

Il  lui  arrivait  aussi  de  se  trouver  jolie,  belle,  la  plus  belle, 
la  plus  jolie,  de  s'admirer.  Quand  cette  idée  lui  venait,  et, 
il  faut  l'avouer,  ce  fut  bientôt  la  plus  fréquente,  ohl  c'est 
alors  qu'elle  le  sentait  son  orgueil  !  Et  elle  ne  trouvait  plus 
bête  du  tout  son  amoureux  ;  il  lui  semblait  bien  heureux,  au 
contraire,  trop  heureux  !  Oh  I  c'est  lui  qui  ne  la  méritait 
guère  !...  Dans  ces  moments-là,  elle  accueillait  ses  services, 
ses  humilités  avec  un  petit  air  de  princesse  habituée  aux 
hommages. 

Alors  aussi,  elle  se  demandait  pourquoi  tous  les  autres  ne 
faisaient  pas  pour  elle  ce  qu'il  faisait,  lui  ?  Et,  par  contre, 
elle  concevait  aussitôt  pour  lui  une  sorte  de  reconnaissance... 
Cette  mobilité  d'impressions  qui  tournent  en  nous,  souvent 
opposées,  sans  fin  variées,  autour  de  l'idée  fixe,  voilà  l'amour... 
Eh  oui,  vraiment,  il  méritait  d'être  aimé  seulement  pour  avoir 
su  la  connaître!  la  choisir!...  C'étaient  les  autres  jeunes 
hommes,  qui,  tous,  étaient  des  sots  ! 

Bienvenu,  était-il,  s'il  arrivait  à  la  ferme  quand  elle  en  était 
à  cette  pensée...  Elle  poussait  un  petit  cri  d'oiseau  content 
et  courait  à  son  ami. 

—  Bonjour,  monsieur  Jacques  ! 

—  Bonjour,  demoiselle  Livette  ! 
Ils  se  prenaient  la  main. 

—  Venez-vous  au  Rhône  > 

—  De  bon  cœur  ! 

Et  souvent  ils  allaient  s'asseoir  ensemjjle  au  bord  du  Rhône, 
sous  le  grand  aube,  un  arbre  de  plus  de  cent  ans,  qui  est  là, 
connu  de  tout  le  monde...  Les  aubes,  assez  pareils  aux 
trembles  et  aux  bouleaux,  sont  des  arbres  bien  camarguais. 

Quelquefois,  en  y  allant,  elle  lui  tendait  une  branchette 
verte,  souple,  cueillie  à  un  peuplier  du  chemin,  et  ils  marchaient 
attachés  l'un  à  l'autre  et  séparés  à  la  fois  par  la  branchette 
courte  que  suivait  un  vol  de  fins  moucherons  aux  petites  ailes 
irisées. 


I08  LA  PROSE  DE  JEAN  AICARD 

Elle  aimait  beaucoup  ce  jeu  de  le  faire  marcher  ainsi,  pas 
trop  près,  pas  trop  loin,  le  tenant  sans  toucher,  l'attirant  à 
volonté,  le  maintenant  à  distance  selon  sa  fantaisie,  faisant  de 
la  bag-uette  feuillue  un  fouet,  s'il  venait  à  entrer  en  révolte. 

Elle  se  sentait  ainsi  bien  maîtressede  lui,  se  rappelant  qu'ainsi 
quelquefois  elle  s'était  fait  suivre  docilement  de  son  cheval 
Blanchet,  en  lui  tendant  une  gerbe  mince  d'avoines  en  fleurs  ;  — 
qu'ainsi  parfois  elle  avait  ramené  derrière  elle,  calme  comme 
un  bœuf,  un  taureau  méchant,  échappé,  blessé  dans  les  courses, 
et  qu'elle  avait  rencontré  au  fond  d'une  touffe  d'ajoncs,  au 
bord  du  chemin,  en  train  de  tendre  sa  langue  baveuse  aux 
filets  de  sang  qui  découlaient  de  son  mufle. 

Arrivés  au  bord  du  Rhône,  sous  le  grand  aube  au  tronc 
rugueux  et  noir,  aux  branches  lisses  et  blanches,  qui  s'étend 
largement  au-dessus  du  fleuve,  avec  son  vaste  feuillage  bruis- 
sant, ils  s'asseyaient  côte  à  côte,  les  fiancés,  sur  les  racines 
qui  sortent  de  terre  ou  bien  sur  un  paquet  de  roseaux  coupés. 

Et  ils  regardaient  couler  l'eau.  L'eau  terreuse,  jaunâtre, 
charriant  des  amas  d'écumes  tournoyantes,  allant  à  la  mer. 

Ils  s'asseyaient  et  ils  regardaient. 

Ils  ne  parlaient  pas.  Ils  vivaient  en  silence,  au  bruit  du 
Rhône  dont  les  petites  vaguelettes,  obliquement,  sur  les  bords, 
viennent  jouer,  s'attarder  dans  les  pieds  innombrables  des 
roseaux,  des  peupliers  jeunes,  tandis  que  le  gros  du  courant 
passe  au  milieu,  pressé,  rapide,  comme  en  hâte  d'arriver  là-bas, 
à  la  mer  qui  est.sa  perte....  Ils  rêvaient,  ils  ne  parlaient  pas. 

Ils  se  sentaient  vivre  de  la  même  vie  que  tout  ce  qui  .les 
entourait.  De  temps  en  temps,  un  martin-pêcheur,  azuré  et 
mordoré,  filait  devant  eux,  se  posait  sur  une  basse  ;branche, 
regardant  l'eau  de  côté,  le  bec  en  arrêt,  puis  brusque  [traver- 
sait le  Rhône.  Et  avec  l'oiseau  bleu,  leur  pensée  traversait 
aussi  le  fleuve,  s'arrêtait  là-bas,  sur  quelque  branche  courbée 
en  arc  dont  le  fin  bout  trempait  dans  l'eau,  tout  vibrant  de  la 
course  du  fleuve,  et  entouré  d'écumes  accumulées,  de  feuilles 
mortes,  de  brindilles.  Comme  un  sorcier  l'oiseau,  tout  à  coup, 
avait  disparu!... 


PAYSAGES  DE  PROVENCE 


109 


—  C'est  joli  !  disait  parfois  Livette. 
Et  c'était  tout. 

Lui  ne  répondait  pas.  Il  ne  savait  que  lui  dire.  Il  était  trop 
heureux.  Le  roi  n'était  pas  son  cousin  ! 

Aux  heures  du  soir,  beaucoup  de  petit  lapins,  des  jeunes, 
en  cette  saison  de  mai,  sortaient  du  parc,  des  haies  sauvages, 
et  jouaient  presque  invisibles,  gris,  dans  l'ombre  au  pied  des 
buissons,  trahis  par  l'agitation  d'une  touffe  d'herbe,  d'une  bran- 
chette  basse,  horizontale,  qui  barrait  leur  coulée. 

Il  y  avait  aussi,  pour  la  joie  des  deux  fiancés,  la  chanson 
du  rossignol,  à  l'heure  où  la  lune  monte.  Écoutez-la  :  c'es 
toujours  beau,  dans  la  nuit,  cette  chanson  du  rossignol.  Il  com- 
mence par  trois  cris  distincts  et  bien  prolongés  ;  on  dirait  un 
signal,  un  appel  convenu  ;  cela  commande  l'attention.  Puis  la 
modulation  s'élève,  hésitante.  On  dirait  qu'il  est  timide,  qu'il  a 
peur  de  n'être  pas  exaucé...  Mais  bientôt  il  prend  courage,  il 
s'assure,  et  le  chant  monte,  s'élève,  éclate,  se  répand  dans  un 
tumulte  ordonné...  Et  c'est  l'amour,  c'est  la  jeunesse  et  l'amour 
qui  ne  se  contiennent  plus,  que  rien  n'arrête,  qui  réclament  leur 
droit  à  la  vie...  Il  se  tait. 

Il  s'était  tu,  que  les  amoureux  écoutaient  longtemps  encore 
le  chant  de  l'oiseau  se  répéter  dans  l'écho  ténébreux 
d'eux-mêmes... 

...  C'était  l'heure  de  rentrer.  Ils  se  levaient,  s'acheminaient 
vers  la  ferme  qui  est  tout  proche. 

La  grand'mère  appelait  du  seuil  de  la  porte  : 

—  Livette  !  Livette  ! 

Sa  voix  leur  arrivait  comme  plaintive,  caressante,  un  peu 
triste,  du  bord  de  la  grande  plaine  qui  élevait  aussi  dans  l'obs- 
curité, vers  les  étoiles,  vers  la  vie,  vers  l'amour,  un  long 
appel  mélancolique.  La  voix  des  nuits  sur  la  plaine  se  répand 
et  monte  tranquille  sans  se  heurter  à  aucun  écho,  triste  d'être 
seule  dans  trop  d'étendue. 

Et  autour  des  amoureux  qui  regagnaient  la  ferme,  dans  les 
vergers,  dans  le  parc,  s'élevait  bientôt,  à  mesure  que  croissait 
la  nuit,  l'assourdissante  clameur  des  grenouilles,  tapage  puis- 


IIO  LA  PEOSB  DE  JEAN  AICAED 

sant  qui  est  le  total  d'une  addition  de  bruits  faibles,  énorme 
brouhaha,  fait  de  menus  coassements  inégaux  qui  accumulés, 
s'écrasant  l'un  l'autre,  arrivent  à  n'être  plus  qu'un  tumulte 
régulier,  pareil  au  ronflement  continu  d'une  cataracte. 

Et  au  milieu  de  cette  formidable  clameur  d'éternité,  faite 
des  milliers  de  voix  de  toutes  petites  rainettes  amoureuses, 
traversée  d'un  cri  de  courlis  ou  de  héron  en  chasse,  accompa- 
gnée de  bourdonnement  des  deux  Rhônes,  et  du  battement  de 
la  mer,  —  les  amoureux,  émus  l'un  de  l'autre,  n'entendaient 
rien  que  le  battement  calme  de  leurs  deux  cœurs. 

Et  à  mesure  que  le  temps  passait,  l'amour  grandissait  en 
eux,  accru  du  souvenir  de  toutes  ces  heures  vécues  ensemble. 

Renaud  n'était  plus  seulement  Renaud  pour  Livette,  mais 
l'être  par  qui  elle  éprouvait  la  vie,  à  travers  qui  lui  venait  ce 
grand  souffle  de  toutes  les  choses,  des  horizons  de  terre  et  de 
mer,  cette  émotion  d'être,  ce  désir  d'avenir,  d'accroissement, 
ce  flux  d'espérances  vagues,  qui  est  l'amour  et  qui  fait  l'inté- 
rêt de  vivre. 

Et  maintenant,  si  on  etït  voulu  arracher  Jacques  à  Livette, 
elle  en  serait  morte,  et  celui  qui  aurait  voulu  prendre  à  Jacques 
Livette,  en  serait  mort,  oui,  mes  amis,  encore  plus  sûre- 
ment. 

C'est  une  belle  et  bonne  chose  que  l'amour  soit  sans  cesse 
occupé  à  rajeunir  le  monde,  —  et  le  rossignol  comme  les 
grenouilles,  ne  se  lassent  pas  de  le  répéter. 


PAYSAGES  DE  PROVENCE  III 


Les  Saintes-Maries-de-la-Mer  ^ 

Tous  les  ans,  aux  Saintes-Maries-de-la-xMer,  le  village  qui  se 
dresse  à  l'extrémité  méridionale  de  la  Camargue,  au-dessus 
des  marais,  sur  une  plage  de  sable  dont  les  grosses  mers  et 
les  vents  d'orage  déplacent  des  ondulations,  tous  les  ans,  à 
la  date  du  24  mai,  on  célèbre  la  fête  des  trois  Saintes  ;  et 
c'est  à  l'occasion  de  cette  fête  que  les  bohémiens  arrivent 
nombreux  en  Camargue,  poussés  par  une  piété  singulière, 
mêlée  du  désir  de  dévaliser  les  pèlerins. 

Les  légendes,  comme  les  arbres,  naissent  du  sol,  en  sont 
l'expression  même.  Ce  sont  aussi  des  essences.  On  retrouve 
à  chaque  pas,  en  Camargue,  sous  différentes  formes,  l'éter- 
nelle légende  des  saintes,  comme  on  y  rencontre  éternellement 
les  mêmes  tamaris,  mêlés,  sur  l'horizon,  aux  mêmes  mirages. 

Donc,  les  deux  Maries,  Jacobé,  Salomé,  et,  —  selon  quelque- 
uns,  —  Magdeleine,  et  avec  elles,  leurs  servantes  Marcelle  et 
Sara,  exposées  sur  la  mer,  dans  une  barque  sans  mâts  ni 
voiles,  par  les  juifs  maudits,  après  la  mort  du  Sauveur,  tendi- 
rent au  vent  des  lambeaux  de  leurs  jupes,  leurs  fins  et  longs 
voiles  de  femmes,  et  le  vent  les  poussa  jusque  sur  cette  plage 
de  Camargue. 

Là  fut  élevée  une  église.  Les  saints  ossements,  retrouvés 
par  le  roi  René,  furent  enfermés  dans  une  châsse  qui  n'a  pas 
cessé  d'opérer  des  miracles.  Et  chaque  année,  de  tous  les 
coins  de  la  Provence,  du  Comtat  et  du  Languedoc,  les  der- 
niers croyants  accourent,  apportant  leurs  vœux,  leurs  prières, 
tramant  leurs  amis,  leurs  parents  malades  ou  leurs  propres 
misères,  leurs  plaies  ou  leurs  lamentations. 

Rien  de  plus  singulier  que  ce  pays  de  désolation,  tous  les  ans 
traversé  par  un  peuple  d'infirmes,  en  route  vers  l'espérance! 

1.  Extrait  de  Roi  de  Camargue.  La  description  du  célèbre  pèleri- 
nage est  un  des  chapitres  les  plus  vivants  de  ce  roman. 


112  LA  PEOSE  DE  JEAN  AICARD 

De  loin,  au  bout  de  ce  désert,  on  aperçoit  l'ég-lise  crénelée 
qui  parle  des  guerres  d'autrefois,  des  invasions  sarrasines, 
de  la  vie  précaire  que  menaient  les  pauvres  vivants  du  moyen 
âgfe.  Elle  se  dresse  avec  ses  tours  et  son  clocher  qui  dominent, 
comme  des  tronçons  g-igantesques,  la  masse  des  maisons 
groupées  autour  d'elle  ;  et  le  village,  coupé,  à  mi-hauteur  des 
maisons  basses,  par  la  ligne  de  l'horizon  de  mer,  semble, 
dans  les  sables  onduleux,  flotter  à  la  dérive,  vaisseau  fantôme, 
—  comme  jadis  la  barque  des  pauvres  saintes,  —  et  s'échouer 
enfin  dans  la  désolation  du  désert. 

Dans  cette  Camargue,  tout  est  bizarre.  Il  y  a  là  [des  eaux 
comme  celles  du  vaste  étang  central,  le  Vaccarès,  au  milieu 
desquelles  on  peut  patauger  de  pied  ferme  ;  des  terres  sous 
lesquelles  le  piéton  s'enfonce,  enlisé,  noyé.  Tout  trompe 
aisément  ici.  Ces  limons  verdissants  que  vous  prendriez  pour 
des  prairies,  —  prenez  garde,  —  on  s'y  noie;  ces  vastes 
étendues  d'eau  qui  vous  paraissent  de  petites  mers,  — 
repassez  demain  :  évaporées,  elles  n'auront  laissé  qu'un 
miroir  de  sel  blanc  qui  craque  sous  les  pieds.  Ici,  vous  voyez 
l'eau  tranquille,  mais  profonde  >  des  arbres  aux  bords  ?  Eh 
bien,  non,  vous  pouvez  courir  à  cette  eau  :  c'est  la  terre 
ferme  ;  le  mirage  seul  a  créé  ces  arbres,  comme  il  vous  a 
montré  tout  proche  et  de  haute  taille  ce  petit  enfant  qui  passe 
à  une  lieue  de  là.  Pays  de  visions,  de  songes  et  de  rudes 
travaux.  Pays  de  sédentaires  qui  s'agitent  sur  un  vaste  espace 
au  bord  des  eaux  infinies,  dans  les  infinies  variations  du 
mirage,  des  rayons,  des  reflets  et  des  couleurs.  Pays  de 
fièvre,  où  des  hommes  forts  terrassent  journellement  des 
bœufs  en  fureur.  Pays  de  départ,  puisqu'il  est  aux  confins 
d'une  terre  à  peine  habitée,  au  bord  de  cette  voie  bleue 
et  blanchissante,  la  mer  ;  au  point  même  où  le  Rhône,  venu 
des  montagnes,  part  pour  son  grand  voyage  dans  les  eaux 
sans  fond,  où  le  soleil  le  reprendra  pour  le  rendre  à  ses 
sources.  Pays  imposant  où  l'on  sent  à  la  fois  la  fin  de  tant 
de  choses,  du  grand  fleuve  créateur  de  villes,  de  la  grande 
Foi,  expirante  aussi,  qui  vient  finir  dans  les  sables,  en  battant 


PAYSAGES  DE  PBOVENCE  Il3 

de  ses  derniers  flots  une  pauvre  église  à  créneaux,  parmi  les 
chants,  mêlés  de  plaintes,  d'un  peuple  d'agonisants. 

La  cérémonie  du  24  mai,  aux  Saintes-Maries-de-la-Mer,  est 
à  coup  sûr,  un  des  spectacles  les  plus  barbares  auxquels  il 
puisse  être  donné  à  un  homme  moderne  d'assister  encore. 

Depuis  que  la  science  a  conquis  les  esprits,  la  foi  même 
des  derniers  croyants  s'est  transformée.  Les  plus  convaincus 
savent  pertinemment  que  Dieu  peut  se  manifester  quand  et 
comme  il  lui  plaît,  mais  ils  savent  aussi  qu'il  ne  lui  plaît 
jamais,  en  nos  temps  positifs,  de  modifier  la  marche  des 
grands  rouages  de  sa  création,  non  pas  même  pour  l'humble 
plaisir  de  se  prouver  à  sa  créature.  La  Foi  des  civilisés  n'attend 
plus  rien  du  ciel  en  ce  monde. 

Le  24  mai,  aux  Saintes-Maries-de-la-Mer,  c'est  le  rendez-vous 
des  derniers  barbares  de  la  Foi. 

Ceux  qui  viennent  demander  aux  saintes  la  santé  du  corps 
et  du  cœur,  sont  des  êtres  bruts,  d'une  foi  vierge.  Ils  croient, 
voilà  tout.  Un  cri,  une  prière,  et,  en  réponse,  les  saintes 
peuvent  leur  donner  ce  qu'ils  n'ont  pas  :  les  yeux,  les  jambes, 
les  bras,  la  vie  !  Et  ils  leur  demandent  le  miracle  aussi 
simplement  qu'un  condamné  implore  sa  grâce  du  chef  de  l'État. 
Qu'ils  soient  exaucés,  cela  est  aussi  possible,  presque  plus 
probable,  car  les  saintes  ont  plus  de  pitié.  Les  quelques 
milliers  de  croyants,  longtemps  les  mêmes,  qui  chaque  année 
visitent  les  Saintes,  ont  vu  chaque  fois  un  ou  deux  miracles... 
Ils  ont  vu,  quand  le  prêtre  sortant  de  l'église,  suivi  d'une 
procession,  étend  vers  la  mer  le  «  Bras  d'argent  »  qui  contient 
des  reliques...  ils  ont  vu  la  mer  reculer!  Cela  tous  les  ans, 
Songez  alors  de  quelle  force  ils  viennent  importuner  les  saintes, 
à  qui  tant  coûte  si  peu  !  de  quel  élan  ils  accourent  !  de  quel 
soupir  leur  âme  s'élance  !  de  quel  hurlement  ils  implorent  ! 
de  quelle  ferveur  ils  élèvent  leurs  mains.  Le  tout  en  vain... 
Les  dernières  attitudes  de  la  grande  douleur  vainement 
suppliante  sont  là,  au  bout  de  ce  désert  de  France,  entre  les  bras 
de  ce  fleuve  qui  meurt,  au  bord  de  cette  mer  qui  ronge  cette 
île,  sous  la  voûte  de  cette  église  si  blanche  au  dehors,  toute 


1 14  LA  PROSE  DE  JEAN  AICARD 

noire  au  dedans,  où  chaque  main  tient  un  cierge,  vacillant 
comme  une  étoile  de  misère  humaine,  qui  brûle  pour  Dieu, 
graisse  les  doigts  et  coûte  cinq  sous  à  des  mendiants  qu'un 
petit  sou  réjouirait. 

Tout  ce  pays  semble  à  la  fois  un  chemin  d'exil  et  un  lieu 
de  refuge  farouche.  Aussi  les  bohémiens  l'aiment-ils.  C'est  un 
des  principaux  carrefours  de  leurs  voies  entre-croisées  qui 
enveloppent  le  monde  ;  c'est  une  des  patries  préférées  de  la 
race  sans  patrie. 

Et,  chaque  année,  les  gypsies  viennent  en  Camargue  jouir 
du  droit  très  ancien  qu'ils  ont  d'occuper,  sous  le  chœur  de 
l'église,  une  crypte  noire,  ou  chapelle  basse,  consacrée  à 
sainte  Sare,  l'Egyptienne. 

Dans  ce  caveau,  on  peut  les  voir  accroupis  au  pied  d'un 
autel  chargé  d'une  petite  châsse,  crasseuse  de  baisers,  — 
celle  de  sainte  Sare,  —  tandis  que  là-haut,  dans  l'église,  les 
grandes  châsses,  celles  des  deux  Maries,  descendent  de  la 
voûte  au  milieu  des  prières  vociférées. 

Ils  sont  là,  dans  la  crypte,  les  bohémiens,  assis  sur  leurs 
talons,  têtes  crépues,  lèvres  ardentes,  suant  à  grosses  gouttes 
au  milieu  de  centaines  de  cierges  qui  suent  leur  suif  et 
chauffent  ce  four,  maniant  des  chapelets  gras,  exhalant  une 
odeur  de  fauves  dans  leur  tanière,  poussant  de  temps  à  autre 
un  rauque  appel  adressé  à  sainte  Sare,  mêlant  un  sourire  de 
crime  méditatif  à  une  grimace  de  remords  peut-être  sincère, 
enviant  les  sous,  volant  les  mouchoirs,  grattant  les  plaies, 
grouillant  dans  un  fumier  mystérieux  où  l'on  sent  fleurir 
malgré  tout  je  ne  sais  quel  lis  mystique,  l'aspiration  involon- 
taire de  l'abjection  vers  la  pureté. 

C'est  le  grand  jour.  De  tous  les  points  du  Languedoc  et  de 
la  Provence  sont  arrivés  les  pèlerins,  riches  et  pauvres.  Ils 
sont  bien  dix  mille  étrangers. 

Depuis  trois  jours,  dans  des  véhicules  de  toutes  les  formes, 
de  tous  les  âges,  il  en  arrive  !  il  en  arrive  ! 

Beaucoup  de  ces  pèlerins  logent  chez  l'habitant,  à  des  prix 
étranges,  princiers.  Une  paillasse  sur  le  carreau  se  paie  vingt 


PAYSAGES  DE  PROVENCE  Il5 

francs.  Le  Saintin  dort  sur  une  chaise,  ou  passe  la  nuit  à  la 
belle  étoile,  sur  le  sable  tiède  des  dunes.  Si  les  taureaux, 
pour  la  course  du  lendemain,  arrivent  dans  la  nuit,  il  va 
assister  les  gardians,  qui  les  poussent  au  toril,  à  la  suite  du 
dondaïre,  le  g-ros  bœuf  à  sonnaille. 

Les  maisons  regorgent  bientôt.  Il  faut  camper.  On  dresse 
des  tentes.  On  habite  les  charrettes,  les  carrioles,  les  breaks, 
les  tilburys,  les  calèches,  les  omnibus,  le  plus  à  l'écart 
possible,  bien  entendu,  du  campement  des  bohémiens. 

Autour  de  la  petite  ville,  toutes  ces  voitures,  par  centaines, 
forment  une  ville  volante,  posée  là  comme  un  vol  d'oiseaux 
de  passage  autour  du  marais. 

Et  ce  ne  sont  partout  que  des  .oqueteux,  béquilleux,  bossus, 
tordus,  borgnes,  aveugles,  tous  misérables  de  santé,  boiteux, 
manchots,  cancéreux  et  paralytiques,  traînés  ou  se  traînant, 
portés  à  bras  ou  à  brancard,  les  uns  avec  des  bandages  sur 
la  face,  d'autres  montrant  des  plaies  vives  dont  on  se  détourne. 

Un  tel,  qui  a  été  mordu  par  un  chien  enragé,  erre  d'un  air 
sournois,  tourmenté  d'une  inquiétude  et  d'une  espérance 
folles,  car  le  pèlerinage  aux  Saintes  est  particulièrement 
efficace  contre  la  rage. 

Toutes  les  disgrâces  sont  ici  représentées.  Tous  les  enfants 
de  Job  et  de  Tobie  se  sont  mis  en  route  pour  trouver  l'ange 
guérisseur  et  le  poisson  miraculeux. 

Une  foule  bariolée  grouille,  sur  la  place  des  Saintes,  au 
plein  soleil  ;  et,  dans  les  rues  étroites,  sous  l'ombre  lumi- 
neuse des  tendelets.  De  temps  en  temps  elle  se  divise,  avec 
des  cris,  devant  quelque  gardian  à  cheval  qui  passe,  fier,  sa 
promise  en  croupe  lui  enlaçant  la  taille. 

Çà  et  là,  des  éventaires  chargés  de  chapelets,  de  saintes 
images,  de  couteaux  catalans,  de  foulards  aux  couleurs 
éclatantes,  se  dressent  comme  des  îlots  au  milieu  du  flot  des 
promeneurs,  et  toute  la  marchandise  est  teintée,  en  rose  ou 
en  bleu  tendre,  par  l'ombre  transparente  des  grands  parasols 
fixes  qui  l'abritent. 

On  entend,  sous  les  tons  perçants,  enrôlés  en  arabesques, 


Il6  LA  PROSE  DE  JEAN  AICABD 

d'un  galoubet,  le  tambourin  bourdonner  sourdement  en 
cadence,  à  l'intérieur  d'un  cabaret,  où  dansent  des  filles  du 
pays,  en  costume  provençal,  aux  dents  blanches  sous  des  lèvres 
sensuelles,  à  la  peau  fauve,  très  semblables  à  des  Mauresques, 
petites-filles  de  quelque  pirate  sarrasin,  ravageur  de  plages 
ligures. 

Le  soleil  est  joyeux.  Le  «  monde  »  est  endimanché.  Sur 
cette  plage  de  fièvre  où  tout  un  peuple  accourt  demander  aux 
saintes  Maries  la  santé  du  corps,  ce  soleil  si  gai  est  dange- 
reux. Et  c'est  ici  comme  une  fête,  un  bal  d'hospice,  donnés 
par  des  moribonds.  Le  diable  peut-être  tient  l'archet.  On  le 
croirait,  à  voir  les  figures  de  bohémiens  dont,  malgré  certains 
regards  narquois,  l'expression  reste  indéchiffrable. 

Dans  l'église  aux  murs  noirs,  sales,  que  tant  de  misères 
accumulées,  de  chair  malade,  de  corps  en  sueur,  emplissent 
d'une  odeur  infecte,  on  se  presse  autour  de  la  balustrade  en 
fer  du  petit  puits,  comme  autour  d'une  fontaine  de  Jouvence. 
La  pauvre  cruchette  verte,  égueulée,  humblement  descend  au 
bout  de  sa  corde,  va  chercher  dans  le  sable  une  eau  saumâtre, 
qui,  ce  jour-là,  paraît  douce. 

Gardez-leur  la  foi,  ô  saintes  !  —  La  foi  donne  ce  qu'on 
souhaite. 

Et  l'on  attend  quatre  heures,  l'heure  où  descendront  les 
châsses. 

A  quatre  heures  juste,  le  volet  de  la  haute  fenêtre,  tout  là- 
haut,  sous  l'ogive  de  la  nef,  s'ouvrira.  Les  châsses  descendront 
vers  les  bras  tendus.  On  élèvera  vers  elles  les  petits  enfants. 
On  soulèvera  vers  elles  les  bras  morts  des  paralytiques.  Vers 
elles  les  aveugles  tourneront  les  globes  tout  blancs  de  leurs 
yeux,  ou  leurs  orbites  vides  et  sanguinolentes. 

En  attendant,  Livette  qui  est  là,  au  beau  milieu  du  monde, 
bien  en  face  de  l'autel,  devant  la  grille  par  où  l'on  descend 
dans  la  crypte,  se  prépare  à  chanter  le  solo  d'invocation.  C'est 
sa  voix  fraîche,  pure,  qui  va  devenir  celle  de  tous  ces  misé- 
rables, accablés  sous  l'impureté  de  leurs  maux. 

Juste  au-dessous  du  maître-autel  constellé  de  cierges,  les 


PAYSAGES  DE  PBOVENCB  II7 

bohémiens  accroupis,  des  cierges  aux  mains,  invoquent  Sara 
dans  leur  crypte.  Ce  caveau  est  noir.  Les  bohémiens  sont 
noirs.  La  petite  châsse  vitrée  de  sainte  Sare,  sous  la  crasse 
des  ans,  est  devenue  noire.  Du  milieu  de  l'église,  on  voit,  par 
la  grille  du  caveau  ouverte  comme  un  soupirail  d'enfer,  les 
nombreux  points  brillants  des  cierges  d'en  bas,  mobiles  dans 
les  mains  qui  les  tiennent.  Une  sourde  rumeur  de  prière  vaincue 
sort  du  soupirail. 

Dans  l'église,  depuis  un  moment,  pas  une  main  qui  n'ait  son 
cierge,  et  tous,  de  l'un  à  l'autre,  se  sont  allumés  rapidement. 
Toutes  ces  étincelles  dansent.  Noir  aussi  est  l'intérieur  de 
cette  nef.  Les  hauts  murs,  percés  de  meurtrières,  sont 
encrassés  par  le  temps.  Et  toute  cette  obscurité,  où  rampent 
souffrance  et  misère,  est  étoilée  comme  un  ciel.  Pour  les  bohé- 
miens de  la  crypte  qui  ne  verront  pas,  eux,  descendre  les 
saintes  châsses,  ce  sol  de  l'église,  qu'ils  entrevoient  d'en  bas 
par  leur  soupirail,  est  déjà  un  ciel  supérieur,  le  monde  des  élus. 

Ces  élus,  hélas  !  se  trouvent  des  damnés.  Leur  ciel  à  eux, 
c'est  cette  chapelle  haute,  dans  laquelle  dort  —  sous  le  bois 
colorié  des  caisses  en  forme  de  cercueil  double  —  le  pouvoir 
invoqué,  qui  peut-être  restera  sourd,  le  pouvoir  tout-puissant, 
qui  peut-être  ne  s'éveillera  pour  personne,  le  merveilleux  pou- 
voir d'où  dépendent  les  guérisons,  et  qui  détient  le  bonheur  ! 

Tel  est,  ce  jour-là,  l'intérieur  à  trois  étages  de  l'église  des 
Saintes-Mariés.  Et  par-dessus  la  chapelle  haute,  il  y  a  le 
clocher  qui  voit  le  dehors.  Entouré  du  vol  incessant  des 
hirondelles  et  des  mouettes,  depuis  des  siècles,  il  regarde  le 
désert  scintillant,  l'éblouissante  mer,  l'infini  muet  qui  a  l'expli- 
cation des  choses,  lui,  et  qui  pourtant  rayonne,  rit. 

L'heure  approche.  La  foule  halète  de  chaleur,  et  d'espérance 
et  de  crainte. 

Renaud  n'est  pas  là. 

—  Nous  avons  promis  de  brûler  —  souviens-t'en  —  chacun 
trois  cierges  devant  les  châsses,  lui  a  dit  tantôt  Livette. 

—  J'irai  cette  nuit,  a-t-il  répondu.  Il  y  a  ferrade  aujourd'hui. 
J'ai  à  m'occuper  de  mes  taureaux. 


1 18  LA  PBOSB  DE  JEAN  AICABD 

Aussi  Livette  est  un  peu  distraite.  Elle  pense  à  rejoindre 
Renaud,  à  assister  à  la  ferrade,  à  surveiller  son  promis.  Où 
est-il  > 

Mais  M.  le  curé  a  fait  un  signe  :  Livette  s'est  mise  à  chanter... 
Hélas  !  pourquoi  n  est-il  pas  là,  le  promis  >  Sa  voix,  qu'elle 
sait  jolie,  ferait  sur  lui  quelque  chose  peut-être.  Livette  chante, 
et  le  bourdonnement  des  prières,  des  litanies,  des  invocations 
les  plus  diverses,  que  chacun  murmurait  à  sa  guise,  s'apaise 
à  mesure  que  monte  sa  voix,  très  pure.  Qu'est-ce  donc,  bon 
Dieu  !  que  notre  humanité  >  Elle  est  sale,  abjecte,  mais  elle  en 
a  honte.  Les  plus  vils  savent  implorer  la  guérison  de  leur 
infamie.  Et,  si  roulés  qu'ils  soient  dans  l'abjection  de  nature, 
un  moment  vient  toujours  où  ils  allument  des  flammes,  où  ils 
brûlent  de  l'encens,  et  où  tous  se  taisent  pour  écouter  la  voix 
qui  monte,  appelant  sur  eux  une  grâce  que  nul  ne  connaît,  qui 
n'existe  peut-être  pas,  et  que  chacun  conçoit  et  désire  ! 

Livette  chante.  Le  curé  sedit  :  «Celle-là,  peut-être,  obtiendra 
grâce  devant  vous  !  » 

La  voix  de  Livette  est  fraîche  comme  l'eau  de  salut  dont  a 
soif  ce  peuple  assemblé.  Aussi,  comme  on  l'écoute  !  Seulement, 
à  la  fin  de  chaque  couplet,  le  peuple,  las  de  retenir  en  lui 
l'élancement  désordonné  de  son  espérance,  pousse,  du  fond 
de  ses  mille  poitrines,  un  formidable  huhulement  articulé  où 
se  reconnaissent  ces  deux  mots  :  —  Saintes  Maries  ! 

Livette  chante  : 

Quand  vous  étiez  sur  la  grande  eau, 
Sans  rames  à  votre  bateau, 

Saintes  Maries  ! 
Rien  que  la  mer,  rien  que  les  deux... 
Vous  appeliez  de  tous  vos  yeux 
La  douceur  des  plages  fleuries. 

—  Saintes  Maries  !  hurle  le  peuple  ;  et  poussé  d'un  même 
élan  par  mille  poitrines,  cet  appel  furieux  part  comme  une 
explosion. 

Tous  appellent  de  toutes  leurs  forces,  car  il  faut  bien  que 


PAYSAGES  DE  PROVENCE  1 19 

les  saintes  entendent  !  Chacun  crie  de  tous  ses  poumons,  de 
tout  son  cœur,  de  tout  son  corps,  on  peut  le  dire.  Le  ciel  est 
si  loin  !  Les  bouches  s'ouvrent,  béantes  vers  le  haut,  avec  des 
torsions.  Les  veines  des  cous  sont  gonflées  à  éclater.  Les 
muscles  s'épaississent  sur  les  visages  où  le  sang  afflue.  Les 
frères,  les  fiancés,  les  maris,  les  mères,  les  pères  des  malades, 
profitent  de  leur  vigueur  pour  appeler  au  secours,  avec  des 
hurlements  de  bêtes  fauves  blessées,  tournées  vers  l'aube. 
Toute  cette  foule  douloureuse,  toute  cette  chair  grouillante, 
entassée,  malade,  infecte,  pousse  un  cri  terrifiant  de  monstre 
qui  souff"re...  Et  toujours  la  plainte  suraiguë  de  quelque  mère 
aff"olée  domine  ce  tumulte  féroce.  Et,  autour  de  l'église,  pleine 
de  l'appel  sans  nom  de  ces  damnés  de  la  terre,  s'étalent,  insen- 
sibles, le  désert,  muet,  calme,  la  mer  aux  écumes  gaies,  la 
lumière. 

Sous  le  soleil,  sous  les  étoiles, 
De  vos  robes  faisant  des  voiles 

(Vogue,  bateau!) 
Sept  jours,  sept  nuits  vous  naviguâtes. 
Sans  voir  ni  trois-ponts  ni  frégates... 
Rien  que  la  mer  et  la  grande  eau  ! 

—  Saintes  Maries  !  rugit  le  peuple,  et  chaque  fois  ce  cri, 
poussé  par  mille  poitrines,  éclate,  brusque  et  d'ensemble, 
comme  une  explosion  unique  ! 

Dieu,  qui  fait  son  fouet  d'un  éclair, 
Pour  fouetter  le  ciel  et  la  mer, 

Saintes  Maries  ! 
Amena  la  barque  à  bon  port... 
Ln  ange,  qui  parut  à  bord, 
Vous  montra  des  plages  fleuries  ! 

—  Saintes  Maries!  mugit  encore  le  peuple. 

Et  cette  clameur  d'appel,  faite  de  tant  d'appels,  éclate  comme 
un  paquet  de  mer  qui  crève  en  bloc,  aussitôt  éparpillé  contre 
une  roche  !  Et  de  nouveau  la  voix  de  la  jeune  fille  s'élève. 


laO  LÀ  PBOSE  DE  JEAN  AICABD 

monte  au-dessus  de  tous  ces  êtres  grimaçants  qui  vocifèrent... 
Ne  croirait-on  pas  voir  une  hirondelle  de  mer,  toute  blanche, 
pareille  à  la  colombe  de  l'Arche,  voler  au-dessus  des  abîmes  ! 

Vous  pour  qui  Dieu  fit  ce  miracle, 
Voyez,  devant  son  tabernacle, 

Tous  à  genoux, 
Souillés  du  péché  de  naissance, 
Nous  invoquons  votre  puissance... 
Saintes  femmes,  protégez-nous! 

Et,  pour  la  dernière  fois,  l'appel  monstrueux  brise  les 
poitrines  : 

—  Saintes  Maries  ! 

Oh  !  ces  mille,  ces  deux  mille  élancements  de  désirs  fous, 
qui,  d'un  seul  vol,  s'enlèvent,  claquant  des  ailes  tous  à  la  fois, 
pour  retomber,  morts,  sur  eux-mêmes  !.... 

Cependant  le  volet  double  ne  s'ouvre  pas  encore  là-haut.  Et, 
selon  la  recommandation  de  M.  le  curé,  Livette  doit  reprendre 
le  dernier  couplet. 

Les  châsses  descendent  toujours  ;  et,  fiévreusement,  sur 
son  chapelet,  Livette  égrène  les  pater  et  les  ave. . . 

A  force  de  se  dérouler  par  petites  secousses,  les  cordes 
ont  amené  les  reliques  presque  à  portée  des  mains  qui  s'élè- 
vent au-dessous  d'elles...  Alors  la  foule  des  misérables  ne  se 
contient  plus.  Tous  veulent  les  premiers  arriver  à  les  toucher. 
Ceux  qui  sont  déjà  dans  le  chœur,  au-dessous  même  des 
châsses  suspendues,  chancellent,  refoulés  par  ceux  qui  du  fond 
de  l'église  arrivent,  se  bousculant,  s'écrasant  les  uns  les  autres 
d'une  pesée  continue.  Dans  ce  flot,  Livette  emportée  ne  voit 
plus  rien,  et  n'a  plus  qu'une  pensée  :  toucher,  elle  aussi  les 
saintes  reliques  !... 

Mais  arrivera-t-elle >...  Livette  se  sent  saisir  à  la  taille  par 
deux  bras  solides.  Elle  se  retourne  :  c'est  Renaud  !  Il  vient 
d'entrer  dans  l'église  avec  deux  autres  gardians,  ses  amis.  Ces 
trois  jeunes  hommes,  tout  brûlants  de  la  lumière  du  dehors, 


PAYSAGES  (DE  PROVENCE  lai 

bien  sains  et  bien  forts  parmi  cette  foule  de  malades,  ont 
l'insolence,  involontairement  cruelle,  de  la  beauté,  de  la  vie 
elle-même.  Ils  dégagent  la  jeune  fille,  l'entourent...  elle  peut 
respirer. 

—  Vous  voulez  toucher  les  châsses,  demoisellette  ? 

Et  sans  grand  effort,  sans  pitié,  fendant  au-devant  délie 
cette  foule  de  souffreteux,  ils  se  font  faire  passage.  Livette  se 
dépêche,  elle  approche,  et  Renaud,  la  saisissant  par  la  taille, 
la  soulève  comme  un  enfant,  si  bien  que,  la  toute  première, 
elle  a  touché  les  saintes  châsses  1 

Protégée  toujours  par  les  trois  garçons,  devant  lesquels  il 
faut  bien  qu'on  s'écarte,  et  sans  plus  songer,  —  pauvres  vous  ! 
c'est  la  loi  du  monde,  —  aux  malheurs  sans  nombre  et  sans 
nom  dont  elle  est  entourée,  elle  s'en  va  contente  I 

Les  châsses  passeront  vingt-quatre  heures  exposées  dans 
l'église. 

Le  second  jour,  elles  remonteront  dans  leur  chapelle  au  milieu 
des  mêmes  hurlements  des  misérables  dont  elles  emporteront 
l'espérance. 

C'est  à  ce  moment  du  idépart  'des  |châsses  que  le  spectacle 
devient  terrifiant.  Quoi  !  tout  est  fini  !  quoi  !  elles  nous  lais- 
sent dans  nos  maux  aigris  par  la  déception  !  C'est  fini  !  fini, 
pour  un  an!  Et  la  puissance  qui  guérit  est  là  cependant, 
enfermée  là,  dans  cette  boîte,  si  près  de  nous  !  parmi  nous... 
On  se  rue  autour  des  châsses,  on  s'y  cramponne.  Des  ongles 
crispés  se  retournent,  saignants,  contre  les  ferrures  des 
angles  !  —  Et  l'inexorable  treuil  tourne  là-haut,  arrachant  à 
la  foule,  qui  se  tord  au  fond  de  ce  puits,  le  cercueil  étrange 
qui  monte,  monte,  au  bout  des  cordes  tendues...  Haussés  sur 
la  pointe  des  pieds,  les  malheureux  se  bousculant,  se  renver- 
sant, s'écrasant  sans  pitié  les  uns  les  autres,  tâchant  d'avoir 
le  dernier  contact,  —  le  suprême,  celui  qui  peut-être,  parce 
qu'il  est  le  dernier,  obtiendra  la  grâce  unique  !...  Le  tout  en 
vain...  Au  bruit  des  litanies  qui  pleurent,  le  seau  fermé,  mys- 
térieux, remonte  vers  la  chapelle  haute,  emportant  l'eau  du 
salut  où  tant  de  lèvres  fiévreuses  voudraient  boire.  Et  quand 


laa  LA  PBOSE  DE  JEAN  AICARD 

la  châsse  disparaît  là-haut,  près  de  la  voûte,  derrière  les  volets 
rabattus,  alors  de  véritables  râles  s'entendent,  furieux,  dans 
cette  foule  qui  ne  veut  pas  mourir  à  l'espérance. 

C'est  alors  que  le  tumulte  est  effroyable  :  c'est  alors  que 
les  égoïsmes  démuselés  poussent,  chacun  pour  son  compte,  le 
cri  bestial  qui  doit  amener  sur  lui  seul  la  pitié  d'en  haut  ; 
alors  la  plainte  est  sauvage,  la  supplication  horrible,  la  prière 
est  forcenée  I  Et  c'est  dans  cette  fosse  profonde,  dont  les 
murs  tressaillent  un  hourvari  de  bêtes  fauves  et  puantes,  affa- 
mées de  leur  Dieu  comme  d'un  bien  physique,  comme  d'une 
pâture  promise  et  vainement  attendue  I  Et  cloué  contre  l'une 
des  vastes  parois  de  l'église-forteresse,  un  grand  Christ  en 
croix,  bras  ouverts, et  face  au  ciel  par-dessus  toutes  ces  têtes 
grimaçantes,  tous  les  bras  levés  et  tordus,  semble  mêler 
aux  lamentations  féroces  des  brutes  humaines  sa  longue 
plainte  divine  mais  non  [moins  inutile  et  bien  plus  désespérée  ! 

Et  cependant,  c'est  presque  toujours  à  la  dernière  minute, 
à  la  seconde  précise  où  les  châsses  disparaissent,  que  le 
miracle  a  lieu,  et  qu'un  paralytique  marche,  qu'une  fillette 
aveugle  voit.  Elle  pousse  un  cri  :  «  Miracle  !  » 

Heureuse,  celle-là  I  On  l'entoure,  on  l'étoufîe. 

«  —  Y  vois-tu  >  —  J'ai  vu  !  —  Vois-tu  encore  }  —  Attendez... 
Oui  !  —  Quoi  >  —  Un  lis  de  feu  !  un  éclair  !  un  ange  1  — 
Miracle  I  miracle  !  » 

Un  homme,  un  Saintin,  prend  aussitôt  l'enfant  dans  ses 
bras.  Ah  !  il  en  a  vu,  celui-là,  des  miracles  !  Aussi,  comme  il 
se  dépêche  d'enlever  l'enfant  sur  ses  épaules,  sur  le  pavois  ! 
Il  la  porte  ainsi  pour  que  tous  la  voient  bien,  la  miraculée  ! 
pour  que  personne  n'oublie  qu'aux  Saintes,  il  se  fait  vraiment 
des  miracles,  et  pour  qu'on  revienne  !  Et  la  foule  suit  en  ren- 
dant grâce.  On  court  au  presbytère  ;  on  enregistre  le  miracle 
devant  plusieurs  prêtres  assemblés. 

Dès  que  les  châsses  sont  remontées,  on  sort  de  l'église  en 
procession,  pour  aller  bénir  la  mer,  cette  mer  qui  a  porté  les 
saintes  jusqu'en  Camargue,  et  où,  tous  les  jours,  se  risquent 
les  braves  pêcheurs. 


PAYSAGES  DE  PROVENCE  ia3 

Le  curé  marche  en  tête.  Il  tient  dans  sa  main  un  reliquaire  : 
c'est  le  Bras  d'argent,  creux,  où  sont  enfermées,  visibles  à 
travers  une  petite  vitre  carrée,  quelques  reliques  des 
saintes. 

La  foule  en  ordre,  suit.  On  est  cinq  cents,  on  est  deux 
mille,  en  rang.  Des  milliers  de  pèlerins,  juchés  sur  les  dunes, 
regardent  la  procession  qui  se  déroule,  en  serpentant,  le  long 
de  la  plage  sablonneuse  où  dorment,  tirés  à  terre,  quelques 
bateaux  plats. 

Derrière  M.  le  curé,  six  hommes  portent  sur  leurs  épaules 
une  image  peinte  et  taillée,  assez  grande,  en  bois  :  les  deux 
saintes  dans  la  barque.  Pour  se  disputer  l'honneur  de  rem- 
placer les  porteurs,  on  se  bouscule  si  souvent  et  en  si  grand 
nombre  que  la  barque  tangue  et  roule  sur  les  épaules  des  gens 
comme  si  elle  voguait  sur  la  mer  par  un  grand  vent. 

Sainte  Sare,  la  sainte  noire,  arrive  ensuite,  portée  par  des 
bohémiens  aux  cheveux  sombres,  aux  faces  fauves,  aux  yeux 
de  jais  très  luisants...  Les  petits  de  ces  hommes,  pendant  ce 
temps,  se  glissent  à  travers  la  foule  comme  des  rats,  entre 
les  jambes  du  monde,  et  volent  mouchoirs  et  bourses. 

Et,  à  la  suite  des  saintes,  arrivent  des  jeunes  filles,  des 
jeunes  garçons,  tenant  des  lis,  des  lis  parfumés,  apportés  en 
gerbes,  chaque  année  par  des  fidèles,  pour  cette  procession. 

D'autres  tiennent  des  cierges  dont  les  flambeaux  jaunes  ne 
paraissent  plus  rien,  sous  la  pleine  lumière  du  soleil,  mais 
les  lis  embaument...  C'est  la  joie  de  Livette,  ces  lis. 

M.  le  curé  arrive  au  bord  de  la  mer.  Il  étend  le  Bras  d'ar- 
gent. Alors  la  mer,  une  seconde,  recule...  seulement  un  peu. 
Les  pauvres  femmes  des  pêcheurs  font  vite  un  signe  de  croix... 

Et  tous  ceux  qui,  debout  sur  les  dunes,  regardent  la  proces- 
sion se  dérouler,  voient,  à  mesure  qu'elle  avance,  les  porteurs 
qui  sont  en  tête  grandir,  grandir  à  chaque  pas,  de  plus  en 
plus,  par  un  effet  de  mirage. 

Et,  sur  les  épaules  de  ceux  qui  les  portent,  les  saintes  avec 
eux  lentement  grandissent,  grandissent  dans  la  lumière, 
montent  vers  le  ciel,  démesurées  comme  une  vision. 


1 2k  LA.  PROSE  DB  JEAN  AIC ABD 

—  Protégez-nous,  grandes  saintes  !  que  la  mer,  cette  année, 
soit  bonne  aux  Saintins  ! 

...  Pauvres  gens,  pauvres  âmes  !  A  l'an  prochain. 

...  Chaque  année,  c'est  la  même  chose.  Tout  cela  reviendra 
toujours,  comme  les  saisons. 

Le  lendemain  du  jour  où  les  châsses  sont  remontées,  le  gros 
des  pèlerins  quitte  le  village....  Tous  les  campements  sont 
levés  presque  à  la  même  heure. 

Les  carrioles  de  toutes  sortes,  les  cabriolets,  les  dogcarts, 
les  chars  à  bancs,  les  jardinières,  les  casse-cou,  les  breaks 
des  fermiers  riches,  les  charrettes  des  paysans,  recouvertes  de 
tentes  posées  sur  des  cerceaux,  emmènent  sept  ou  huit  mille, 
jusqu'à  dix  mille  voyageurs  de  tout  âge,  sains  ou  malades,  et 
le  long  défilé  s'éloigne  en  serpentant  sur  la  route  plate,  entre 
deux  déserts.  Ça  et  là,  sur  la  gauche  du  défilé,  des  cavaliers, 
beaucoup  portant  une  fille  en  croupe,  se  cherchent,  s'atten- 
dent, se  rejoignent,  puis  partent  au  galop  pour  dépasser  la 
caravane. 

Et  c'est  encore  un  spectacle  que  ce  départ,  pour  les  Sain- 
tins qui,  par  groupes  bruyants,  aux  abords,  font  du  village 
un  dernier  geste  d'adieu  aux  hôtes  qu'ils  ont  exploités. 


IV 


LES  ROMANS  IDÉALISTES 


Charité  Rédemptrice*. 

Nécessairement,  la  présence  à  Paris  de  la  comtesse  mère 
et  d'Annette  rapprocha  de  la  famille  Barjols,  le  comte  et  sa 
femme. 

Albert  revit  plus  souvent  son  ami  Paul,  qui  le  mit  au  cou- 
rant de  ses  tentatives  de  réforme  morale  parmi  les  ouvriers 
libres  penseurs.  Il  lui  montra  également  les  résultats  moraux 
de  son  action  secourable,  comme  médecin,  dans  le  monde  des 
miséreux. 

Éloigné  par  son  métier  de  ces  pratiques,  Albert  s'y  intéres- 
sait théoriquement  avec  passion.  Il  suivit  son  ami  dans  les 
réunions  où  Paul  prenait  la  parole,  instruisant  son  humble 
auditoire  des  devoirs  de  l'homme  envers  la  vie,  envers  soi- 
même,  envers  les  autres,  s'attachant  surtout  à  faire  entendre 
que  le  bonheur  n'existe  pour  personne  et  ne  peut  résulter  d'un 
arrangement  social  quelconque. 

Les  plus  riches,  expliquait-il,  sont  parfois  les  plus  mal- 
heureux. Ce  qui  donne  le  plus  de  joie  à  l'homme,  c'est  l'idée 
pure,  une  conception  de  la  vie,  une  acceptation  énergique  de 

1.  Extrait  de  Fleur  d'Abîme.  Ce  roman  terrible  qui  raconte  l'âme 
perverse  d'une  «fleur  d'abîme»,  nous  présente  deux  nobles  cœurs 
Paul  d'Aiguebelle  et  Albert  de  Barjols,  préoccupés  tous  les  deux  de 
soulager  la  misère  de  ceux  qui  souffrent. 


126  LA  PROSE  DE  JEAN  AICARD 

tous  les  maux;  c'est,  dans  l'action,  un  effort  de  lutteur  appliqué 
à  les  diminuer,  à  les  supporter  ou  seulement  à  les  combattre. 

Il  tâchait  de  donner  à  ces  théories  une  forme  simple, 
accessible  à  tous. 

Il  admettait  que,  avant  de  discuter  la  question  du  bonheur, 
c'est-à-dire  du  bien-être  moral,  il  fallait  discuter  la  question 
des  nécessités  matérielles,  du  bien-être  physique.  Il  affirmait 
que,  dans  un  État  civilisé,  personne  ne  doit  pouvoir  mourir  de 
faim  ni  de  froid,  que  même  personne  ne  doit  avoir  à  souffrir 
réellement  du  froid  ou  de  la  faim. 

Il  aidait  de  sa  bourse,  largement,  des  œuvres  de  relèvement 
du  pauvre,  des  caisses  de  retraites  et  de  secours  pour  les 
malheureux  incapables  de  travailler  ;  —  et  comme,  parmi  ce 
monde  de  damnés  qui  vivent  dans  une  ombre  affreuse,  on 
savait  que,  tous  les  jours,  il  visitait  les  plus  misérables  bouges 
pour  y  soigner  des  malades  besogneux,  les  plus  dégoûtants 
à  voir,  il  y  avait  autour  de  lui  tout  un  peuple  sordide,  dont  il 
se  sentait  aimé,  et  dont  la  pensée  échauffait  et  soutenait  son 
cœur. 

Que  de  fois,  avec  Albert,  ils  se  demandèrent  si  une  action 
pareille,  multipliée  et  vraiment  servie  par  tous  les  heu- 
reux du  monde,  —  ne  transformerait  pas  le  monde.  Mais  ils  n'en 
pouvaient  douter  :  une  idée  n'a  pas  la  force  d'un  sentiment. 
L'idée  d'altruisme  n'a  pas  su  remplacer  le  sentiment  de  la  cha- 
rité qui,  déjà,  était  insuffisamment  répandu  avant  la  mort  de  la 
mère  religion.  Le  dévouement  aux  autres  n'a  plus  ce  puissant 
ressort  caché  d'un  égoïsme  noble,  qui  se  promettait  à  lui-même 
les  récompenses  de  la  justice  éternelle  et  la  vue  de  Dieu,  en 
échange  des  sacrifices  terrestres.  La  grâce  des  légendes  qui 
amusaient  l'enfance  adorable  des  âmes,  ne  communique  plus 
aux  esprits  sa  vertu  mystérieuse.  Ainsi  disait  Paul.  Albert,  à 
la  fois  plus  positif  et  plus  optimiste,  croyait  que  la  conception 
purement  humaine  de  la  bonté  et  de  la  justice  peut  suffire  à 
créer  les  héros  ou  les  saints  philosophiques  ;  il  croyait  que  le 
monde  peut  être  sauvé  par  la  pitié,  aimée  pour  elle-même. 

—  Mais  comment  feras.-tu  aimer  la  pitié  à  l'égal  d'une  per- 


LES  BOMÀNS  IDEÀLISTBS  127 

sonne,  à  l'égal  d'un  Dieu  qui  jugeait  et  récompensait  >  S'il 
nous  rendait  capables  de  pitié,  c'est  qu'il  était  lui-même  le 
pardon  infini. 

—  Il  n'a  jamais  été  qu'un  symbole,  ton  Dieu.  Et  voici  ce 
qu'il  signifie:  La  pitié  récompense,  comme  le  faisait  Dieu, 
ceux  qui  la  répandent  sur  les  maux  d'autrui. 

—  Comment? 

—  En  leur  donnant  le  même  bénéfice  que  donnait  la  foi  :  on 
croit  au  bien  dés  qu'on  réalise  le  bien  ;  il  est,  puisqu'on  le 
fait.  La  souffrance  humaine  n'est  autre  chose  qu'un  vague, 
mais  terrible  sentiment  d'insécurité.  Eh  bien  !  l'amour  que  je 
donne,  me  donne  la  certitude  de  pouvoir  être  aimé  moi- 
même. 

—  Ainsi  ta  pitié,  ton  amitié,  ton  amour,  ne  sont,  au  fond 
qu'un  égoïsme? 

—  Certes,  mais  sublime  !....  ^'oyons,  tu  peux  bien  m'accor- 
der  cela.  L'égoïsme  qui  crée,  berce,  console  ;  l'égoïsme  qui 
rassure  la  vie  contre  toutes  les  menaces  de  l'inconnu  ;  l'égoïsme 
qui  fait  le  bonheur  de  deux  ou  de  plusieurs  êtres  est  préfé- 
rable à  l'égoïsme  solitaire.  C'est  de  l'arithmétique,  ça.  Saint 
François  d'Assise  est  un  égoïste  qui  mit  son  bonheur  à  faire 
celui  des  autres.  Donc,  tâchons  de  former  tous  les  cœurs  à 
l'image  de  celui-là,  et  le  monde  sera  sauvé,  à  la  grande  joie  de 
l'égoïste  divin  ! 

Ces  conversations,  cent  fois  reprises,  quelques  visites 
rendues  ensemble  à  des  souffrances  dont  Albert  n'avait  pas 
une  idée  juste,  tout  cela  fit,  de  nouveau,  sentir  aux  deux 
hommes  le  charme  généreux  de  leur  amitié.  Ils  en  comprirent 
mieux  encore  l'essence  fortifiante.  Ils  goûtèrent  avec  délices 
ce  bonheur,  simple  et  infini,  de  n'être  pas  seul,  comme 
perdu,  dans  l'idée,  dans  l'action,  dans  le  rêve  surtout,  si  vaste, 
si  effrayant  !  Bref,  ils  se  reconnurent  une  fois  de  plus  comme 
frères,  et  s'aimèrent  mieux. 

Un  matin,  Albert  se  trouva  chez  Paul,  dans  des  circon- 
stances assez  singulières,  où  apparurent  clairement,  avec  leurs 
différences,  les  tempéraments  et  les  idées  des  deux  amis.  A 


ia8  LÀ  PROSE  DE  JEJlN  AICÀBD 

de  certains  jours,  la  maison  de  Paul  était  ouverte  à  bien  des 
g-ens  de  mauvaise  mine,  malades  ou  sans  travail. 

—  C'est  une  véritable  administration,  disait-il  parfois  en  riant. 

—  Tu  n'y  tiendras  pas,  mon  vieux  frère!  lui  répondait 
Albert...  Tu  te  bats  avec  le  problème  social  :  malheur  à  toil 
Les  chrétiens  eux-mêmes  finiront  par  te  renier,  et  ceux  que 
tu  veux  secourir  essayeront  de  te  supprimer,  à  la  première 
occasion. 

Un  matin  donc,  comme  Albert  et  Paul  causaient  ensemble 
dans  le  cabinet  du  comte,  on  lui  annonça  qu'un  inconnu 
voulait  absolument  le  voir.  Cet  homme  avait,  disait-il,  pour 
monsieur  d'Aiguebelle  une  lettre  qu'il  ne  remettrait  qu'en 
mains  propres. 

—  Faites  entrer,  dit  le  comte  Paul. 

L'homme  entra,  saluant  à  peine,  et  regardant  autour  de  lui 
d'un  air  effronté. 

Cette  pièce,  où  Paul  recevait  sa  clientèle  de  malheureux,  était 
d'une  simplicité  extrême.  Du  reste,  il  n'aimait  nulle  part  les 
arrangements  compliqués  du  faux  luxe  moderne. 

L'homme  voulait  de  l'argent.  Sa  lettre  était  une  ruse.  Il 
l'avoua.  II  savait  le  comte  très  riche  et  il  venait  lui  exposer 
ses  besoins. 

—  Il  faut  que  les  riches  finissent  par  comprendre  que  les 
pauvres  ont  des  droits...  Qu'est-ce  que  vous  allez  me  donner, 
hein  !  conclut-il. 

Albert  se  leva,  indigné,  furieux; 

—  Ce  qu'on  va  vous  donner  !  dit-il. 

Et,  visiblement  décidé  à  user  de  sa  force,  il  s'avançait, 
menaçant.  L'autre  souriait  comme  sûr  de  lui. 
Paul  courut  à  Albert,  le  prit  par  le  bras. 

—  Je  suis  chez  moi,  mon  brave  Albert,  lui  dit-il  avec 
calme,  quoiqu'il  fût  très  ému  ;  je  suis  chez  moi,  où  je  me 
conduis  à  ma  guise.  Fais-moi  le  plaisir  de  passer  à  côté, 
pour  un  instant. 

Albert  hésita,  mais,  connaissant  Paul,  ne  crut  pas  devoir 
insister. 


LES  BOMÀNS  IDÉALISTES  12^ 

En  sortant,  il  jeta  encore  un  regard  de  colère  sur  le  bizarre 
visiteur,  qui  conservait  une  attitude  d'arrogance  provocante. 

L'homme  regardait  d'un  air  narquois  la  porte  refermée. 
Paul  vit  très  bien  que  sa  main,  dans  la  poche  de  son  par- 
dessus râpé,  —  palpait  quelque  chose.  C'était  un  de  ces 
êtres  qui  hésitent  encore  au  bord  du  crime  —  et  qu'un  geste, 
un  mot,  peuvent  déchaîner. 

Dès  qu'Albert  eut  disparu,  Paul,  montrant  une  chaise  à 
l'homme,  s'assit  lui-même  dans  son  fauteuil  de  travail  et  dit  : 

—  Nous  voilà  seuls.  Vous  pouvez  maintenant  parler  sans 
crainte.  Que  voulez-vous  ? 

L'homme,  évidemment,  croyait  que  les  deux  amis  avaient 
eu  peur.  Il  se  montra  plus  hardi,  plus  insolent  : 

—  Il  me  faut  de  l'argent  !  dit-il,  d'un  air  brutal. 

—  Comme  je  ne  vous  en  dois  pas,  ne  pourriez-vous  être  poli  > 
répliqua  le  comte  avec  beaucoup  de  douceur. 

Le  ton  de  cette  réponse  parut  surprendre  l'individu.  Il  se 
mit  à  considérer  son  chapeau,  qui  était  très  sale,  un  peu  troué. 

—  Tenez,  dit-il,  je  vais  m'expliquer,  monsieur  le  Comte. 
Paul  sourit  :  il  ne  tenait  pas  autrement  à  son  titre.  Ses 

domestiques  avaient  ordre  de  dire  Monsieur  tout  court.... 
Lorsqu'en  parlant  de  lui  on  disait  :  «  Le  comte  Paul»,  cela 
ne  lui  déplaisait  point,  parce  qu'on  le  désignait  ainsi  familière- 
ment dans  son  pays. 

Alors  le  mendiant  se  mit  à  conter  une  histoire  de  crève-la- 
faim,  lamentable.  Sa  femme  et  son  enfant  se  mouraient.  La 
misère  avait  appelé  la  maladie.  Il  avait  passé  la  nuit  entre 
deux  agonies.  Pendant  qu'il  disait  sa  douleur,  il  oublia  un 
instant  d'en  être  irrité  ;  il  en  souffrait,  simplement.  Paul  le 
vit  et  fut  ému. 

—  Je  vous  crois,  dit-il.  Voici  un  peu  d'argent.  Je  regrette 
de  ne  pouvoir  faire  davantage. 

Et  il  lui  donna  un  louis. 

Comme  l'histoire  qu'il  avait  contée  était  toute  vraie,  l'homme 
à  son  tour  fut,  durant  une  seconde,  touché  et  satisfait  autant 
que  surpris. 

6. 


l3o  LA.  PROSE  DE  JEAN  AIOARD 

Et  d'un  ton  de  regret,  il  ajouta  : 

—  Tiens,  vous  êtes  donc  un  bon  zig-,  vous>..  Car  je  ne  suis 
pas  entré  poliment  ! 

xMais,  sur  ce  dernier  mot,  l'idée  de  la  frayeur  qu'il  croyait 
avoir  inspirée  aux  deux  hommes,  dès  son  entrée,  lui  revint 
il  pensa  qu'il  imposait  au  comte,  et  il  voulut  en  profiter.  Alors, 
sans  transition,  avec  la  brusquerie  d'un  désespéré  qui  risque 
tout,  parce  qu'il  n'a  rien  à  perdre  : 

—  ...  Mais  c'est  cent  francs  qu'il  me  faut!  dit-il. 
Son  œil  avait  le  regard  froid  et  dur  des  haineux. 

Le  comte  se  leva,  marcha  vers  lui,  et,  tendant  sa  main 
ouverte  : 

—  Alors,  rendez-moi  ceci. 

L'homme  crut  qu'il  allait  avoir  davantag-e.  Machinalement, 
il  rendit  la  pièce. 

—  Vous  n'aurez  rien  !  dit  Paul  aussitôt. 
Ils  se  regfardaient  tous  deux,  face  à  face. 

—  Je  vais  vous  expliquer  pourquoi  vous  n'aurez  rien,  dit 
Paul.  Tout  simplement  parce  que  vous  pourriez  croire  que 
j'ai  eu  peur...  et  c'est  ce  qu'il  ne  faut  pas.  Maintenant,  comme 
votre  femme  et  votre  enfant  ne  doivent  pas  porter  la  peine 
de  votre  méchanceté,  j'irai  les  voir;  et,  —  si  vous  n'avez  pas 
menti,  — je  m'occuperai  d'eux.  Quant  à  vous,  je  vous  eng-age 
à  me  laisser  l'arme  quelconque  que  vous  avez  là,  —  dans  cette 
poche.  On  n'arrive  à  rien  de  bon,  avec  ça,  croyez-moi. 

Il  y  eut  un  court  silence.  Paul  lui  demanda  : 

—  Qu'est  que  vous  faisiez...  avant? 

—  Commis  aux  écritures,  chez  un  marchand  de  bois. 

—  Voulez-vous  du  travail  >  répondit  Paul.  Je  vous  en  ferai 
avoir,  — ou  bien  je  vous  emploierai  moi-même,  si  vous  voulez. 

II  considéra  un  moment  l'homme,  qui  se  taisait,  les  yeux 
baissés. 

—  Et  si  je  fais  cela,  savez-vous  pourquoi  je  le  ferai  }  Ça 
ne  sera  pas  seulement  pour  vous  donner  du  pain....  Je  vais 
vous  expliquer  mon  idée.  Peut-être  qu'ayant  été  employé 
aux  écritures  vous  êtes  assez  instruit  pour  me  comprendre. 


LES  ROUANS  IDÉALISTBS  l3l 

Essayez  donc.  Voici.  Je  vous  aiderai,  — entendez-moi  bien,  — 
parce  que,  moi,  j'aime  les  coupables... 

Ces  trois  derniers  mots  furent  dits  avec  une  simplicité 
douce  et  pénétrante. 

L'homme  eut  un  imperceptible  tressaillement. 

—  La  loi,  poursuivit  Paul,  les  traite  comme  elle  peut.  La 
société  n'a  pas  une  conscience  unique,  capable  de  s'attendrir. 
Son  administration  fonctionne  comme  telle,  au  nom  de  la 
masse  qu'elle  représente,  et  qui  demande  à  être  protégée.  La 
société  est  nécessairement  impitoyable.  Elle  fait  de  la  justice 
à  la  mécanique...  Mais  moi,  chez  moi,  je  fais  de  la  justice 
comme  je  l'entends....  Eh  bien,  j'aime  les  coupables  entendez- 
vous  }  et  vous  en  êtes  un,  déjà,  au  moins  d'intention  !  Je  les 
aime,  parce  qu'il  n'y  a  pas  de  plus  grand  malheur  que  leur 
malheur  :  ils  ont  rompu,  par  le  fait  de  leur  faute,  le  lien  qui 
les  rattachait  aux  autres  hommes.  Leurs  pareils  mêmes  les 
abandonnent,  de  peur  d'être  compromis.  Ils  sont  seuls  dans 
leur  faute  ou  dans  leur  crime,  dans  leur  trouble  ou  dans  leur 
remords,  seuls  dans  leur  désespoir  caché.  Et  cela,  cela  c'est 
horrible  !...  Oh!  oui,  sûrement,  —ajouta  Paul,  comme  s'il  se 
parlait  à  lui-même,  —  quand  il  a  un  reste  de  conscience,  le 
criminel  est  le  plus  misérable  de  tous  les  misérables  >... 

Paul  vint  avec  bonté  appuyer  sa  main  sur  l'épaule  du  mal- 
heureux, —  qui  avait  écouté  immobile,  stupéfait,  la  tête  basse. 

—  Est-ce  vrai }  interrogea-t-il. 

A  ce  moment  un  coup  léger  fut  frappé  à  la  porte  qui 
s'entre-baîUa  aussitôt.  Albert  parut  : 

—  Est-ce  fini }  dit-il. 

—  Je  crois  que  oui,  lui  répondit  Paul  ;  et  je  crois  que  tu 
peux  entrer. 

Puis  se  tournant  vers  l'homme  : 

—  N'est-ce  pas }  dit-il  encore. 
Albert  entra  et  s'assit,  curieux. 

L'homme  ne  regarda  même  pas  de  son  coté.  Toujours  muet, 
il  sortit  de  sa  poche  son  poing  fermé  et  lentement,  il  vint 
déposer  sur  la  table  un  méchant  revolver  rouillé. 


l32  LA  PROSE  DE   JEAN  AICARD 

Alors,  le  pauvre,  s'adressant  à  Paul  en  détournant  la  tête, 
lui  dit,  d'un  ton  à  la  fois  timide  et  bourru: 

—  Des  riches  comme  vous,  y  en  a  pas  assez,  non!  Pour  sûr, 
y  en  a  pas  assez  ! 

Sur  ce  mot,  Paul  eut  en  lui,  aussi  prompte  qu'un  éclair, 
aussi  lumineuse,  mais  aussi  vite  éteinte,  —  la  conception  du 
salut  social  :  —  «  Ce  qui  manque,  se  dit-il,  c'est  l'amour.  » 
Ce  fut  tout.  Seulement,  dans  ce  vieux  mot,  il  entrevit,  durant 
une  seconde,  un  sens  nouveau  révélateur,  infini,  que,  par  la 
suite,  il  s'efforça  vainement  de  revoir. 

La  pensée  qui  suivit  aussitôt,  fut  celle-ci  :  assurément  la 
haine  de  cet  inconnu,  la  révolte  d'en  bas  ne  s'adressait  pas  à 
lui,  Paul,  mais  à  des  êtres  pareils  à  sa  femme,  à  cette  fausse 
patricienne,  à  cette  fausse  bourgeoise,  toute  de  passion 
égoïste,  de  désirs  matériels,  et  pour  qui  les  mots  amour, 
pitié,  tendresse  humaine,  étaient  des  termes  privés  de  sens. 
Et  en  ce  cas,  était-elle  sans  excuse,  la  révolte  des  méprisés) 

Il  n'osa  pas  se  répondre  à  lui-même. 

Mais  quand  un  quart  d'heure  plus  tard,  l'homme  s'en  alla, 
confessé  et  consolé,  il  leva  sur  Paul,  et  même  sur  Albert,  des 
yeux  radoucis,  où  brillait  une  lueur  étrange.  Cette  lueur, 
c'était  son  humanité  bonne,  rappelée  par  sa  semblable  du  fond 
des  ténèbres  de  haine. 


LES  BOHAlfS   IDÉALISTHS  iSS 


Les  Grandes  Pensées  viennent  du  cœur\ 

Et  la  vie  reprit,  monotone,  pour  les  Bonnaud,  mais  angrois- 
sée  par  la  menace  des  créanciers. 

Marius  était  parti  pour  l'Amérique.  Le  lendemain  de  ce 
départ,  Bonnaud  avait  dit  à  sa  fille  : 

—  J'ai  vu  Marius,  hier...  Tu  as  du  courag-e,  Adèle,  je  le  sais. 
Me  promets-tu  d'en  avoir  beaucoup) 

—  Je  me  suis  juré  d'avoir  tous  les  courages  dans  la  vie,  et 
je  me  tiendrai  parole,  répliqua  l'héroïne  obscure.  Qu'y  a-t-il 
encore > 

—  Marius  n'a  pas  voulu  te  revoir  avant  son  départ.  C'est 
un  garçon  comme  ça.  Il  est  timide  devant  le  sentiment.  Il  est 
homme,  je  crois,  à  affronter  les  faits  accomplis,  fussent-ils 
les  plus  douloureux  du  monde,  mais,  si  je  le  juge  bien,  il  a 
peur  des  discours,  des  explications,  des  émotions.  Et  je  ne 
sais,  ma  foi,  s'il  n'a  pas  raison  ! 

—  Peut-être,  mon  père. 

—  Ainsi,  moi,  je  me  suis  toujours  fourré  dedans  avec  mes 
propres  paroles  et  celles  des  autres.  On  s'emballe,  on  s'émeut, 
on  arrive  à  hésiter,  on  ne  fait  plus  ce  qu'on  doit  faire.  Tailler 
dans  le  vif,  c'est  la  seule  bonne  méthode.  Ce  n'est  pas  seule- 
ment en  amour  que  la  vraie  victoire  est  la  fuite.  Tout  ce  qui 
devient  passion,  il  faut  le  fuir  délibérément  si  on  ne  veut  pas 
être  vaincu.  Un  joueur  qui  veut  renoncer  au  jeu  ne  doit  plus 

I.  Extrait  de  Tata.  L'auteur  a  raconté  comment  Bonnaud  s'est 
ruiné  pour  faire  un  grand  musicien  de  son  fils  qui  n'est  qu'un  vul- 
gaire viveur.  Bonnaud  est  obligé  de  vendre  sa  maison;  Marius,  le 
fiancé  de  sa  fille  Adèle,  se  retire;  Théréson  sa  femme  meurt  de  cha- 
grin. Adèle  qui  était  restée  jusqu'alors  très  effacée,  se  révèle  dans 
la  détresse  et  c'est  elle  qui  sauvera  la  famille  en  faisant  le  bien. 


l34  LA  PEOSE  DE  JEAN  AICABD 

toucher  une  carte,  même  pour  la  jeter  au  feu.  C'est  pour  ça 
que  je  n'ai  pas  voulu  revoir  ton  frère.  Il  nous  aurait  peut-être 
tous  embobinés  encore  une  fois,  ce  gaillard-là.  Il  est  si  sédui- 
sant. J'ai  coupé  les  ponts.  Je  me  suis  pris  la  main  gauche  avec 
la  droite  et  je  me  suis  juré  de  ne  pas  le  revoir...  Est-ce  com- 
pris >  Et  je  demande  à  n'entendre  plus  parler  de  lui.  C'est  un 
ordre  que  je  te  donne,  —  et  que  tu  communiqueras  à  ta  mère. 
Revenons  à  Marins...  —  Approche,  que  je  t'embrasse,  ma 
brave  petite...  Il  a  eu  peur  de  lui-même,  de  toi,  de  votre  entre- 
vue, de  vos  larmes  :  il  a  craint  de  ne  plus  avoir  la  force  de 
partir  s'il  te  revoyait! 

Adèle  était  très  pâle.  Son  père  la  serra  contre  lui  et  la  fit 
asseoir  sur  un  de  ses  genoux. 

—  Et...  il  est  parti...  quand)  interrogea- t-elle... 

—  Hier. 

—  11  a  bien  fait,  puisque  vous  en  jugez  ainsi,  papa. 

—  Moi  j'y  gagne,  puisque  tu  me  restes!  répliqua  Bonnaud. 
Et  je  te  défendrai  désormais,  je  t'en  réponds.  Tu  as  encore 
quatre  sous.  Je  te  les  garderai  tous  les  quatre.  Le  diable  n'en 
détournerait  pas  un  centime...  Tu  sais,  on  va  vendre  la  maison. 
C'est  décidément  un  insuccès  caractérisé,  sa  Belcolor^.  Mes 
créanciers  réclament  leur  argent.  Rien  de  plus  juste.  On  va 
vendre.  On  vend. 

Thérèson  entrait,  de  son  pas  vacillant,  menu.  Elle  était 
amaigrie,  un  peu  tremblante,  toute.  Elle  vit  la  fille  sur  les 
genoux  du  père  et  songea  : 

—  Plus  ça  va  mal,  plus  il  se  réfugie,  mon  pauvre  homme, 
dans  le  cœur  de  sa  fille;  —  maintenant  il  s'appuie  sur  elle 
sans  se  cacher.  Dans  les  occasions  graves,  autrefois,  il 
s'appuyait  sur  moi,  sans  en  avoir  l'air;  mais  je  ne  suis  plus 
bonne  à  rien.  Je  suis  usée  à  son  service,  et  je  meurs.  Quel 
bonheur  qu'il  ait  sa  fille  !  Elle  les  protégera. 

Adèle  s'apprêtait  à  sortir... 

—  Non,  dit  Bonnaud.  Tu  n'es  pas  de  trop,  petite.  Ta  place 

I  Opéra  du  fils  Bonnaud. 


LES  ROMANS   IDÉALISTES  l35 

est  au  Conseil  de  famille.  La  barque  coule.  Je  vous  consulte. 
Il  faut  prendre  un  parti...  Pas  de  pleurs  inutiles,  Thérèson, 
n'est-ce  pas> 

—  Sois  tranquille,  Bonnaud,  j'ai  pleuré  toutes  mes  larmes. 
Je  n'en  ai  plus. 

—  Bah!  Les  femmes  en  ont  toujours.  Écoutez. 

Alors,  il  expliqua.  Quand  tout  serait  vendu,  ils  ne  posséde- 
raient plus  —  outre  le  reliquat  de  la  dot,  auquel  il  ne  voulait 
pas  toucher,  —  que  quelque  trois  mille  francs,  leurs  meubles, 
leur  linge,  le  reste  de  l'argenterie...  et  puis,  ce  qu'ils  appe- 
laient, selon  l'usage  du  pays,  le  cabanon. 

Ce  cabanon  était  situé  hors  la  ville  S  dans  le  faubourg 
Saint-Roch.  Il  y  avait  un  jardin  grand  comme  la  place  au 
Foin.  La  petite  maison  avait,  en  bas,  deux  chambres  et  une 
petite  cuisine,  et,  au  premier,  deux  grandes  chambres. 
Le  tout,  jardin  et  maison,  avait  coûté  à  Bonnaud  dans  les 
cinq  mille  francs.  C'est  là  qu'on  irait  vivre.  Bonnaud  repren- 
drait son  violon  et  sa  flûte.  Il  donnerait  des  leçons  en  ville 
et  chez  lui.  Il  aurait  sûrement  des  élèves  et  beaucoup.  Il 
s'était  déjà  informé.  Oui,  oui,  on  lui  avait  promis  beaucoup 
d'élèves... 

Adèle  l'interrompit. 

—  Eh  bien  !  mon  père  r  Et  moi,  qu'est-ce  que  j'aurais  à  faire, 
dans  l'intérêt  commun? 

—  Tu  dirigeras  la  maison.  Ta  mère  se  reposera.  Elle  en  a 
besoin.  Tu  en  auras,  sois  tranquille,  de  la  besogne!... 

—  Il  est  bien  dur,  murmura  Thérèson,  de  se  sentir  inutile... 

—  Puis-je  parler  à  mon  tour,  père  } 

—  Puisque  je  te  dis  que  je  te  consulte. 

—  Eh  bien  voici  mon  idée.  Il  faut  faire  construire,  le 
long  du  mur  de  notre  petite  maison  de  campagne,  du  côté  de 
l'Est,  une  grande  salle  qui  ne  coûtera  pas  cher,  parce  que 
ce  mur-là,  qui  n'a  pas  de  fenêtre,  formera  l'un  des  côtés 
de  la  salle.  On  élève  deux  gros  piliers  en   face  des  deux 

I.  Toulon. 


l56  LA  PEOSE  DE  JEAN  AICABD 

angles  de  la  bastide  ;   on  les  relie  par  des  murs  à  bon 
marché,   en  briques,  dans  lesquels  on  ménage  de  larges 
fenêtres.  Et  l'on  a  une  salle  aussi  grande  que  le  [cabanon 
tout  entier. 
Bonnaud  la  regardait,  stupide.  Il  la  crut  folle. 

—  Après  >  dit-il...  je  te  dis  que  nous  sommes  ruinés  !  ce 
n'est  pas  le  moment  de  faire  bâtir  1... 

Il  songeait  sérieusement  : 

—  Et-ce  que  le  malheur  lui  dérange  la  cervelle  >  Il  ne  nous 
manquerait  plus  que  ça  I 

—  Quelques  bancs  de  bois  poursuivit  Adèle,  une  grande 
tableau  fond,  un  crucifix  sur  le  mur,  —  et  cela  fera  une  belle 
salle  d'école  maternelle  pour  des  enfants  de  deux  à  cinq  ans. 
La  maîtresse,  ce  sera  moi.  Vos  leçons  vous  laisseront  quel- 
ques loisirs.  Vous  en  profiterez  pour  faire,  chaque  jour,  un 
peu  de  musique  à  ces  marmots.  Une  ou  deux  fois  par  semaine, 
vous  pourrez  faire,  le  soir,  dans  une  salle  de  notre  école,  à 
des  adultes,  un  cours  de  musique  vocale  et  instrumentale.  Pas 
cher,  pour  le  peuple.  Vous  formerez  ainsi  des  musiciens  pour 
la  marine  et  les  régiments.  A  d'autres  jours,  vous  vous  adres- 
serez, moyennant  un  prix  plus  élevé,  à  des  fils  de  bourgeois- 
Rien  de  tout  cela  n'est  chimérique  mon  père;  j'y  ai  beaucoup 
réfléchi.  Croyez-moi.  Bâtissez-moi  une  école.  C'est  un  bon 
placement,  vous  verrez.  Vous  devez  le  comprendre.  Je  me  suis 
informé  aussi,  moi.  J'aurai  beaucoup  de  petites  élèves, 
beaucoup.  M.  le  curé  de  Saint-Louis  m'aidera.  Il  dit  que 
tout  le  monde  s'intéressera  à  nous.  Vous  êtes  convaincu  ?... 
Quel  bonheur  !  Nous  aurons  une  vie  active,  plus  utile  et,  par 
conséquent,  plus  belle  qu'avant! 

Bonnaud  était  rayonnant. 

—  Ma  foi,  les  femmes  ont  du  bon!  cria-t-il.  Nous  sommes 
sauvés... 

Son  imagination,  une  fois  le  projet  adopté,  s'exalta  sur-le- 
champ.  Il  avait  une  mobilité  d'enfant  : 

—  Le  jardin  sera  la  cour  de  récréation,  dit-il.  Je  surveil- 
lerai avec  toi  notre  petit  peuple.  Je  le  conduirai...  aux  sons 


LES  BOXÀNS  IDéALISTBa  187 

du  violon.  On  mettra  la  Sainte-Cécile  dans  le  parloir...  Elle 
protégera  la  maison. 

Le  vieil  artiste  revivait.  Au  moment  même  de  son  agonie 
sociale,  il  s'égayait  à  l'idée  de  sa  renaissance  : 

—  Le  plus  beau  des  livres,  c'est  Robinson  Crusoé,  un  nau- 
fragé sur  une  île  déserte,  se  refaisant  une  vie  nouvelle,  une 
vie  de  civilisé  au  moyen  des  moindres  débris  de  son  navire... 
Nous,  nous  appellerons  tout  un  monde  autour  de  nous  : 
les  enfants  et  les  familles.  C'est  magnifique.  La  ruine  a  du 
bon!...  Je  suis  adroit  de  mes  mains.  J'ai  toujours  eu  une 
petite  forge,  un  banc  de  menuisier,  des  outils  de  toute 
sorte...  Je  ferai  tout  moi-même,  les  bancs  et  les  tables  ;  les 
bancs  avec  des  dossiers  ;  chaque  place  séparée  de  la  place 
voisine  par  de  petits  bras  fermés,  à  volonté,  au  moyen  d'une 
barre.  Musicien,  je  l'ai  toujours  été,  dans  le  fond.  Musicien 
et  artisan,  ma  vraie  vie,  quoil 

Il  se  frottait  les  mains,  il  escomptait  le  malheur  de  la 
vente  forcée  f 

Elle  était  déjà  derrière  lui,  dans  son  imagination,  la  vente. 
Il  chevauchait  l'avenir. 

—  On  payera  mes  leçons  trois  francs  et  cinq  francs  pour 
commencer.  Je  gagnerai  bien  vite  vingt  francs  par  jour  et 
trente...  Et  puis,  le  cours  public...  Et  tes  honoraires... 
Avec  de  l'économie,  Thérèse,  nous  referons  la  dot  !  nous  la 
referons!...  Tenez,  voulez-vous  que  je  vous  dise>...  Les 
femmes  sont  des  anges  !  on  devrait  toujours  les  écouter!... 

Toutes  deux  lui  saisirent  les  mains  pour  les  baiser  hum- 
blement. 

—  Certainement,  murmura  Thérèson,  tous  ces  projets  sont 
fort  bons...  tout  cela  réussira,  j'en  suis  sûre,  j'ai  foi  en  ton 
courage,  en  tes  forces,  en  ton  grand  cœur  ;  mais  un  malheur 
est  un  malheur  tout  de  même... 

Et,  de  sa  voix  éteinte,  elle  posa,  en  tremblant,  la  question 
qui  était  devenue  son  idée  fixe  : 

—  Est-ce  que  le  jour  de  la  vente  est  annoncé  > 

Depuis  le  moment  où,  en  présence  de  son  fils,  il  avait  avoué 


l38  LA  PROSE  DE  JEAN  AICABD 

à  sa  femme  la  nécessité  de  vendre  bientôt  leur  maison,  Bon- 
naud  ne  s'était  plus  gêné  autant  pour  en  parler. 

Jusque-là,  il  s'était  ingénié  à  trouver  des  moyens  de 
cacher  à  Thérèson,  d'abord  le  chiffre  de  sa  dette  et,  ensuite, 
l'hypothèque,  tant  redoutée  par  la  pauvre  femme.  La  chose 
avait  été  plus  facile  qu'on  ne  pense.  Tous  les  notaires  du 
bon  pays  de  Provence  peuvent  dire  que,  dans  cette  patrie 
du  laisser  aller,  beaucoup  d'affaires  et  des  plus  graves,  sont 
traitées  avec  on  ne  sait  quelle  bonhomie  ignorée  dans  les 
régions  du  Nord.  Bien  entendu,  on  rencontre  toujours,  au 
bout  du  compte,  le  texte  précis  des  lois  et  l'on  finit  par 
leur  obéir  ;  mais  auparavant  dans  bien  des  cas,  on  temporise 
le  plus  possible,  en  faveur  du  sentiment,  et  les  mœurs  locales 
font  souvent  fléchir,  sans  vouloir  les  rompre,  telles  règles 
absolues  et  qui  semblent  des  plus  rigides.  Et  combien  cela 
était  plus  vrai  encore  aux  environs  de  1848.  époque  d'utopies 
humanitaires  ! 

Bonnaud  avait  commencé  par  emprunter  de  grosses  som- 
mes à  ses  amis,  lesquels,  —  le  connaissant  bien,  —  n'avaient 
exigé  d'autre  engagement  que  sa  signature.  Ils  respectaient 
tous  le  motif  qu'avouait  l'emprunteur,  de  cacher  sa  dette  à 
sa  femme  pour  lui  épargner  un  chagrin.  Ils  savaient  de  plus, 
à  n'en  pas  douter,  que  celle-ci  abandonnerait,  le  moment 
venu,  tous  ses  droits  plutôt  que  d'élever  même  une  humble 
objection.  Du  reste,  l'hypothèque  légale  de  l'épouse  n'était 
que  de  quelques  milliers  de  francs.  —  sa  dot  n'ayant  pas  été 
considérable,  —  et,  par  conséquent,  ne  diminuait  en  rien 
leur  garantie  matérielle,  vu  le  chiffre  de  leur  prêt  et  la 
valeur  du  gage.  Quant  aux  garanties  morales,  ils  les  avaient 
toutes.  A  un  maître  Bonnaud,  ils  eussent  prêté  même  sur 
parole  !  Leur  vraie  hypothèque  fut,  durant  des  mois,  l'assu- 
rance qu'il  leur  donnait  verbalement  de  vendre  sa  maison, 
si  cela  devenait  nécessaire,  pour  les  rembourser  I  Et,  dans  ces 
conditions,  ils  demeurèrent  assez  longtemps  en  parfaite 
sécurité.  C'est  beaucoup  plus  tard  que,  légitimement  inquiets, 
ils  demandèrent  une  inscription  d'hypothèque,  laquelle  fut 


LES  ROMANS  IDÉALISTES  189 

prise  chez  le  notaire  de  Bonnaud,  à  l'insu  de  Thérèson,  dont 
l'hypothèque  légale  demeurait  sauve  dans  tous  les  cas,  ce 
qui  mettait  en  paix  la  conscience  de  Bonnaud.  Du  reste,  la 
brave  femme  se  souciait  bien  des  formalités  légales  I  De 
même  que,  ne  sachant  pas  lire,  elle  avait  reçu,  un  beau 
jour,  des  mains  de  son  mari,  —  sans  même  songer  à  les 
faire  compter  devant  témoins,  —  les  cinquante  mille  francs 
de  la  dot,  de  même,  sans  compter,  elle  abandonna  tous  ses 
droits  personnels...  Elle  eût  été  bien  embarrassée  de 
comprendre,  même  traduite  en  clair  français,  l'admirable 
formule  :  Tota  in  toto  et  tota  in  quâlibet  parte. 

La  bonne  Thérèson  ne  ressentait  que  la  douleur  sentimen- 
tale de  perdre  une  maison  qui  appartenait  à  son  mari,  il  est 
vrai,  mais  qu'elle  considérait  comme  sienne,  parce  que  ses 
père  et  mère,  locataires  d'Etienne  le  forgeron,  l'avaient 
habitée  longtemps  et  y  étaient  morts. 

Aussi,  ce  fut  avec  un  accent  de  douleur  déchirante  que 
Thérèson,  s'asseyant  pour  ne  pas  tomber,  prononça  cette 
simple  phrase  : 

—  Est  ce  que  le  jour  de  la  vente  est  annoncé,  Bonnaud? 
Dans  ce  rude    homme   aux  forts   biceps,  au  bon   cœur 

d'artiste,  aux  résolutions  énergiques,  aux  douleurs  et  aux 
colères  violentes,  il  y  avait  un  enfant  vite  joyeux,  facile  à 
l'oubli  momentané. 

Cet  homme  aux  passions  profondes,  aux  invincibles 
entêtements,  avait  une  extraordinaire  mobilité  d'impressions 
à  la  surface. 

D'un  air  enchanté,  comme  s'il  eût  repris  déjà  son  violon  et 
sa  flûte  et  qu'on  lui  eût  déjà  payé  cent  francs  sa  première 
leçon,  cet  homme  ruiné  tira  de  sa  poche  une  affiche  pliée 
en  huit. 

Lentement,  il  la  développa. 

—  Jusqu'à  cent  mille,  dit-il,  Pelloquin  la  poussera.  C'est 
lui  qui  l'aura,  bien  sûr,  et  toi,  Adèle,  tu  l'auras  un  jour,  par 
Marius. 

Le  mot  maison  était  sous-entendu. 


l40  LA.  PBOSE  DE  JEAN  AICABD 

Il  épingla  l'affiche  au  mur,  sous  le  portrait  de  son  père, 
et  lut  à  haute  voix,  pour  Thérèson,  qui  ne  savait  pas  lire  : 

Etude  de  M«  Ortigues,  avoué,  rue  de  l'Asperge,  2,  à  Toulon. 

A  VENDRE 

aux  enchères  publiques,  par  expropriation  forcée, 

A  l'audience  des  criées  du  Tribunal  civil  de  Toulon, 
au  Palais  de  Justice  de  la  dite  ville... 


II  s'arrêta  sur  ce  mot. 
Un  petit  cri  étouffé  lui  répondit. 

Thérèson,  qui  ne  savait  pas  lire,  demeura  immobile,  le» 
yeux  grands  ouverts,  rivés  sur  l'affiche.  Elle  était  morte. 


Thérèson  fut  ensevelie  dans  un  de  ces  beaux  draps  tout 
neufs  qu'elle  aimait  tant. 

Adèle  eut  une  douleur  sans  éclat.  Elle  espérait  trop  en  Dieu 
pour  s'attarder  aux  larmes  inutiles.  Elle  était  une  âme  forte. 
Elle  se  dit  que  Thérèson  avait  accompli  sa  tâche  et  assez 
souffert  pour  avoir  droit  au  grand  repos.  De  plus,  elle  eut 
tout  de  suite  le  sentiment  de  ses  responsabilités  nouvelles  : 
elle  devait  être  l'unique  appui  de  son  père  et  la  ressource  de 
son  frère  toujours  aimé. 

Et,  peu  de  temps  après  la  mort  de  Thérèson,  Tata,  en  deuil, 
accompagnée  de  Bonnaud,  alla  parler,  avec  M.  le  curé,  de  ses 
plans  d'école,  qui  s'étaient  précisés. 

M.  le  curé  de  Saint-Louis  était  un  homme  d'une  quarantaine 
d'années,  âme  droite  et  simple,  fort  instruit,  d'intelligence 
moyenne,  mais  de  grand  sens  et  d'excellent  conseil. 


LES  BOHANS  IDÉALISTES  ]4l 

—  J'ai  réfléchi  beaucoup,  monsieur  le  curé.  C'est  dans  les 
premières  années  que  les  enfants  ont  le  plus  besoin  d'une 
•  école  >.  Les  mères  sont  ou  occupées  dans  la  classe  ouvrière, 
ou  frivoles  dans  la  bourgeoisie,  —  et  celles  qui  élèvent  leurs 
enfants  le  font  souvent  sans  réflexion,  sans  méthode,  au  hasard 
de  leurs  caprices.  Or,  je  pense  que  l'éducation  des  tout  petits 
est  l'œuvre  essentielle  entre  toutes  et  demande  un  effort 
constant  de  raison,  de  patience,  de  domination  de  soi  et  de 
renoncement.  Je  suis  prête,  dussé-je  échouer,  à  tenter  ce  grand 
efl"ort.  Ma  bonne  volonté,  en  tout  cas,  est  entière.  J'ai  donc 
pensé  qu'une  école  enfantine  remplacerait,  dans  les  heures  de 
la  journée,  les  mères  frivoles  et  les  mères  travailleuses.  Je 
crois  que  les  toutes  premières  impressions  déterminent,  chez 
l'enfant  tout  petit,  les  qualités,  heureuses  ou  fâcheuses,  qui 
forment  plus  tard  le  fond  de  son  caractère.  Ce  sont  ces 
impressions  qu'avant  tout  je  surveillerai  et  dirigerai  de  mon 
mieux.  On  pourrait  faire  exécuter  de  menus  ouvrages  aux 
enfants,  un  petit  travail  d'aiguille  ou  de  la  charpie  pour 
l'hôpital,  ou  leur  donner  de  la  soie  à  effilocher.  Travaux 
minuscules,  interrompus  fréquemment,  avant  toute  lassitude, 
d'une  durée  par  conséquent  très  courte  à  chaque  reprise,  — 
cinq,  six,  dix  minutes.  Lettres  apprises  en  jouant...  Prières 
chantées...  Mon  père  ferait  la  musique  qui  réglerait  tous  les 
mouvements  de  l'école. 

—  Oui  !  dit  machinalement  Bonnaud,  qui  écoutait,  émer- 
veillé. 

—  Au  milieu  de  la  salle,  qu'en  pensez-vous,  monsieur  le 
curé  >  —  poursuivit  Adèle,  —  quelque  chose  comme  un  lit  de 
camp,  très  large,  souple  et  ferme,  sur  lequel  se  reposeraient 
les  petits,  plusieurs  à  la  fois,  au  moindre  signe  de  fatigue  et 
de  somnolence.  Bref,  je  rêve  une  école  vraiment  digne  d'être 
appelée  maternelle.  Je  compte  beaucoup  sur  la  musique  et, 
par  conséquent,  sur  l'aide  de  mon  père.  Il  est  visible  que 
tous  les  petits  enfants  aiment  passionnément  le  rythme.  Il 
représente  sans  doute  pour  eux  le  calme,  l'ordre,  la  paix,  qui 
leur  sont  nécessaires.  On  pourrait,  comme  je  l'indiquais  tout 


l4a  LA  PROSE  DE  JEAN  AICABD 

à  l'heure,  régler  tous  leurs  exercices  par  de  la  musique  très 
simple,  naïve  pour  ainsi  dire.  Je  compte  beaucoup  sur  les 
prières  chantées,  non  pas  en  chœur  avec  des  effets,  mais 
chantées  par  une  seule  voix,  selon  des  mélodies  d'un  dessin 
très  primitif,  comme  nos  chants  populaires,  Mon  père  m'a 
fredonné  souvent,  quand  j'étais  toute  petite,  les  antiques 
couplets  de  Magali,  par  exemple,  ou  de  Marion  à  la  fontaine 
et  les  Noëls  de  Saboli  ;  —  voilà  des  modèles.  Chaque  enfant, 
à  son  tour,  bégaierait  sa  chanson  du  bon  Dieu.  Et  qui  sait  si 
on  ne  pourrait  pas  leur  faire  chanter  ainsi  tous  les  beaux 
préceptes  de  la  morale  évangélique  >  Cela  n'aurait  pas  besoin 
d'être  mis  en  vers  ;  et  ils  ne  l'oublieraient  plus... 

Adèle,  depuis  un  moment,  parlait  sans  voir  combien  le  curé 
était  attentif... 

—  Je  vous  suis  tout  acquis,  mademoiselle,  et  mes  clients 
seront  les  vôtres...  ceux  du  bon  Dieu  qui  a  dit  :  Sinite 
parvulos... 

—  Amen  !  cria  Bonnaud  avec  une  joie  grave.  Et  que  Dieu 
vous  bénisse,  je  le  dis  de  tout  mon  cœur,  monsieur  le  curé  ! 

—  Je  serai,  si  vous  le  voulez  bien,  le  conseil  religieux  de 
votre  école,  que  je  bénirai  avec  joie,  au  jour  de  l'inauguration. 
Marchez,  mademoiselle,  on  vous  suivra.  Vous  êtes  dans  une 
bonne  voie 

Un  beau  matin,  les  «  gazettes  »,  comme  Bonnaud  s'obsti- 
nait à  nommer  le  Journal  des  Débats,  annoncèrent  le  départ 
de  Pierre  pour  Pétersbourg  où  il  allait  donner  des  concerts. 

Bonnaud  mit  le  doigt  sur  la  ligne  et  la  montra  à  Adèle. 

—  Est-ce  qu'il  t'a  écrit  ça  } 

—  Non,  dit-elle...  vous  le  voyez,  il  travaille. 

Bonnaud  haussa  les  épaules.  Qu'on  pût  partir  pour  un 
pays  si  lointain  sans  prévenir  les  siens,  cela  lui  semblait  une 
monstruosité  inouïe,  la  dernière  de  toutes,  une  sorte  de  crime 
sans  nom. 

—  Nous  n'avons  pas  même  son  adresse  pour  l'avertir  si 


LES  ROMANS  IDÉALISTIIS  l43 

nous  tombions  malades...  Il  nous  laisserait  mourir  comme  il 
a  laissé  mourir  sa  mère,  sans  la  revoir  ! 

—  Ne  soyons  pas  injustes,  mon  père.  Il  n'a  pu  apprendre 
la  mort  de  maman  que  plusieurs  jours  après. 

—  Je  sais  ce  que  je  dis.  Et  tu  sais  bien  que  j'ai  raison.  On 
revient  prier  sur  une  tombe  quand  on  a  tué  les  gens  !  On  a 
des  remords,  à  moins  d'être  un  scélérat.  Il  n'a  montré  aucun 
repentir.  Est-ce  qu'il  n'aurait  pas  dû  revenir  se  tramer  à  mes 
pieds,  c'est-à-dire  aux  tiens'?  Est-ce  que  j'aurais  résisté  à  un 
remords  sincère,  exprimé  d'une  parole,  d'une  seule  et  la  plus 
courte  ?  Il  se  serait  jeté  à  mon  cou.  Il  m'aurait  serré  entre  ses 
bras  en  disant  :  «  Papa  »  !  comme  lorsqu'il  était  petit...  Est-ce 
que  j'aurais  pu,  est-ce  que  j'aurais  voulu  résister  ?  Le  lende- 
main même  du  jour  où  je  l'ai  chassé,  s'il  était  revenu  de  lui- 
même,  est-ce  que  mon  cœur  n'aurait  pas  été  retourné  > 

—  Nous  voulions  le  rappeler...  Souvenez-vous. 

—  Ce  n'était  pas  la  même  chose.  N'essaie  pas  de  me  mettre 
en  contradiction  avec  moi-même.  Il  fallait  qu'il  revînt  de  son 
propre  mouvement.  Je  voulais  voir  un  élan,  une  inspiration 
de  son  cœur.  Il  n'en  a  pas  eu,  il  est  incapable  d'en  avoir.  Je 
ne  comprends  pas  comment  il  se  fait  que  cet  homme-là  soit 
mon  fils.  Ce  départ  pour  la  Russie,  sans  qu'il  ait  daigné  nous 
avertir,  achève  son  portrait.  C'est  un  sans-cœur,  je  ne  suis 
pas  fâché  de  te  l'avoir  prouvé.  Quant  à  sa  musique,  prrt  !  il 
y  a  quelques  mélodies...  jolies...  mais  pas  très  originales 
dans  son  opéra.  S'il  ne  travaille  pas,  il  restera  ce  qu'il  est, — 
un  amateur...  Quand  on  est  vraiment  un  maître  et  qu'on  a  raté 
un  ouvrage,  on  en  fait  un  autre.  Il  ennuiera  tout  le  monde, 
avec  sa  Belcolor,  son  chef-d'œuvre  unique  ! 

Adèle  regarda  son  père  avec  terreur. 

—  Alors,  songeait-elle,  le  but  de  leur  vie  disparaissait? 
A  quoi  bon  tant  d'efforts,  de  tourments,  de  travail,  dans  le 
passé  et  dans  le  présent  > 

On  eût  dit  que  Bonnaud  devinait  sa  pensée  : 

—  Je  ne  travaille  plus  que  pour  toi,  dit-il,  j'entends  te 
marier...  Je  mourrai,  ensuite,  paisiblement... 


l44  L^  FBOSE  DE  JEAN  AICABD 

Il  y  eut  un  silence  profond.  Ces  deux  cœurs  se  mesuraient, 
émus  l'un  par  l'autre. 

—  Je  suis  mariée,  fit-elle  enfin  simplement. 

—  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire> 

Elle  rit  d'un  beau  rire,  tout  semblable  à  celui  d'une  jeu- 
nesse heureuse  : 

—  Je  suis  mariée,  —  comme  les  sœurs  de  charité  qui 
appellent  Dieu  leur  époux...  Et  voyez...  je  suis  la  maman  de 
tout  ça. 

Elle  s'était  levée.  Et,  debout  devant  la  fenêtre  ouverte, 
elle  regardait  les  petits  qui  arrivaient  par  groupes,  conduits 
ou  apportés  par  les  mères. 

—  Je  te  marierai,  compte  là-dessus,  dit  Bonnaud,  bourru. 

—  Pas  malgré  moi,  j'espère? 

—  Malgré  toi  ! 

—  Eh  bien  !  je  me  révolterai,  dit-elle  avec  une  mutinerie 
franche  d'enfant  qui  joue. 

—  Nous  verrons  ça  ! 
Elle  s'approcha  de  lui. 

—  Sérieusement,  mon  père,  ne  me  parlez  plus  de  cela.  Je 
ne  suis  pas  de  celles  qui  font  deux  fois  le  rêve  d'être 
épouses.  Cette  seule  idée  me  blesse...  Je  n'ai  jamais  été 
jolie... 

—  Tu  es  belle,  parce  que  tu  es  sublime  !  fit  Bonnaud  d'un 
ton  irrité. 

—  Je  ne  suis  pas  jolie,  répéta-t-elle,  je  l'ai  toujours  su  et 
je  me  préparais  à  ne  jamais  me  marier  quand  je  fus  fiancée 
à  ce  pauvre  Marius. 

—  Oh  !  celui-là  1 

—  Celui-là  a  fait  comme  il  a  pu.  Il  était  timide  et  bon. 
Sans  doute,  il  s'est  senti  trop  seul,  là-bas.  Il  a  aimé  une 
autre  femme  parce  qu'il  était  loin  de  sa  fiancée.  Après  ?... 
Je  vois  bien  des  misères  dans  les  ménages  des  pauvres 
mères  qui  me  confient  leurs  enfants.  J'apprends  d'elles  beau- 
coup de  tristes  histoires.  Je  connais  le  mal.  Je  le  vois  de 
mes  yeux  tous  les  jours,  je  l'entends  de  mes  oreilles.  Les 


LH8  ROMANS  IDÉALISTES  l45 

hommes  sont  faibles,  très  faibles.  Les  chastes  fidélités  des 
femmes  ne  sont  pas  dans  leur  nature.  Et  la  faute  des 
hommes  est  fréquente.  Celle  de  Marins,  qui  d'ailleurs  n'est 
pas  grave  aux  yeux  de  la  nature  et  de  Dieu  et  qui  cesse  de 
l'être  vis-à-vis  de  moi,  puisque  je  l'ai  pardonnée,  sa  faute 
n'est  pas  de  lui.  Elle  est  des  circonstances...  et  peut-être  de 
nous. 
Bonnaud  sursauta  d'étonnement.  Elle  poursuivait  : 

—  Il  ne  faut  pas  accepter,  pour  un  homme,  les  longues 
fiançailles,  c'est-à-dire  l'esclavage  sans  le  foyer,  loin  du 
foyer,  loin  de  l'objet  même  de  ses  espérances  et  de  sa  joie. 
C'est  trop  lui  demander;  c'est  une  faute  que  nous  avons 
commise,  avouons-le.  Notre  excuse  était  dans  notre  igno- 
rance. Il  faut  mettre  l'idéal  d'accord  avec  les  possibilités 
raisonnables.  Oh!  à  présent,  je  suis  une  savante,  achevâ- 
t-elle gaiement,  et  je  serais  plus  circonspecte. 

—  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  tu  l'as  attendu,  toi  ! 
gronda-t-il. 

—  Nous,  les  femmes,  d'ailleurs,  répliqua-t-elle,  nous 
sommes  faites  pour  attendre...  Toutes  ces  mères  que  vous 
voyez  attendent  éternellement  leurs  maris.  Les  hommes  sont 
au  travail  le  jour,  au  cabaret  le  soir  ;  elles  attendent.  Leurs 
enfants  sont  ici  ;  elles  attendent.  La  Vierge  Marie  a  toujours 
attendu  son  Jésus..  Elle  l'a  perdu  tous  les  jours  un  peu  davan- 
tage, et  ne  l'a  jamais  retrouvé  que  pour  peu  d'instants.  Elle 
l'aimait  et  l'espérait  sans  fin.  Les  femmes  n'ont  jamais  rien 
que  leur  amour.  J'ai  eu  le  mien,  je  n'en  aurai  pas  d'autre.  Et 
je  n'attends  plus  rien  —  que  de  mon  frère  et  de  vous. 

—  Qu'attends-tu  de  moi  ma  pauvre  fille  > 

—  Votre  sourire. 
-—  Et  de  ton  frère  > 

—  ...  Votre  bonheur! 

Il  leva  les  yeux  au  plafond  comme  pour  attester  Dieu  qu'il 
avait  raison,  au  point  de  vue  humain,  contre  tant  de  beauté 
céleste. 

~  Alors,  dit-il,  je  dois  renoncer  à  une  espérance...  que 

7 


l46  LA  PBOSE  DE  JEAN  AICARD 

j'avais  cependant...  qui  me  faisait  vivre  encore...  Je  comptais 
bien  être  grand-père  un  jour... 

—  Ce  n'est  plus  ma  destinée,  dit-elle. 

Bonnaud  secoua  la  tête.  Toute  sa  destinée  à  lui  se  résuma 
dans  ce  mot,  qui  fut  prononcé  avec  une  sorte  de  rage  comique  : 

—  Je  ne  ferais  donc  pas  un  musicien  ! 

Elle  sourit,  et  lui  désignant  la  salle  où  commençait  à 
bourdonner  la  ruche  des  petits  écoliers  aux  tabliers  bleus  : 

—  Je  vous  dirais  bien  d'en  prendre  un  dans  le  tas,  si  je 
n'étais  convaincue  que  vous  n'en  avez  pas  le  droit.  Créer  une 
fausse  vocation  d'artiste,  rien  de  plus  coupable...  Ah  !  si  mon 
frère  n'était  qu'un  ouvrier,  un  paysan,  quel  bien  c'eût  été  et 
ce  serait  pour  lui,  pour  lui  d'abord,  pour  nous  ensuite  !  Il 
faut  que  le  génie  se  fasse  lui-même,  avec  son  propre  désir 
d'être  et  de  grandir  et  non  avec  des  paroles  d'ambition.  Alors 
seulement  il  est  de  Dieu,  parce  qu'il  est  sans  calcul.  Je  crois 
bien  que  c'est  ce  sentiment-là  qui  rend  si  belle  cette  figure  de 
sainte  Cécile  que  vous  aimez  tant. 

—  C'est  égal,  dit  Bonnaud,  j'aurais  voulu  un  petit-fis  qui 
eût  montré  des  dispositions  naturelles  pour  la  musique.  — 
puisque  l'autre  m'a  trompé  si  amèrement... 


Tata  à  Rome.^ 

En  ce  temps-là,  Tata  était  devenue  une  vieille  fille,  très 
vieille.  Elle  avait  toujours  une  robe  noire,  un  châle  noir  et 
portait  un  chapeau  noir,  une  capote  dont  elle  faisait  repro- 
duire fidèlement  la  forme  depuis  1847.  Elle  avait,  maintenant, 
soixante-dix  ans.  On  était  en  1895.  Et  Gustave  Bonnaud,  un 
élève  et  un  émule  d'Ernest  Reyer,  —  venait  de  temps  en  temps 

I.  Le  rêve  de  Bonnaud  s'est  réalisé.  Il  a  recueilli  le  fils  de  son 
fils  et,  grâce  aux  soins  dévoués  de  Tata,  il  en  a  fait  un  vrai  maestro 
et  un  honnête  homme.  Le  dernier  chapitre,  Tata  à  Rome,  raconte 
la  récompense  de  «  sainte  Adèle  ». 


LES  B0MA2TS  IDÉALISTES  1^7 

la  voir  dans  un  petit  appartement  où  elle  s'était  retirée,  rue 
Bourbon...  c'est-à-dire  rue  de  la  République.  Les  fenêtres 
de  Tata  s'ouvraient  sur  le  port  et  la  rade  de  son  vieux 
Toulon.  Depuis  trois  ans  seulement,  elle  avait  renoncé  à 
diriger  sa  chère  école,  dont  les  élèves  s'étaient  renouvelés 
tant  de  fois  en  trente  ans. 

A  l'imitation  de  la  sienne,  plusieurs  écoles  s'étaient  fondées 
à  Toulon  et  dans  le  département.  Et  la  voix  populaire, 
consacrant  le  dévouement  de  la  sainte  fille,  avait  baptisé 
toutes  les  directrices  de  toutes  ces  écoles  maternelles,  des 
«  tatas  ». 

Tata  passait  sa  vie  près  d'une  porte-fenêtre  ouvrant  sur  une 
terrasse.  Sur  cette  terrasse,  elle  avait  des  fleurs  et  des  oiseaux 
qu'on  lui  avait  donnés  et  qu'elle  ne  pouvait  rendre  à  la  liberté, 
parce  que  c'étaient  des  oiseaux  des  îles,  des  exilés  dont  elle 
était  la  providence.,. 

Elle  s'occupait  sans  cesse  à  de  menus  travaux  d'aig-uille, 
pour  les  enfants  pauvres. 

Au  mur  de  sa  chambre,  figuraient  les  portraits  de  son  père 
de  sa  mère,  du  père  en  forgeron,  —  et  la  copie  de  la 
sainte  Cécile,  qui  couvrait  presque  un  panneau. 

En  face  de  la  sainte  Cécile,  sur  un  petit  autel,  une  statuette 
de  la  Vierge  se  dressait  parmi  des  fleurs  de  plume,  oh  !  très 
anciennes,  qu'elle  ne  pouvait  regarder  sans  penser  à  sa  mère, 
à  son  frère  enfant,  au  salon  des  Bonnaud,  à  toutes  les  choses 
lointaines,  évanouies. 

La  vieille  pendule  trônait  sur  la  cheminée,  avec  son 
Napoléon  minuscule  sur  un  dromadaire  gigantesque  que 
dominait,  seule,  la  pyramide  de  Chéops. 

Au  mur,  entre  de  vieilles  gravures,  à  côté  d'un  antique 
archet  et  d'une  flûte  en  mauvais  état,  —  car  les  beaux  instru- 
ments du  grand-père,  le  petit-fils  les  avait  chez  lui,  à  Paris, 
—  on  voyait  des  objets  puérils,  des  imageries  de  saints  à  un 
sou  les  douze,  des  stations  de  chemins  de  la  croix,  épingles  çà 
et  là.  Et  des  chapelets.  Et,  au  milieu  de  tout  cela,  une  pipe  de 
deux  sous,  enveloppée  dans  du  papier,  à  cause  des  poussières. 


l48  LA  PROSE   DE   JEAN   AICARD 

—  La  pipe  de  mon  neveu,  monsieur  le  curé  ! 

Tata  regardait  les  saintes  images  avec  vénération;  mais, 
il  faut  bien  le  dire,  elle  ne  vénérait  pas  moins  cette  pipe. 

Tata  ne  t  pensait  »  plus  beaucoup  par  elle-même.  Cela  l'eût 
fatiguée.  Cependant,  elle  ruminait  ses  vieilles  idées,  et,  quand 
elle  lisait  une  belle  maxime,  belle  et  bonne  à  son  gré,  elle  la 
copiait  encore  dans  son  cahier.  Elle  accroissait  ainsi,  presque 
journellement,  de  quelques  lignes,  le  testament  moral  destiné 
à  son  neveu.  Tata  était  une  abeille.  Elle  avait  fait  son  âme  et 
celle  de  son  cher  enfant  avec  le  suc  des  plus  douces  fleurs  de 
la  pensée.  Elle  y  travaillait  encore. 

Lorsque  les  savants  égyptologues  ouvrent,  au  fond  des 
hypogées,  les  cercueils  jaunes,  rouges  et  noirs,  il  leur  arrive 
de  trouver,  sur  la  poitrine  ou  au  pied  des  momies,  un  bouquet 
déposé  par  ceux  qui  les  ensevelirent,  et  parfois,  sur  ces  fleurs, 
une  abeille  qui,  obstinée  à  son  miel,  le  suivit  jusque  dans  la 
mort.  L'âme  de  Tata  entrait  ainsi  dans  la  nuit  éternelle,  en 
suivant  des  fleurs. 

Sa  chair  s'affaiblissait.  Ses  lunettes  relevées  sur  le  front, 
entre  deux  lectures  de  Vlmitation  ou  des  Paillettes  d'Or  ou 
de  la  Propagation  de  la  Foi,  elle  égrenait  volontiers  un 
rosaire  et  s'endormait  sans  remords,  en  disant  : 

—  Je  vous  salue. 

Quand  cela  lui  arrivait  en  présence  de  son  neveu,  il  la 
taquinait  : 

—  Je  vous  salue,  Marie,  —  de  ma  tête  endormie  I 

—  Tais-toi,  méchant  gamin  ! 

Le  gamin  avait  quarante-trois  ans. 

11  adorait  sa  tante,  mais  il  ne  venait  qu'une  fois  ou  deux 
par  an.  Sa  vie  était  ailleurs.  Elle  l'attendait  toujours,  à  toute 
heure,  à  toute  minute,  comme  une  amante,  avec  on  ne  sait 
quelle  impatience  résignée  qui  faisait  le  fond  de  sa  vie. 

Il  lui  était  arrivé,  au  gamin,  de  frappper  à  la  porte  de  Tata, 
à  deux  heures  du  matin,  un  express  de  Paris  arrivant  à  cette 
heure-là. 

—  Ça  ne  peut-être  que  le  petit...  j'y  vais,  Gustave  !  criait-elle. 


LES  ROMANS  IDEALISTES  l49 

Et  la  vieille  fille,  en  cornette,  en  camisole  et  en  jupon, 
apparaissait  toute  blanche,  —  et,  de  toute  petite  taille,  se 
suspendait  au  cou  du  «  petit,  >  grand  et  de  larges  épaules 
comme  son  aïeul. 

—  As-tu  faim  >  J'ai  toujours  des  œufs  frais  pour  toi,  que 
je  renouvelle  à  tout  hasard,  et  un  peu  de  bon  vin,  dont  je  ne 
bois  guère, 

—  Ça  va,  ma  tante  ! 

Elle  courait  au  fourneau  de  sa  cuisine,  allumait  son  feu, 
suivi  de  son  neveu  qui  l'aidait.  Et  elle  le  regardait  faire  de 
ces  dînettes  improvisées,  avec  des  joies  de  maman  qui 
regarde  le  nourrisson  boire  la  vie. 

—  Tu  te  portes  bien  }  c'est  l'essentiel,  je  suis  contente. 

—  Je  vous  apporte  un  peu  d'argent  pour  vos  pauvres. 

—  De  l'argent,  j'en  ai  toujours  trop.  Enfin,  je  ferai  plaisir 
à  des  gens,  —  pas  à  des  mendiants,  —  à  des  gens  qui  sont 
des  pauvres  et  qui  sont  mes  amis...  Tiens  !  j'augmenterai  les 
gages  de  la  brave  femme  qui  fait  mon  ménage.  Elle  a  six 
enfants  et  son  mari  est  mort. 

Un  jour  elle  lui  dit  : 

—  Tu  ne  m'as  jamais  fait  qu'un  seul  chagrin. 

—  Mon  Dieu  !  ma  tante,  et  moi  qui  croyais  sincèrement  ne 
vous  en  avoir  jamais  fait  aucun. 

—  Si,  si,  un  gros.,,  quand  tu  avais  seize  ans... 

—  Et  lequel,  Jésus,  Marie? 

—  Laisse  ces  invocations  tranquilles...  Eh  bien  !  donc,  un 
jour,  quand  tu  as  eu  seize  ans,  j'ai  voulu  suspendre  à  ton 
cou  une  chaînette  d'or  avec  sa  médaille  bénite  ;  tu  as  refusé 
en  me  disant  :  t  Je  ne  crois  plus  à  tout  ça,  ma  tante  ».  Je  te 
félicitai  de  ta  franchise,  mais  je  ne  te  montrai  pas  ma  peine, 
et,  la  nuit  suivante,  une  fois  bien  seule,  j'ai  beaucoup  pleuré... 
Tu  es  bon,  tu  es  célèbre,  —  mais  le  mal  du  siècle  t'a  touché... 
Il  faut  croire  à  tout,  à  tout  ce  qui  est  bon,  à  tout  ce  qu'ensei- 
gne l'Évangile...  Nous  retrouverons  nos  aimés  là-haut.  Tôt 
ou  tard.  Dieu,  qui  nous  ordonne  de  tout  pardonner,  pardonne 
lui-même  à  tous. 


l5o  LA  PROSE   DE  JEAN  AICABD 

—  J'ai  été  un  petit  impertinent  quand  j'avais  seize  ans,  ma 
tante,  mais  je  fus  sincère  et  vous  n'eûtes  pas  le  courage  de 
me  punir.  Je  vous  remercie  et  je  me  repens...  Où  est-elle, 
votre  médaille } 

Elle  retrouva  ses  jambes  de  vingt  ans  pour  courir  au 
vieux  secrétaire. 

—  Quand  je  serai  morte,  dit-elle,  tu  prendras  celle  que 
j'ai  à  mon  cou  et  tu  la  porteras,  au  lieu  de  celle-ci,  que 
j'ai  achetée  pour  toi.  Si  tu  trouves  d'autres  recommanda- 
tions à  ce  sujet  dans  mes  cahiers,  —  tu  n'en  tiendras  pas 
compte. 

—  Et  celle-ci,  qu'en  ferai-je? 

—  Tu  la  donneras. 

—  Je  la  garderai  en  souvenir  de  la  joie  que  vous  montrez 
en  ce  moment,  ma  bonne  tante. 

Les  yeux  de  Tata  resplendissaient.  Elle  tira  d'une  boîte  la 
chaînette  d'or  qu'elle  passa  au  cou  de  Gustave  avec  une 
expression  de  ravissement  infini. 

—  Vous  savez  bien,  ma  tante,  que  je  vous  vénère  et  que  je 
vous  aime  de  toute  mon  âme.  Tout  ce  que  vous  désirez,  je 
voudrais  le  faire,  —  mais  vous  ne  désirez  jamais  rien... 

—  Peut-être  !  dit-elle. 

—  Ah  !  mon  Dieu  !  fit-il  gaiement,  quel  bonheur  !  —  et 
quelle  surprise  !  Et  que  désirez-vous  donc  > 

—  Avant  de  mourir,  dit-elle,  je  voudrais  voir  Rome...  et  le 
pape. 

—  Quand  voulez-vous  partir  >  Demain  > 

Il  était  tout  joyeux  de  lui  donner  cette  joie  suprême. 

Ils  partirent  huit  jours  après.  C'était  en  plein  été  ;  mais 
Tata  déclara  que,  pour  voyager,  cette  saison  lui  convenait 
mieux,  à  cause  de  ses  rhumatismes. 

Elle  ne  voulut  visiter  ni  Venise,  ni  Milan,  mais  elle  accepta 
de  passer  par  Bologne,  —  pour  voir  la  sainte  Cécile. 

Arrivée  devant  le  célèbre  tableau,  dont  la  copie  médiocre 
ne  lui  avait  donné  qu'une  idée  lointaine,  elle  demeura  en  extase, 
joignit  les  mains,  et  se  prit  à  pleurer  : 


LIS  B0MAI7S  IDÉALISTES  l6l 

—  Papa!  murmura-t-elle. 
Elle  dit,  un  peu  après  : 

—  Maman  ne  se  doutait  guère  qu'elle  était  si  belle,  sainte 
Cécile,  quand  elle  me  comparait  à  elle  ! 

A  Florence,  elle  visita  toutes  les  églises  et  demeura  muett^ 
durant  des  heures,  devant  les  fra  Beato  et  les  Raphaël. 

A  Rome,  elle  voulut  d'abord  voir  la  Villa  Médias,  où  son 
«  petit  »  avait  travaillé  et  vécu. 

Des  terrasses  de  la  villa  elle  découvrit  Rome  tout  entière, 
que  son  neveu  lui  expliqua... 

—  Là  est  le  Colisée..  Là  est  Saint-Pierre. 

—  Rome  !  Je  suis  à  Rome  !  Rome  est  sous  mes  yeux,  la 
Ville  Éternelle  ! 

Elle  fut  heureuse,  heureuse  enfin,  heureuse  complètement. 

Elle  ne  fut  pas  très  sensible  à  la  beauté  des  ruines 
romaines. 

Le  Colisée,  qui  symbolise  toute  la  puissante  barbarie  d'une 
civilisation,  la  monstrueuse  dureté  païenne,  lui  sembla  une 
«  bête  »  d'Apocalypse,  morte  pour  s'être  gorgée  de  sang. 

Comme  ils  étaient  perdus  sous  les  arceaux  du  cirque  colos- 
sal, elle  montra  à  son  neveu,  sur  l'assise  d'un  pilier  un  signe 
minuscule,  tracé  de  la  pointe  d'un  couteau  par  quelque  passant, 
une  croix  imperceptible. 

—  Ceci  a  tué  tout  ça,  dit-elle. 
Dans  les  catacombes,  elle  dit  : 

—  Oh  !  les  grandes  ruches  ! 

Gustave  Bonnaud  avait  demandé  une  audience  au  Vatican. 
11  ne  put  l'obtenir.  Pourtant  le  maestro  di  Caméra,  Mp"  N..., 
lui  dit  : 

—  Notre  très  Saint-Père  connaît  et  aime  votre  musique 
sacrée.  Il  n'y  a  point  d'audience  possible  en  ce  moment. 
Sa  Sainteté  est  très  fatiguée,  ayant  reçu,  ces  jours-ci,  trop 
de  visiteurs...  Mais  voici  ce  que  je  peux  pour  vous  et  votre 
chère  parente,  dont  la  vie  touchante  nous  est  bien  connue... 
Je  vous  ferai  placer  dans  le  jardin,  à  l'heure  où  Sa  Sainteté 
fait  sa  promenade  quotidienne.  Quand   j'arriverai  près  de 


l5a  LA  PROSB  DE  JEAN   ÀICABD 

VOUS,  je  vous  présenterai.  Vous  pourrez  échanger  quelques 
paroles  avec  Elle. 

Pour  Gustave  c'était  mieux  qu'une  audience.  Il  annonça 
cet  arrangement  à  Tata,  qui  déjà,  s'était  résignée  à  l'idée 
^e  ne  voir  le  pape  que  de  loin,  à  l'autel  de  la  Sixtine  ou  de 
Paoline. 

Il  fut  fait  comme  il  était  convenu. 

La  petite  vieille  en  deuil,  appuyée  sur  le  bras  de  son  grand 
neveu,  entra,  par  un  beau  soir  d'été,  dans  le  jardin  pontifical. 
Elle  le  trouva  bien  simple,  bien  «  à  son  goût  »,  avec  ses 
lauriers-roses  touffus  et  sa  rocaille  à  jet  d'eau,  —  comme 
accablés,  le  jet  d'eau,  la  rocaille  et  les  arbustes,  par  le  soleil 
de  tout  un  jour.  Ils  attendirent  à  l'ombre  d'un  grand  laurier- 
rose. 

—  Le  voici  qui  vient  I  dit  tout  à  coup  Gustave  qui  épiait  à 
travers  les  branches. 

Elle  avança  la  tête  parmi  les  fleurs  roses,  et  regarda,  toute 
frissonnante  d'émotion.  C'était  donc  là  le  roi  mystique  des 
âmes  chrétiennes,  celui  qui  doit  représenter  sur  la  terre  la 
plus  belle  des  pensées,  la  plus  suave,  la  meilleure  :  l'aimante 
pitié.  Tata  regardait  de  toute  son  âme.  C'était  lui,  Léon  XIII, 
accompagné  du  maestro  di  Caméra. 

Le  pape  et  l'évêque  causaient  doucement  et  s'avançaient  à 
petits  pas. 

Léon  XIII  parlait  de  la  France  : 

—  Ils  ne  veulent  pas  comprendre  que  toute  puissance,  dès 
qu'il  n'est  pas  possible  de  voir  dans  sa  victoire  une  usurpa- 
tion accidentelle,  c'est-à-dire  lorsqu'elle  est  établie,  assise, 
consacrée  par  le  temps  et  la  volonté  des  peuples,  porte  le 
sceau  de  Dieu.  La  République  française  est  respectable  entre 
toutes.  Elle  sert  le  droit  des  humbles.  Adoptez-la,  plutôt  que 
de  la  laisser  livrée  à  ce  qu'elle  peut  comporter  de  mal.  Dieu 
n'abandonne  aucun  de  ses  enfants.  Comment  abandonnerait-il 
une  de  ses  nations  préférées,  la  France  de  saint  Louis  et  de 
Jeanne  d'Arc  >...  Voilà  l'une  des  bonnes  pensées  de  ce  que 
vous  appelez  mon  règne,  ajouta-t-il  en  souriant  à  ce  mot, 


LES   BOJfAlirS  IDEALISTES  l53 

avec  l'ironie  des  anges,  dont  le  royaume,  étant  celui  du  Christ, 
n'est  pas  de  ce  monde...  Pourquoi  ne  veut-on  pas  comprendre, 
—  nos  adversaires,  que  la  mission  catholique  aide  au  loin 
l'expansion  des  civilisations  nécessaires,  —  et  nos  fidèles,  que 
l'Église  doit  modifier  celles  de  ses  vues  qui  ne  sont  pas  du 
dogme,  si  Elle  veut  se  faire  aimer  par  toutes  les  consciences  } 
La  pensée  doit  être  large,  qui  veut  être  Universelle...  Tout 
change...  Dieu  seul  demeure. 
Ils  arrivaient  près  de  Tata. 

—  J'ai  parlé  à  Votre  Sainteté,  ce  matin,  du  compositeur 
Bonnaud,  dit  l'évêque. 

—  L'auteur  d'un  des  plus  beaux  Requiem  que  j'aie  entendus, 
dit  le  pape. 

—  C'est  une  sainte  fille  que  la  vieille  parente  qui  l'a  élevé, 
poursuivit  l'évêque, 

—  Je  sais,  je  sais,  dit  le  pape.  Son  école  maternelle  nous 
fut  signalée  maintes  fois  par  M^f  de  Fréjus...  Je  sais  tout 
cela. 

—  Les  voici,  dit  l'évêque. 

Tata  était  tombée  à  genoux,  près  de  Gustave  qui,  courbé 
profondément,  tenait  la  douce  petite  vieille  par  la  main.  Sous 
un  rayon  du  soleil  horizontal,  le  groupe  était  touchant. 

Le  pape  s'arrêta,  tout  courbé  par  son  grand  âge.  Le  corps 
fluet,  la  taille  légèrement  déjetée,  comme  un  peu  cassée  sous 
la  ceinture  blanche,  la  main  longue  et  maigre,  le  visage  osseux, 
la  bouche  souriante  de  bonté  charmante  et  d'esprit  aigu. 

Il  regarda  un  instant,  en  silence,  de  son  œil  pénétrant,  les 
deux  visiteurs,  puis,  très  doucement,  il  parla  : 

—  Je  sais,  Ije  sais,  mon  cher  maestro,  je  sais  tout.  Il  y  a 
des  biographies  de  vous  qui  sont  indiscrètes...  L'esprit  souffle 
où  il  veut...  Votre  neveu  est  un  maître,  mademoiselle  Adèle 
Bonnaud.  La  chapelle  Sixtine  connaît  vos  hymnes  sacrés,  mon 
cher  maestro...  Je  suis  satisfait  de  vous  voir...  tous  les  deux... 
Votre  œuvre  a  été  bonne,  mademoiselle.  Votre  père  et  vous, 
vous  avez  donné  un  homme  de  génie  à  notre  ckère  France, 
la  Benjamine  de  Dieu.  Mais,  relevez-vous. 

7. 


l54  LA  PROSE  DE  JEAN  AICARD 

Un  doux  sanglot  secoua  la  petite  masse  toute  noire  qui 
était  Tata  agenouillée  devant  le  pontife  tout  blanc. 

Il  comprit  l'émotion  excessive  de  l'humble  créature.  Il 
savait  son  prestige  et  qu'il  évoquait  la  pensée  de  Dieu.  Le 
grand  vieillard  mit  sa  grâce  la  plus  humaine  à  dire  alors,  de 
sa  voix  profonde  : 

—  Auriez-vous  une  faveur  à  me  demander,  ma  fille  > 

Elle  espérait  cette  parole...  Dès  qu'elle  l'entendit,  elle 
s'affaissa  davantage  vers  la  terre,  et  c'est  seulement  lors- 
qu'elle eut  caché,  enfoui  sa  face  dans  les  plis  de  ses  voiles, 
qu'elle  osa  parler. 

Elle  parla  d'une  voix  basse,  qu'il  entendit  cependant  et  qui 
lui  semblait  monter  avec  peine,  comme  exténuée,  du  fond 
de  cette  prosternation  comme  du  fond  d'un  abîme  : 

—  Depuis  longtemps,  oh  !  très  Saint-Père,  un  remords  me 
tourmente  et  c'est  ce  remords  que  j'apporte  aux  pieds  de 
Votre  Sainteté.  M.  le  curé  m'a  plusieurs  fois  refusé  l'abso- 
solution  parce  que,  malgré  ses  injonctions  et  mes  efforts,  je 
ne  peux  pas,  non...  je  ne  peux  pas  croire  aux  peines 
éternelles... 

Dès  que  sa  faute  fut  confessée,  elle  l'effaça  elle-même,  tout 
en  l'aggravant,  par  ce  cri  : 

—  Nous  nous  aimerons  tous  en  Dieu,  n'est-ce  pas  r  tous, 
tous,  tôt  ou  tard,  quelque  jour,  les  bons  et  les  coupables  r 
Dieu  ne  peut  nous  avoir  commandé  l'infini  pardon  pour  nous 
le  refuser  lui-même  ?  Le  péché  est  sur  la  terre  ?  Il  tombera 
avec  elle  ! 

Dans  son  élan  d'amour,  elle  eût  voulu  maintenant  entraîner 
à  son  hérésie  celui-là  même  à  qui  elle  en  demandait  l'abso- 
lution ! 

La  grande  âme  de  Léon  XIII  sonda  cet  abîme  de  pitié.  Il 
n'y  a  pas  d'humbles  dans  la  lumière.  Il  fut  ébloui  par  cette, 
âme  en  feu. 

Quelque  chose  de  divin  se  passa  alors,  sans  parole,  dans  ce 
coin  du  jardin  du  Vatican. 

A  mesure  que  Tata  parlait,  le  grand  pape,  profondément 


LES  ROMANH  IDÉALISTES  l55 

attentif,  se  redressait  lentement.  Le  vieillard  disparaissait. 
L'esprit  s'emparant  de  lui  le  transfigurait.  Son  œil  lança  un 
éclair.  Sa  bouche  se  fit  sérieuse  sans  cesser  d'être  bonne. 
Peut-être  crut-il  entendre  la  voix  du  siècle  tout  entier,  impuis- 
sant à  accepter  le  dogme  intégral,  appelant  l'Église  à  l'on  ne 
sait  quelle  transformation  qui  mettrait  mieux  d'accord,  sinon 
la  raison  philosophique,  du  moins  le  cœur  humain  moderne 
et  la  foi. 

Et  ce  qui  criait  vers  lui,  ce  n'était  que  l'âme  chrétienne,  ins- 
pirée du  seul  Évangile. 

Or  l'Église  n'a  de  force  qu'immuable.  Ses  fondements  sont 
sur  les  Écritures  ;  mais  ses  interprétations  et  ses  paraphrases 
forment  tout  l'édifice.  Qu'elle  cède  une  pierre  de  sa  voûte, 
qu'elle  confesse  une  erreur,  et  Saint-Pierre  s'écroule  à  côté 
du  Colisée.  La  grandeur  des  papes  n'y  peut  rien. 

Le  prisonnier  du  Vatican  se  taisait  donc.  Gustave  se  deman- 
dait si  le  Saint-Père  allait  laisser  sans  réponse  la  pauvre 
sainte  à  genoux,  s'il  refuserait  un  geste  de  bénédiction  à  celle 
qui  avouait  un  scrupule,  et  dont  la  faute  était  excès  de  cha- 
rité, d'espoir  et  de  confiance  en  Dieu... 

Elle  a  raison,  songea  Gustave.  Comment  Dieu  peut-il 
exiger  qu'on  pardonne  les  pires  offenses,  s'il  ne  compte  pas 
pardonner  aussi } 

La  pauvre  Tata  muette,  effarée,  étonnée  d'elle-même,  éleva 
ses  regards  et  ses  mains  vers  celui  qui  lui  semblait  réelle- 
ment le  représentant  de  Dieu  sur  la  terre 

Le  maestro  di  Caméra,  violemment  ému  se  détourna  un 
peu  et  mit  la  main  sur  ses  yeux. 

Le  pape  acheva  de  redresser  sa  svelte  taille,  comme  aux 
jours  où,  dans  la  basilique  de  Saint-Pierre,  debout  sur  les 
marches  de  l'autel,  il  commande  à  sa  volonté  de  rajeunir  son 
corps...  Aux  yeux  de  Tata  agenouillée,  la  silhouette  blanche 
de  Léon  XIII  se  découpait  en  plein  azur  céleste.  Il  éleva  sa 
main  bénissante  et  fit,  dans  tout  ce  bleu  du  ciel,  le  grand 
signe  mystérieux  qui  sembla  s'élargir  jusque  par  delà  des 
horizons. 


l56  LÀ  PROSB  DE  JEAN  ÀIGABD 

Et  sur  les  lèvres  augustes  qui  s'agitaient,  les  deux  pèle- 
rins crurent  bien  lire,  sans  l'entendre,  la  sainte  formule 
espérée  : 

—  Ego  te  absolvo  a  peccatis  tms,  in  nomine  patris  et  filii 
et  spiritus  sancti... 

Léon  XIll  s'éloignait  déjà...  Et,  à  mesure  que  s'éteignait 
le  bruit  de  son  pas  tranquille  sur  le  gravier,  sa  taille  se 
courbait  peu  à  peu,  de  plus  en  plus,  tout  à  fait,  et  il  rede- 
venait le  vieillard  humain,  rapetissé  par  le  poids  des  ans  et 
de  ses  propres  misères. 


PORTRAITS    LITTERAIRES 


Michelet. 

Les  récentes  iêtes  du  centenaire  de  Michelet  ont  été,  à  l'heure 
triste  que  nous  traversons,  un  véritable  repos  d'esprit. 

J'ai  eu  la  joie,  tout  enfant,  de  connaître  Michelet.  J'allais 
chez  lui  à  Hyères.  J'ai  vu  cet  admirable  intérieur  du  grand 
historien  et  le  délicieux  spectacle  de  la  tendresse  attentive  qui 
veillait  sur  la  paix  de  sa  maison  et  sur  son  travail. 

Que  de  fois  je  suis  arrivé  vers  midi,  pour  le  déjeuner,  quand 
sa  tâche  de  la  journée  était  accomplie  !  Le  maître  causait  de 
sa  belle  voix  grave,  très  rythmée.  Généralement,  le  trait  était 
décoché,  en  mot  final,  avec  une  intonation  sourde,  retombée 
aux  notes  très  basses.  Il  «  parlait  ses  livres  »,  il  en  cherchait 
l'effet  d'émotion  sur  ses  auditeurs.  C'était  exquis.  L'après- 
midi,  promenade  au  soleil  d'hiver.  Il  avait  des  extases  devant 
les  roses  et  les  grands  chardons  de  nos  haies  de  Provence. 
L'oiseau  qui  passait  emportait  un  peu  de  sa  rêverie.  A  tout 
instant  il  s'inquiétait  de  celle  à  qui  il  a  dit  :  «  Mon  esprit  te 
devra  sa  plus  grande  joie  en  ce  monde.  »  Il  parlait.  On  écou- 
tait son  œuvre  vivante  en  lui.  C'était  beau.  Il  était  peuple  et 
noble.  Il  était  un  des  cœurs  de  France.  Il  est  très  grand.  Son 
mot,  précis,  portait  une  lueur,  un  éclair  d'infini  qui  découvrait, 
à  nos  yeux,  des  profondeurs  allumées,  aussitôt  éteintes.  — 
Éteintes,  par  nous.  Lui,  continuait  à  les  voir. 


l58  LA  PROSE  DE  JEAN  AIOABD 

Durant  la  maladie  qu'il  fit  à  Florence,  peu  de  temps  avant 
sa  mort,  le  délire  lui  montrait  des  batailles,  des  massacres, 
toutes  les  horreurs  de  l'histoire,  passée  et  présente  ;  mais  il 
interrompait  de  temps  en  temps  ses  plaintes  de  pitié  pour  dire  : 

—  Entendez-vous  chanter  ce  petit  oiseau  ?  Écoutez  comme 
il  chante  divinement  ! 

Tout  Michelet  est  là.  Un  oiseau  du  ciel  chantant  l'espoir 
et  l'amour,  —  le  nid,  —  par-dessus  les  effrois  de  la  mêlée 
humaine. 

Oui,  il  était  peuple  et  noble.  Et  c'est  sans  doute  pourquoi, 
involontairement,  je  rapproche,  dans  mon  souvenir,  son  visage 
de  celui  de  Lamartine,  que  j'ai  eu  le  bonheur  de  connaître 
aussi. 

Tous  deux,  qui  sont  du  siècle,  sont  d'un  autre  âge.  Plutôt 
que  d'une  époque,  ils  sont  de  l'éternité  humaine.  Ce  sont  des 
créatures  de  foi  et  d'amour,  d'élévation  et  de  tendresse.  L'aris- 
tocrate né  et  le  plébéien  de  naissance  se  rencontrent  dans  une 
même  région  magnifique,  sereine,  où  l'on  aime  tous  les  hommes» 
où  l'on  croit  au  progrès  lent  mais  infaillible  de  la  justice,  en 
route  à  travers  les  épouvantes,  les  défaillances,  les  misères, 
les  erreurs.  L'un  né  en  haut,  l'autre  en  bas,  tous  deux  mar- 
chant de  plain-pied,  s'inclinent  vers  la  douleur,  et,  à  ce 
moment,  se  touchent  du  front.  Tous  deux  sont  élégants, 
Lamartine  qui  secoue  énergiquement  les  mains  tendues  vers 
lui  par  les  femmes  de  la  halle,  en  disant  :  «  Vous  êtes  des 
hommes  »  ;  Michelet,  qui,  en  passant  dans  les  rues  des  quar- 
tiers misérables,  met,  par  respect  pour  la  pauvreté,  ses  gants 
dans  sa  poche.  «  Oh  !  qui  me  soulagera,  s'écrie-t-il,  de  la 
dure  inégalité  !  »  Tous  deux,  cœurs  d'en  haut,  ont  la  même 
tendre  compréhension  des  âmes  d'en  bas,  des  aspirations  de 
l'abîme.  Le  cœur  du  peuple  est  avec  eux  parce  qu'ils  l'appro- 
chent et  l'aiment  dans  ce  qu'il  a  d'éternel,  de  général,  d'uni- 
versellement humain. 

Tous  deux  encore  aiment  la  femme  et  l'enfant  avec  les 
mêmes  délicatesses.  Nul  mieux  qu'eux  n'a  dit  le  foyer,  la 
famille,  le  nid  humain  «  rembourré  de  tendresses.  » 


PORTRAITS  LITTÉRAIRES  169 

Ce  sont  des  êtres  qui  donnent  tout,  jusqu'à  se  donner  eux- 
mêmes,  à  toute  heure. 

Or,  ce  mouvement  d'âme  qui  s'appelle  sacrifice,  générosité, 
don  aveugle  de  soi,  souci  de  tout  ce  qui  fonde  la  famille  en 
faveur  de  la  patrie,  de  tout  ce  qui  accroît  la  patrie  en  faveur 
du  monde,  —  tout  cet  élan  enthousiaste  dont  la  date  histo- 
rique s'écrit  en  deux  chiffres  :  «  48  »  —  tout  cela  semble  fini, 
demeure  suranné,  un  peu  ridicule  en  l'an  de  grâce  1898. 

La  note  du  jour  c'est  :  intérêt  personnel  et  matériel.  Tout 
n'est  que  sensation,  même  l'art  et  surtout  la  littérature. 
Que  parlez-vous  de  sentiment }  On  gagne  de  l'argent.  Il 
faut  gagner  de  l'argent.  Gagnez-vous  beaucoup  d'argent? 
De  l'argent,  —  pour  du  pain  r  non,  pour  l'achat  des  sen- 
sations. 

Et  voici  que  l'Amérique,  petite-fille  de  Lafayette,  prend 
Cuba,  renie  ses  origines  et  au  lieu  de  rester,  étant  libre, 
l'espoir  de  l'univers  libre,  elle  devient  l'esclave  des  grands 
armements.  L'esprit  de  liberté  se  meurt.  L'esprit  de  spécu- 
lation s'arme  du  sabre.  Nous  espérions  que  les  Etats-Unis 
d'Europe,  prédits  par  Michelet  et  qui  devaient,  selon  lui, 
tenir  un  jour  leurs  états  généraux  dans  la  vaste  et  incom- 
parable rade  de  Toulon,  nous  espérions  la  paix  des  nations 
réconciliées.  N'espérez  plus.  Les  Etats-Unis  d'Amérique  se 
mettent,  au  contraire,  à  réciter  la  leçon  de  la  vieille  Europe  : 
le  droit  n'est  rien  devant  la  force. 

Malheur  donc  à  ceux  qui  auront  eu  pour  maîtres  les  Lamartine 
et  les  Michelet.  Ceux-là  seront  les  confiants,  les  croyants 
quand  même,  à  l'heure  où  il  convient,  sous  peine  de  mort,  de 
se  méfier,  de  ne  plus  croire.  Ils  seront  les  grands  désarmés 
autour  de  l'écuelle  immonde  où  les  dogues  de  M.  de  Bismarck 
«  luttent  pour  la  vie  >,  pour  leur  vie  bestiale  de  chiens  de 
guerre.  Un  Lamartine  avait  doté  le  chien  d'un  cœur  d'homme, 
et  voici  que  les  malins  du  monde  entier  veulent  transformer 
les  hommes  en  chiens  primitifs,  en  chiens  instinctifs,  préhis- 
toriques, en  chiens-loups-cerviers. 

La  figure  physique  de  Lamartine  et  de  Michelet  inspirait  les 


t6o  LA  PBOSB  DB  JEAN  AICARD 

mêmes  croyances  que  leur  âme,  écrite  dans  leurs  livres.  Leur 
geste  était  toujours  noble,  leur  figure  haute,  leur  parole 
féconde,  toujours  bienveillante.  Les  voir,  les  écouter,  c'était 
enregistrer  de  l'espérance,  s'affirmer  à  soi-même  de  la  bonté, 
se  nourrir  d'un  miel  d'idéal. 

Hélas  I  trompés  par  ces  nobles  créatures,  nous  avons  cru  à 
la  noblesse  des  âmes  humaines.  Ces  générosités,  ces  fiertés, 
ces  tendresses,  ces  beautés,  tout  cet  idéal  qui  était  en  eux,  ne 
sont  plus  nulle  part  autour  de  nous,  et  nous  continuons  à  y 
croire  quand  la  plupart  n'y  croient  plus.  Alors,  ce  que  nous 
rêvons,  écrivons,  faisons,  ne  correspond  plus  à  l'esprit  du 
jour...  et  c'est  bien  l'heure  de  désespérer.  Les  Trois  mois  au 
pouvoir  du  généreux  Lamartine  et  l'œuvre  de  ce  Michelet  qui 
s'écrie:  «  O  Révolution,  ma  mère,  que  vous  étiez  lente  à 
venir!  »  aboutissent  aux  divers  Panamas  que  vous  savez. 
Peuple  et  noblesse  disparaissent  ensemble  dans  le  triomphe 
d'une  bourgeoisie  cupide  et  stupide,  impuissante  à  voir  que  la 
patrie,  lorsqu'elle  s'appelle  France,  n'est  pas  seulement  une 
surface  de  terre,  un  faisceau  d'intérêts,  mais  par  dessus  cela, 
une  idée  et  un  sentiment. 

Eh  bien,  non;  vous  n'avez  pas  cru  un  seul  moment,  n'est-ce 
pas,  à  cet  abandon  de  nous-mêmes  ? 

Les  âmes  comme  celle  de  Michelet  sont  les  immortelles 
vestales  de  l'humanité.  Même  sous  les  débris  de  l'univers 
détruit,  décomposé,  c'est  elles  qui  gardent  la  toute  petite 
étincelle,  invisible  quelquefois,  mais  par  qui  ressusciteront 
les  beaux  incendies  de  gloire  et  d'amour. 

Michelet  avait  découvert,  dit-il,  que  l'intérêt  de  la  tragédie 
antique  n'est  pas  dans  la  terreur  et  la  pitié  qu'elle  inspire  — 
mais  dans  la  lutte  du  fini  contre  l'infini. 

La  vraie  cause  de  nos  désespérances  modernes,  c'est  que 
nous  avons  sourdement  conclu  à  l'inutilité  de  l'effort  humain 
en  face  de  l'infini  dont  les  silences  nous  effraient.  Si  la  Justice 
n'est  pas  dans  l'essence  du  monde,  comment,  chétifs,  saurons- 
nous  la  créer  dans  les  sociétés  à  notre  profit  >  A  quoi  bon  dès 
lors  le  tenter  >  Ce  fut  la  chimère  de  nos  pères.  Ne  cherchons 


PORTRAITS   LITTÉHAIRBB  l6l 

plus  qu'à  nous  installer  confortablement  sur  le  globe,  fût-ce 
en  massacrant  le  voisin  plus  faible  et  qui  nous  gêne. 

Michelet,  lui,  s'intéressait  aux  activités  humaines,  à  l'his- 
toire, comme  à  une  marche  continue,  en  dépit  des  apparences, 
vers  la  Justice  infinie.  Il  y  croyait  donc  }  certes  !  et  pour  un 
bon  motif  :  c'est  qu'il  la  portait  en  lui.  Jamais  âme  de  sympa- 
thie et  de  bonté  ne  douta  longtemps  de  la  bonté  et  de  la  sym- 
pathie, considérées  comme  forces  universelles  et  incoercibles. 

Michelet  fut  un  de  ces  êtres  dont  la  personne  physique 
dégageait,  pour  ainsi  dire,  du  courage  et  de  l'espoir.  Si  l'on 
arrivait  chez  lui  dans  une  de  ces  heures  où  l'àme  défaille,  à 
peine  vous  avait-il  regardé,  parlé,  —  qu'on  éprouvait  la  cha- 
leur de  son  désir  d'aimer,  de  travailler,  de  servir.  Cela  n'était 
pas  dans  le  sens  des  mots  seulement,  mais  bien  davantage 
dans  l'accent,  dans  l'allure,  dans  la  conviction  mystérieuse, 
dans  le  fluide  du  regard. 

Quand  la  France  voudra  être  elle-même,  totalement,  elle 
sera  bien  forcée  de  revenir  aux  sources  naturelles  de  son 
propre  génie,  à  l'âme  restée  chrétienne  des  penseurs  éman- 
cipés, aux  enthousiasmes  et  aux  douleurs  de  ceux  qui,  fils 
pieux  de  la  Révolution  française,  s'agenouillent  devant  les 
mystères  d'une  vie  de  Jeanne  d'Arc  parce  que,  victime 
incomparable  de  l'esprit  d'iniquité,  la  vierge  de  pitié,  après 
avoir  rendu  à  la  France  le  limon  de  la  patrie  reconquise,  lui 
a  légué  par  sa  mort  une  âme  qui  s'appelle  :  Justice. 

Pour  Michelet,  —  Justice  est  l'autre  nom  de  France. 
1898. 

Edmond  de  Concourt. 

Un  dernier  mot  sur  le  testament  d'Edmond  de  Concourt. 
Ce  testament  frappe  d'ostracisme  les  poètes.  Petit  fait  dont 
la  signification  est  énorme.  C'est  la  fin  d'un  monde,  non 
point  décrétée,  mais  ratifiée.  Pris  entre  le  bourgeois  et  le 
collectiviste,  entre  rindiff"érence    d'aujourd'hui  et  celle  de 


l62  LA  PEOSE  DE  JEAN  AICABD 

demain,  déjà  les  poètes  n'avaient  point  la  vie  très  facile. 
Voilà  que  le  Lettré  suprême  les  a  répudiés  bien  haut.  Le 
testament  de  Concourt  leur  ferme  au  nez,  sèchement,  les 
portes  de  cette  Académie  nouvelle  qu'il  nous  lègue  comme 
la  représentation  par  excellence  de  l'esprit  littéraire  moderne. 
Edmond  de  Concourt  s'est  mis  certainement  par  cet  acte 
symbolique  en  accord  avec  l'esprit  général  de  notre  époque. 
Mais  de  la  part  d'un  Concourt,  cet  acte  semblera-t-il  ration- 
nel et  juste? 

Une  telle  réprobation  étonne  d'autant  plus  qu'on  avait  tout 
d'abord  désigné  un  poète  comme  appartenant  au  nouveau 
Conseil  des  Dix.  Une  phrase  terrible  semble  annoncer  que 
non  seulement  ce  poète  n'a  pas  été  élu  par  le  maître,  mais 
encore  qu'il  est  inéligible  :  «  Ne  pourront  faire  partie  de  l'Aca- 
démie de  Concourt  :  les  hommes  politiques,  les  grands 
seigneurs,  les  poètes...  et  les  fonctionnaires!  »  Pauvres  chers 
poètes,  sonneurs  de  sonnets,  ciseleurs  de  rimes,  rêveurs  aux 
étoiles,  gardiens  naïfs  du  temple  où  trône  l'idole  du  Beau, 
coeurs  simples  et  profonds  en  qui  se  résume  et  chante  ce 
qu'il  y  a  de  meilleur  dans  l'homme,  —  que  vous  voilà  bien 
placés  entre  les  politiciens  et  les  fonctionnaires  ! 

Le  maître  a-t-il  voulu  dire  tout  bonnement  que,  n'ayant  pas 
écrit  en  vers,  il  fonde  une  association  de  simples  romanciers  > 
Voilà  qui  s'expliquerait  fort  bien  ;  mais  ce  n'est  pas  sous  cette 
forme  qu'on  nous  présente  son  idée.  Certaines  qualités  funestes 
suffisent  à  tarer  pour  jamais  les  candidats  :  il  faut  qu'ils  ne 
soient  ni  repris  de  justice,  ni  hommes  politiques,  ni  fonction- 
naires... ni  poètes  !  —  Les  grands  seigneurs,  leurs  voisins  sur 
la  liste  de  bannissement,  sont  chargés,  j'imagine,  de  les 
consoler,  peut-être  de  les  pensionner.  Il  semble  hors  de  doute 
que  le  Poète  soit,  aux  yeux  d'Edmond  de  Concourt,  un  être 
dangereux  qu'il  faut  décidément  tuer.  Pourquoi  cela  ? 

Mon  Dieu  !  ne  cherchons  pas  de  petites  raisons.  Poésie  veut 
dire  idéal.  Idéal  est  un  mot  qui  signifie,  pour  les  réalistes  : 
«  ce  qui  n'existe  pas  et  ne  peut  pas  exister,  le  rêve  inutile  et 
vain,  le  faux,  ce  qui  ne  se  peut  observer,  ce  qui  ne  tombe  pas 


PORTBAITS  LITTÉEAIEKS  l63 

SOUS  le  sens  ».  —  Ce  mot  ne  semble  en  aucun  cas  vouloir  dire 
pour  eux  :  t  ce  qui,  n'existant  encore  que  dans  l'idée,  peut 
prendre  forme  d'art  ou  devenir  réalité  vivante  ».  Pour  eux, 
il  signifie  quoi>  «  une  idée  en  l'air,  une  chimère  souvent  un 
peu  ridicule,  toujours  décevante;  un  beau  facile  à  imaginer, 
une  fiction  à  l'usage  des  niais,  des  bourgeois  bêtes  et  des 
filles  publiques,  chanteuses  de  romances  ».  —  Bien  plus,  le 
seul  mot  idéal  annonce  une  tendance  vers  je  ne  sais  quel 
spiritualisme  nécessairement  désarmé  de  preuves  positives; 
il  implique  une  sorte  de  foi  virtuelle,  une  espérance  sans 
objet  définissable,  que  l'esprit  rationaliste,  sceptique,  ironique, 
positif,  matérialiste  du  siècle  réprouve.  Les  naturalistes  ou 
les  réalistes  ont  la  prétention  d'être,  en  littérature,  les 
représentants  de  la  Science,  c'est-à-dire  qu'ils  entendent  ne 
donner  comme  champ  à  leur  pensée  que  le  domaine  des 
réalités  visibles,  tandis  qu'au  contraire  la  grande  pensée, 
inexplicable  hippogriffe,  saisit  l'espace  insaisissable,  plonge 
aux  profondeurs,  et,  quelquefois,  scientifique  sous  le  nom 
d'intuition,  éclaire,  avec  le  rayon  jailli  de  ses  yeux,  des 
abîmes  d'au-delà,  où  l'on  sent  bien  que  «  les  possibilités  sont 
infinies  ». 


Quel  est  le  mot  d'ordre  essentiel  de  ce  naturalisme  inventé 
par  l'admirable  Flaubert,  le  maître  de  qui  tous  se  réclament } 
Le  mot  d'ordre,  le  voici  :  «  L'écrivain  doit  retirer  sa  person- 
nalité de  son  œuvre.  »  Bien  entendu,  les  réalistes  n'y 
parviennent  pas  tout  à  fait,  mais  presque  ;  et  c'est  ce  qui  rend 
leur  œuvre  comme  effrayante.  Elle  s'avance  vers  nous  rigide 
et  terrible.  On  dirait  une  de  ces  somnambules  à  qui  les 
magnétiseurs  ont  retiré  la  conscience.  Elle  marche,  et  l'on 
dirait  un  mort  qui  imite  les  gestes  des  vivants.  C'est,  en  effet, 
tout  le  spectre  de  la  vie  ;  spectre  vide  d'où  est  absente  la  force 
qui  met  en  communication  sympathique  tous  les  vivants,  tous 
les  semblables.  Ne  vous  opposez  pas  à  la  formidable  poussée 
du  fantôme  de  chair.  Il  avance  d'un  mouvement  irrésistible. 


164  LA  PllOSE  DE  JEAN  AlCARJ) 

aveugle,  comme  fatal.  L'automate  est  moins  inquiétant,  car  il 
s'explique.  Ceci  ne  s'explique  plus.  Oui,  c'est  la  vie;  oui  c'est 
la  forme  humaine  avec  sa  figure,  ses  gestes,  tout  ce  qui,  à 
l'ordinaire,  révèle  une  vie  intérieure,  mais  la  vie  intérieure 
n'est  plus  là  !  —  Qu'avez-vous  donc  retiré  des  yeux  de  votre 
Œuvre,  des  yeux,  qui  sont,  suivant  l'expression  de  Michel- 
Ange,  les  naturels  chemins  des  regards  et  des  larmes,  et  où 
maintenant  le  regard  est  fixe,  arrêté  derrière  un  mur  de  cristal 
glauque }  Ce  que  vous  en  avez  retiré,  volontairement,  c'est 
votre  âme,  votre  faculté  de  concevoir  les  idéals  humains  ;  c'est, 
au  moins,  l'expression  de  vos  préférences  et  de  votre  amour. 
Romanciers  ou  dramaturges,  vous  ne  laisserez  plus  apparaître, 
affirmez-vous,  le  jugement  que  porte  votre  conscience  sur  les 
actes  de  vos  héros  !  Vous  vous  y  efforcerez  du  moins. ...  Jadis 
les  sculpteurs  rêvaient  d'animer,  avec  leur  propre  souffle,  les 
statues  !  Et  vous,  vous  nous  donneriez  l'image  de  la  vie  sans 
nous  donner  votre  âme!...  Effort  vain  —  heureusement! 
L'impondérable  ne  peut  être  maîtrisé,  en  dépit  de  votre 
orgueilleuse  résolution  !  Quelque  chose  de  votre  vie  essen- 
tielle, mystérieuse,  passe  et  demeure  dans  les  formes  d'art 
qu'on  a  voulu  isoler  ainsi,  éloigner  de  nos  âmes  sympathi- 
ques ;  et  le  cri  de  la  justice,  du  désir,  de  l'espérance  de 
l'amour,  le  cri  de  la  conscience,  voilà  que  l'auto-sugges- 
tionnée,  subitement  réveillée  à  la  vie  commune,  le  pousse 
parfois,  —  sublime.  Votre  œuvre,  prétendue  impersonnelle, 
s'anime  de  votre  cœur.  Votre  âme,  inutilement  dominée, 
éclate  tout  à  coup  en  cris  éperdus  ;  votre  espérance  jaillit 
parfois  en  éclairs.  C'est  la  revanche  de  l'idéal. 


Quand  la  fille  perdue,  Germinie  Lacerteux,  entend  un  mot 
malsonnant  proféré  contre  sa  maîtresse  qui  est  une  vieille 
fille  aimante,  pitoyable,  un  peu  «  bonne  maman  >,  la  pauvre 
servante  s'écrie  en  joignant  et  levant  ses  mains,  suffoquée 
d  indignation  et  de  tendresse:  «Mademoiselle!...  mademoi- 


PORTRAITS   LITTÉRAIRES  l65 

selle  !..  la  seule  qui  m'ait  dit,  quand  j'étais  malade  :  «  Germinie, 
«es-tu  fatiguée?  »  ou  bien  :  «  Germinie,  ma  fille,  repose-toi!» 
Mademoiselle  !...  mademoiselle  !...  mademoiselle!»  répète- 
t-elle  toujours  plus  impuissante  à  exprimer  le  fond  de  son  cœur, 
c'est-à-dire  l'inexprimable  !  —  Ne  touchez  pas  à  Mademoi- 
selle devant  Germinie,  qui  va  faire  à  l'hôpital  un  enfant 
conçu  —  rien  n'est  plus  certain  —  sur  les  talus  des  fortifica- 
tions. Ne  touchez  pas,  devant  Germinie  à  mademoiselle  !  c'est- 
à  dire  à  la  tendresse  humaine,  à  la  Pitié,  à  l'Espérance,  à  la 
Consolation  des  affligés. 

En  un  mot,  ne  touchez  pas,  devant  Germinie,  à  l'idéal  ! 
Germinie  Lacerteux  est  un  chef-d'œuvre  parce  que  le  tas  de 
fange  humaine  qu'on  y  voit  remuer  reflète,  en  étincelles,  la 
lointaine  Etoile,  —  celle  qui  n'a  point  de  nom. 

Et  je  songe  à  ce  merveilleux  Maupassant.  Il  se  vantait  de 
cacher  son  âme,  et  c'est  lui  qui  dans  son  livre  :  Des  vers,  nous 
compare  aux  oies  domestiques  qui,  en  secouant  des  moignons 
d'ailes,  traînés  parmi  les  tas  de  fumier,  tendent  leur  cou  et 
leurs  regards  vers  le  triangle  énigmatique  que  forme,  sur  le 
bleu  du  ciel,  le  vol  des  oies  libres  et  sauvages,  fendant  les 
espaces...  Mon  Dieu  oui,  tous  poètes,  ces  romanciers!  Voici 
Alphonse  Daudet,  la  poésie  même,  avec  la  grâce,  l'ombre  et 
le  clair  soleil,  avec  le  rire  et  les  larmes  ;  avec  Jack  et  les 
Lettres  de  mon  moulin,  et  l'Évangéliste,  et  tout.  Sa  pitié,  qui 
n'a  pas  l'air  d'y  toucher,  jolie  comme  une  déesse  qui  serait 
une  Parisienne  moderne,  trousse  sa  robe  en  de  suprêmes 
élégances  pour  ne  pas  se  crotter,  tout  en  allant  consoler...  Et 
puis,  rappelez-vous  ce  cri  final  du  Nabab,  ruiné,  désillusionné, 
vaincu  :  «  Oh  !  comme  nous  allons  pleurer  à  la  maison,  dis, 
maman  !  »  Voici  Léon  Hennique,  le  délicat,  énergique  comme 
Rembrandt,  avec  ce  Duc  d'Enghien  éclairé  dans  la  nuit  d'un 
rayon  de  lanterne  sourde  qui  semble  le  rayon  d'une  justice 
éclipsée.  Voici  Huysmans  avec  ses  intenses  visions  d'au-delà. 
Et  les  Rosny  qu'essentiellement  préoccupe  le  Problème.  Et 
Mirbeau,  qui  écrivait  hier,  parlant  de  Goncourt  :  «  Il  entre 
dans  cette  vie  supérieure  de  justice  où  il  nous  est  davantage 


l66  LA  PROSE  DE  JEAN  AICABD 

présent  et  chéri  encore  »  ;  et  Paul  Margueritte,  qui  est  tendre  ; 
et  Gustave  Geffroy,  dont  je  connais  la  main  loyale.  Tous 
poètes  !  poètes,  vous  dis-je,  poètes  irrémédiablement!  Poètes... 
comme  ce  brutal  d'Emile  Zola,  qui  voudrait,  dans  la  nature, 
arracher  les  lis,  accusés  d'être  symboliques  !  Ce  Zola  que 
boude  son  âme  et  qui  est  pourtant  forcé  de  se  laisser  traiter 
d'imaginatif  épique,  ce  Zola  contre  qui  j'ai  accumulé  silen- 
cieusement bien  des  rancunes  philosophiques  durant  les  vingt 
années  qu'a  duré  le  triomphe  de  sa  critique  effroyable,  mais 
devant  qui  j'ai  désarmé,  le  jour  où,  entre  deux  délibérations 
de  la  Société  des  gens  de  lettres,  il  m'a  dit  :  «  Je  n'aime  plus 
que  deux  choses  :  la  tendresse  et  la  paix  !...  » 

Poètes,  poètes,  poètes!...  Comment  avez-vous  laissé  le 
maître  édicter  ce  décret  d'injustice  contre  les  poètes  >  Et  si 
les  poètes  hautement  convaincus  d'idéalisme  répugnaient  au 
théoricien  de  l'observation  et  du  document,  comment  le 
collectionneur  délicat  d'objets  précieux,  l'amoureux  des 
pastels  frêles  et  exquis,  comment  le  manieur  de  joyaux  d'art 
que  fut  Edmond  de  Goncourt,  n'a-t-il  point  élu  certain  poète, 
son  ami,  ciseleur  de  ceis  coffrets  rares  où  dorment  des  âmes 
de  parfums,  dialoguant  avec  les  esprits  du  silence? 

Hélas  !  chers  grands  travailleurs  douloureux  —  comme 
vous  vous  appelez  justement  entre  vous  —  frères,  malgré 
vous,  des  poètes  —  poètes  aussi  malgré  vous,  —  hélas! 
l'impondérable,  l'incompréhensible,  vous  environne  de  toutes 
parts,  vous  guette  et  vous  prend  !...  le  mystère  vous  sub- 
merge. Le  rythme  sourd  de  la  vie  scande  vos  paroles  de 
prosateurs...  Et  ne  voyez-vous  pas  qu'en  proclamant  la  fin 
des  poètes,  désignés  pour  vous  comme  tels  par  leur  accep- 
tation naïve  de  l'éternel  idéal,  comme  aussi  par  leur  amour 
des  syllabes  jumelles  qui,  symboliquement  accouplées, 
sonnent  des  accords  sympathiques,  ne  voyez-vous  pas  qu'en 
condamnant  les  suiveurs  d'idéal,  vous  vous  condamnez  vous- 
mêmes  ! 

Songez-vous  que  la  fin  du  Beau  est  décrétée  chaque  jour 
par  le  siècle  rationaliste  qui,  en  apparence  du  moins,  n'a 


POBTRAITS  LITTÉRAIBKS  167 

plus  souci  d'autre  chose  que  d'un  bien-être  mécaniquement 
obtenu,  d'intérêts  matériels,  de  réalités  confortables'?  Croyez- 
vous  échapper  à  l'expropriation  pour  cause  d'utilité  publique 
que  nous  prépare  l'ingénieur  nommé  Demain >  Pensez-vous 
qu'il  n'appellera  pas  votre  littérature  et  votre  art  des  formes 
de  luxe  inutile >  Croyez-vous  que  vos  œuvres  surnageront, 
quand  montera  le  flot  de  l'invasion  utilitaire?  Supposez-vous 
que  vraiment  vous  serez  traités  en  savants  indispensables,  ô 
grands  observateurs  littéraires,  vous  qui  prêtez  aux  laideurs 
de  la  vie  réelle  la  beauté  idéale  de  vos  styles  ?  Croj'ez-vous 
échapper  à  la  sentence  de  mort  prononcée  contre  les  poètes 
par  les  gens  du  dernier  bateau,  parce  que  vous  aurez  abandonné 
la  dernière  diligence,  illustrée  par  Caran  d'Ache  ?  parce  que 
vous  aurez  sacrifié  les  poètes  ?  Voici  venir  l'âge  des  construc- 
tions en  fer,  le  siècle  de  la  chimie  et  de  la  physique  ;  voici 
venir  la  société  électro-mécanique...  Croyez-vous  qu'elle  se 
passera  d'avoir  une  âme  ou  d'en  supposer  une?  Et  si  elle  s'en 
passe,  estimez-vous  qu'elle  vous  épargnera  parce  que,  hommes 
de  prose,  vous  vous  serez  éloignés,  dans  un  mouvement  plus 
instinctif  que  généreux,  des  poètes  proprement  dits,  des 
poètes  bannis  et  méprisés?  Non,  ma  foi,  croyez-le,  nous 
sommes  solidaires;  nous  sommes  les  mêmes.  Nous  serons 
perdus  ou  sauvés  ensemble.  Tenons-nous  plutôt  par  la  main, 
à  l'heure  où  monte  ce  crépuscule  des  dieux. 


Ce  qui  est  vain,  ce  qui  'est  faux,  c'est  l'apparence  des 
choses,  c'est  ce  monde  des  faits  que  vous  observez,  c'est  le 
néant  du  peu  qu'on  réalise.  Ce  qui  est  vrai,  c'est  la  force  qui 
échappe  à  vos  microscopes,  à  vos  télémètres,  à  vos  instruments 
dits  de  précision,  à  votre  expérimentalisme.  Ce  qui  ment,  c'est 
le  spectacle  des  sociétés  et  même  celui  de  la  nature.  Il  n'y  a 
qu'une  Réalité:  elle  dirige  les  univers,  et  c'est  l'Idée;  c'est 
l'espoir  d'une  justice  et  d'une  bonté  qu'il  serait  beau  de  créer, 
par  la  puissance  du  verbe,  si  elles  n'existent  nulle  part  dans 


l68  LA  PROSE  DE  JEAN  AICARD 

l'absolu.  Ce  qui  est  plus  réel  que  les  corps,  les  faits  et  les 
gestes,  c'est  cette  invisible  chaîne  d'amour  qui  unit  le  premier 
au  dernier  des  hommes  et  la  pauvre  fille  perdue,  Germinie 
Lacerteux,  à  son  adorable  maîtresse.  Il  n'y  a  qu'une  force 
positive  :  c'est  la  vie  impondérable,  inobservable.  Ce  qui  est 
réel  et  impérissable,  ce  ne  sont  ni  les  académies  ni  les  puériles 
théories  de  littérature  et  d'art...  Il  n'y  a  qu'un  immortel,  et 
c'est  l'Idéal. 

1896. 

Le  "Musset"  de  Mercié. 

Il  y  a  quelque  deux  ans,  mon  cher  Mounet-Sully  me  dit,  un 
après-midi  :  «  Allons  voir  Alfred  de  Musset  chez  notre  voisin 
Mercié  ». 

Dans  le  grand  atelier,  nous  trouvâmes,  devisant  ensemble, 
le  sculpteur,  le  poète  et  la  Muse. 

Le  poète,  assis,  le  corps  défaillant,  rejeté  en  arrière,  son 
beau  visage  voilé  de  mélancolie,  son  manteau  ramené  sur 
son  torse  et  sur  ses  genoux,  où  il  s'étale  avec  des  plis  de 
linceul,  écoute  en  lui  chanter  l'éternelle  douleur,  strophe  et 
antistrophe,  l'amour  et  la  mort.  A  sa  droite,  la  Muse,  ange 
ou  déesse,  sœur  maternelle,  l'invite  à  je  ne  sais  quel  départ 
pour  des  régions  de  paix  qu'il  pressent  et  qu'il  ignore... 

En  face  du  groupe  de  marbre,  dont  la  parfaite  blancheur 
accroît  la  beauté  mystique,  nous  avions  pris  place  sur  un 
divan,  sans  rien  dire,  car  les  sanctuaires  commandent  le 
silence...  Le  ciel  de  Paris  était  maussade.  Dans  l'atelier,  la 
lumière  était  comme  attristée...  Nous  nous  taisions... 

Tout  à  coup,  tel  un  Miserere  dans  une  église,  se  fit  entendre 
un  chant  sacré.  Une  voix  grave  disait  des  vers...  doucement... 
puis  elle  s'enfla  et,  comme  onduleuse,  s'éleva  en  plaintes 
aiguës,  pour  retomber  bientôt  à  de  lourds  gémissements. 
L'âme  du  poète  était  autour  de  nous,  sur  nous.  Le  marbre  de 
Mercié  parlait,  vivant  d'une  vie  surnaturelle.  Les  strophes 


PORTRAITS  LITTÉRAIRES  169 

des  Kiuits,  les  périodes,  une  par  une,  liées  entre  elles  comme 
des  vagues,  grondaient,  criaient,  pleuraient...  Jamais  je  ne 
comprendrai  mieux  que  ce  jour-là  ni  le  particulier  génie 
poétique  de  Musset,  ni  la  puissance  propre  qui  fait  de 
Mounet-Sully  un  diseur  lyrique  par  excellence,  ni  la  compo- 
sition de  Mercié,  dont  le  sens  est  plutôt  dans  je  ne  sais 
quelle  fluidité  fantomatique  que  dans  la  ligne  plastique  des 
figures. 

Le  groupe  de  .Mercié,  c'est  l'évocation  d"un  génie  double, 
maladif  et  exalté,  très  terrestre  et  très  idéaliste,  qui,  replié 
sur  lui-même,  souffre  de  se  voir  attaché  à  tous  les  bas  désirs, 
et  qui,  dans  le  même  moment,  dégagé  de  lui-même,  comme 
l'ombre  dans  un  miroir  est  séparée  du  corps  qu'elle  répète, 
se  voit  hors  de  lui,  mais  beau  d'une  beauté  de  rêve  qui  est  la 
sienne  pourtant. 


Selon  les  vieilles  croyances  populaires,  plus  sages  qu'on 
ne  pense,  voir  son  double  est  présage  de  mort. 

Les  phénomènes  de  dédoublement,  de  double  conscience, 
sont  notés  par  les  physiologistes  comme  des  hallucinations 
catégorisées,  symptômes  des  plus  terribles  désordres 
nerveux. 

Il  semble  que  le  poète  des  Nui/s,  mort  prématurément, 
ait  eu  au  plus  haut  degré  (fatalité  morbide  ou  puissance 
transcendante)  la  faculté  de  dédoublement  attribuée  par  la 
légende  espagnole  au  douloureux  don  Juan  de  Marana  : 

Partout  où  jai  voulu  dormir. 
Partout  où  j'ai  voulu  mourir, 
Partout  où  j'ai  touché  la  terre. 
Sur  ma  route  est  venu  s'asseoir 
Un  étranger  vêtu  de  noir 
Qui  me  ressemblait  comme  un  frère  ! 

A  tout  instant,  notre  poète  projette  son  âme  hors  de  lui.  Il 
la  voit  et  il  la  dépeint.  Et  c'est  la  Muse  des  Nuits. 

8 


170  LA  PROSE  DE  JEAN  AICARD 

Dans  les  Caprices  de  Marianne,  Coelio  et  Octave  se  regar- 
dent étrangement,  et,  quoique  dissemblables,  se  reconnaissent 
pour  frères.  A  eux  deux  encore,  ils  feront  de  la  mort  et 
Octave  dira,  en  regardant  le  corps  de  Coelio  assassiné  : 
«  C'est  moi  qu'ils  ont  tué  !  >  Et  dans  cette  œuvre  qui  met  aux 
prises  deux  êtres  qui,  en  réalité,  n'en  font  qu'un,  certain 
détail  nous  frappe,  qui  complique  encore  le  troublant  pro- 
blème du  dédoublement  :  Octave,  buvant  sous  la  tonnelle, 
essaye  d'y  voir  double  «  pour  se  tenir  à  lui-même  compa- 
gnie ». 

Si  l'une  des  facultés  essentielles  du  poète  des  isuits  fut 
d'être  un  visionnaire  qui  se  cherche  et  se  perd  lui-même  sans 
fin,  et  se  transforme  en  ses  propres  idées  douées  pour  lui 
d'apparences  réelles,  le  sculpteur  qui  entreprenait  de  nous 
montrer  l'image  d'un  tel  génie  assumait  une  tâche  des  plus 
difficiles,  car  on  ne  sculpte  point  des  états  d'âme... 


L'art  d'Alfred  de  Musset  échappe  à  l'analyse  du  critique, 
parce  qu'il  comporte  plus  de  génie  que  de  talent  —  si  l'on 
admet  que  le  génie  est  une  libre  puissance  intuitive,  dédai- 
gneuse des  rhétoriques,  tandis  que  le  talent  est  surtout  la 
maîtrise  dans  un  métier.  Le  talent,  lui,  est  fait  en  partie  de 
la  connaissance  approfondie,  positive,  des  règles  empiriques, 
et  il  ne  consent  à  exprimer  ce  qu'il  a  d'inspiration  qu'en  se 
soumettant  aux  lois  (seules  bases  de  la  critique)  avec  une  ser- 
vilité d'où  il  tire  mérite  et  orgueil. 

Musset  eût  pu  se  réduire  à  être  un  poète  de  talent  ;  il  ne  le 
voulut  pas  : 

J'ai  fait  de  mauvais  vers,  c'est  vrai,  mais,  Dieu  merci  ! 
Lorsque  je  les  ai  faits,  je  les  voulais  ainsi  ! 

La  beauté  de  l'art  personnel  d'Alfred  de  Musset  est  rare- 
ment dans  un  vers  détaché  ;  l'unité  du  vers  n'est  jamais  son 
souci.  Un  vers  de  Musset,  isolé  du  vol  nombreux  de  ses 


POBTRAITS  LITTÉRAIEES  17I 

pareils  qui  l'entouraient  dans  le  ciel  des  rythmes,  perd  aussi, 
tôt  quelque  chose  de  lui-même  qui  était  son  accord  avec  les 
nombres  voisins. 

La  beauté  de  la  poésie  écrite  de  Musset  semble  résider 
surtout  dans  la  conduite  des  périodes  ;  il  y  disperse,  il  y 
équilibre  savamment  les  nombres,  et,  par  la  dispersion  et 
l'équilibre,  il  en  porte  la  puissance  à  l'extrême. 

Sa  période  commence  souvent  par  de  larges  coups  d'archet 
qui  commandent  l'attention,  par  des  sons  étendus,  semblables 
à  ces  appels  impérieux  par  lesquels  le  rossigriol  attaque  sa 
mélodie.  Ou  est  contraint  d'écouter.  Alors  le  poète  écrase 
l'archet  sur  la  lyre.  Le  chant  s'accentue,  s'enfle.  La  note 
longtemps  soutenue  prolonge  les  sons  pleins  (les  accents)  de 
telle  sorte  que  l'alexandrin,  avec  ses  humbles  douze  pieds, 
paraît  cependant  interminable.  Tout  à  coup  le  rythme  se  pré- 
cipite, l'inspiration  s'élance,  s'élève...  puis  de  nouveau,  elle 
se  calme,  redescend,  et  la  période  expire  largement  sur  le 
vers  final,  porté,  lui  aussi,  à  l'infini,  comme  ceux  du  début. 

A  ce  poète,  les  mots  importent  moins  par  leur  sens  défini 
que  par  leur  nombre  indéterminé  et  suggestif.  Et  si  son  pro- 
cédé, sans  doute  'involontaire,  simplement  génial,  lui  permet 
de  nous  communiquer  plus  justes  et  plus  complètes  ses  émo- 
tions, et  plus  sûrement  que  lui-même  ou  tout  autre  ne 
pourrait  le  faire  par  la  recherche  du  terme  précis  ou  de  la 
rime  riche,  la  critique  ne  serait-elle  pas  mal  venue  à  se 
plaindre  du  charmeur  triomphant } 

Le  reste  est  un  mystère  ignoré  de  fa  foule 
Comme  celui  des  flots,  de  la  nuit  et  des  bois  1 


Connaissez-vous  la  Visite  merveilleuse  de  l'humoriste  Wels  r 
Un  ange,  égaré  dans  notre  ciel,  fut  blessé  par  le  coup  de 
feu  d'un  savant,  collectionneur  d'oiseaux  rares.  Les  ailes  lumi- 
neuses s'éteignent  d'abord,  puis  s'atrophient.  Ce  qui  en  reste, 


172  LÀ  PROSE  DE  JEAN   AICAED 

de  pauvres  moignons  ridicules,  un  tailleur  l'emprisonne  dans 
une  redingote,  et  cela,  sous  le  drap  du  vêtement,  fait  une 
manière  de  bosse.  L'ange  exilé  un  peu  ridicule,  doit  désor- 
mais vivre  de  la  vie  terrestre  et  même  de  la  vie  mondaine. 

Un  soir  dans  un  salon,  il  avise  un  violon,  oublié  là,  sur  une 
table.  Il  le  prend,  il  en  joue,  et  tous  écoutent  ravis  d'extase... 
Mais,  dès  qu'il  a  fini,  on  lui  présente  une  partition  :  «  Jouez- 
nous  donc  cela,  monsieur  Ange.  —  Qu'est-ce  que  cela  >  —  Des 
notes  donc  !  de  la  musique  écrite  !  —  Musique  écrite  r 
Notes  }...  Connais  pas  !...  »  Alors,  les  critiques  méprisèrent 
M.  Ange,  qui  ne  savait  pas  la  musique! 

M.  Ange,  c'est  un  peu  le  divin  Musset,  ange  devenu  ter- 
restre, dédaigneux  des  solfèges,  ange  d'autant  plus!...  si 
«  ange  »  que  les  poètes  de  haute  lignée,  mais  moins  divins, 
moins  inspirés  d'au  delà,  ont  pu  parfois  le  traiter  comme  un 
étranger  ! 

Et  que  le  marbre  de  Mercié  se  soit  assoupli  jusqu'à  évo- 
quer l'idée  d'un  dédoublement  pathologique  à  la  fois  et  méta- 
physique ;  que  le  sculpteur  ait  trouvé  d'harmonieuses  lignes 
fuyantes  qui  nous  suggèrent  un  souvenir  des  beaux  nombres 
d'Alfred  de  Musset,  toute  la  misère  et  toute  la  gloire  du  poète 
—  c'est  merveille  ! 

Ce  marbre,  véritablement,  est  une  évocation  pathétique. 
1906. 

Leconte  de  Lisle. 

Celui-ci  est  un  dieu,  —  à  qui  l'Académie  confère  aujourd'hui 
le  titre  honorifique  qui  n'ajoute  rien  au  talent,  et  qui  ajoute 
peu  de  chose  à  la  popularité  :  le  voici  Immortel. 

Nommer  Immortel  un  homme  qui  hait  la  vie,  chante  la 
mort,  aspire  au  néant,  ceci  a  bien  un  peu  l'air  d'une  malice 
académique,  mais  quoi!  la  malice  est  française,  et  les  dieux, 
habitués  à  nos  blasphèmes,  —  qui  sont  des  actes  de  foi,  — 
ne  s'émeuvent  pas  pour  si  peu. 


PORTRAITS  LITTÉRAIRES  178 

Celui-ci  est  un  dieu.  Affirmerai-je  que  je  suis  un  des  prêtres 
de  son  temple  >  Ce  serait  mentir.  Pourquoi  donc,  monsieur 
Périvier,  m'avez-vous  demandé,  à  moi,  une  «  étude  »  sur 
Leconte  de  Lisler  Peut-être  vous  êtes-vous  dit,  avec  un 
sourire,  que  les  poètes  en  g-énéral  se  nient  volontiers  les  uns 
les  autres,  —  occultement  il  est  vrai,  —  et  qu'il  serait  piquant 
de  voir  un  des  plus  humbles,  suffisamment  obscur,  aux  prises 
avec  un  poète  peu  connu  mais  très  grand,  à  qui  l'Académie 
accorde  solonnellement,  d'une  manière  d'autant  plus  éclatante 
qu'elle  est  tardive,  la  quantité  de  célébrité  dont  elle  dispose. 

Eh  bien  !  —  quoique  je  n'aie  jamais  servi  dans  le  temple  du 
dieu,  du  moins  je  n'y  saurais  entrer  sans  me  découvrir  avec 
un  respect  qui  tient  bien  un  peu  de  la  pitié,  car  si  aucun 
poète  ne  peut  être  à  lui  seul  toute  la  poésie,  tout  vrai  poète 
du  moins  la  représente  tout  entière. 

Depuis  lahvèh  jusqu'à  Zeus  et  à  Prometheus,  —  homme  et 
dieu,  à  la  fois,  celui-là!  —  toute  grandeur  assurément  doit 
être  blasphémée,  et  il  n'est  pas  mauvais  qu'un  insulteur 
bruyant  suive  le  char  des  triomphateurs,  pour  leur  rappeler 
qu'ils  ne  sont  que  cendre  et  poussière,  —  mais  de  quel 
«  rien  »  parlerions-nous  à  cehii-ci,  dont  il  n'ait  mesuré  la 
profondeur  et  chanté  l'infini  r  —  Rappeler  son  néant  à 
l'évocateur  du  néant,  ne  serait-ce  pas  souffler  dans  le  vent  ? 
Voilà  bien,  à  défaut  d'autres,  une  raison  suffisante  pour 
arrêter  la  critique,  si  elle  était  disposée  à  se  manifester... 


Toute  forme  ne  contient  pas  une  idée,  mais  toute  forme, 
même  vide,  inspire  une  idée. 

Je  veux  essayer  d'apprécier,  dans  l'œuvre  de  Leconte  de 
Lisle,  deux  choses  :  d'un  côté  sa  forme  poétique,  ses  qua- 
lités techniques,  —  qui  aff"ectent  en  moi  l'artiste,  —  et  en 
même  temps  l'idée  que  son  art  fait  naître  en  moi  ;  —  d'autre 
part  l'idée  qu'il  veut  exprimer,  communiquer,  —  et  qui 
atteint  en  moi  l'homme. 


174  LA  PROSE  DE  JEAN  AICARD 

I 

Quant  à  la  forme  de  Leconte  de  Lisle,  oh  !  je  suis  bien  à 
mon  aise!  Empruntant  à  Victor  Hugo  le  mot  central  de  son 
étude  sur  Shakespeare,  je  peux  m'écrier,  moi  aussi  : 
«j'admire  tout  comme  une  brute!  »  tellement  qu'il  a  pu 
m'arriver  d'affirmer  que  Leconte  de  Lisle  a  plus  de  talent 
que  Victor  Hugo. 

Dans  cet  ordre  d'idées,  Théodore  de  Banville,  l'étince- 
lant  jongleur  de  rythmes  bien  vivants,  et  Théophile  Gautier, 
le  parfait  ciseleur  de  camées,  ont  plus  de  talent  que  Lamar- 
tine et  Alfred  de  Musset. 

Que  Leconte  de  Lisle  ait  plus  de  talent  que  Victor  Hugo, 
cela  n'est  pas  vrai  ;  il  en  a  autant,  —  ce  qui  est  déjà  bien 
joli,  —  avec  moins  de  mélodie,  moins  de  sentiment,  moins 
de  pensée,  moins  d'émotion,  et,  par  conséquent,  moins  de 
fécondité,  —  mais  n'oublions  pas  que  telle  est  sa  volonté 
souveraine  :  comme  artiste,  il  se  refuse  à  l'expression  des 
passions  qu'il  regrette  d'avoir  à  éprouver  comme  homme  ;  il 
aspire,  cet  immortel,  à  n'être  pas,  ou  du  moins  à  n'être 
plus...  hélas  !  les  dieux  sont  faits  à  notre  image,  et  pleins 
de  contradictions. 

Alors,  direz-vous,  pourquoi  faire  des  vers>  N'est-ce  pas 
plus  d'action  qu'il  ne  convient  à  un  bouddhiste  qui  sait  l'ina- 
nité de  toute  chose  ?  Dire,  à  grand'peine,  en  beau  langage 
durable,  la  vanité  de  tout,  n'est-ce  pas  une  vanité  plus  vaine 
que  toutes  les  autres,  quelque  chose  comme  l'ombre  d'une 
ombre?  Leconte  de  Lisle,  qui  est  un  sincère,  se  pose  sou- 
vent à  lui-même  cette  question  :  je  la  lui  ai  entendu  formuler 
sous  les  galeries  de  l'Odéon  en  1867.  Mais,  hélas  !  si  les 
formes  d'art  peuvent  être  parfaites,  il  n'en  va  point  de  même 
des  philosophies,  dont  aucune  n'atteint  encore  l'absolu.  On 
n'est  pas  absolument  sûr  du  néant  tant  qu'on  n'est  pas 
anéanti,  c'est-à-dire  hors  d'état  de  s'en  apercevoir  !  et  dans  la 
salle  d'attente  du  néant,  que  nous  appelons  en  grec  :  Kosmos, 


POHTRAITS  LITTÉRAIRES  176 

il  faut  bien  s'amuser  à  quelque  chose,  pour  tuer  le  temps  : 
Khronos  ;  —  et  faire  des  vers  descriptifs  est  une  façon  de 
jouer  au  <  Lotos  »...  C'est  ce  que  fait  Leconte  de  Lisle,  au 
pied  de  l'Himalaya,  au  bord  du  Gange  divin  ! 

Les  calembours,  «  c'est  la  fiente  de  l'esprit  qui  vole  »,  a  dit 
N'ictor  Hugo,  qui  ne  les  dédaignait  pas...  Mais  redevenons 
sérieux.  Aussi  bien  le  sujet  le  commande  à  tous  égards  ;  et 
—  qu'on  ne  s'y  trompe  pas  —  si  je  me  permets  de  badiner  un 
instant,  c'est  uniquement  pour  tâcher  de  me  faire  lire,  sachant 
qu'on  ne  lit  pas  son  journal  du  matin  comme  on  relirait  k 
soir  la  Henn'ade  :  pour  appeler  le  sommeil. 

Nul  poète  français,  à  aucune  époque,  n'a  fait  mieux  les 
vers  que  Leconte  de  Lisle. 

Théodore  de  Banville  y  a  plus  de  dextérité  et  se  joue  dans 
des  combinaisons  plus  variées  de  rj'thme  :  il  les  a  toutes 
épuisées  :  ,  —  mais  les  qualités  de  métrique  pure,  dans 
l'alexandrin,  sont  de  même  valeur  chez  ces  deux  maîtres. 
Seulement,  la  Muse  de  Banville  me  rappelle,  pour  la  .grâce, 
l'adresse,  et  pour  le  pailleté  de  l'habit,  —  l'arlequin  de 
Saint-Marceau,  bien  campé  sur  ses  jambes  écartées,  les  reins 
souples  et  tout  le  corps  frémissant  ;  la  Muse  de  Leconte  de 
Lisle  tient  du  Sphinx  roide  et  massif,  qui,  souriant  avec  un 
mépris  inquiétant,  rêve  et  aspire  à  Rien,  assis  dans  la  durée 
lamentable,  au  fond  des  déserts,  —  qui  s'ennuie. 

Leconte  de  Lisle  n'est  pas  un  homme  ;  c'est  une  école. 

Quelle  école?  Appelons-la  le  parnassistne  ou  Vimpassibi- 
lisme,  le  mot  importe  peu  ;  il  suffit  d'un  signe  qui  serve  à  la 
désigner,  à  la  faire  distinguer  des  autres. 

Appelons  Romantisme  l'école  de  Victor  Hugo,  lequel  a  de 
beaucoup  dépassé  le  titre  de  chef  d'école,  ayant  été  simple- 
ment un  faiseur  de  libertés,  —  qui  a  usé  pour  son  compte,  à 
sa  manière,  des  libertés  par  lui  proclamées. 

Sainte-Beuve  n'a-t-il  pas  constaté  que  toute  école  renie  la 
précédente,  pour  la  défense  de  sa  naissante  existence,  mais 
se  rattache  volontiers  à  une  école  plus  antérieure  ? 

Il  n'y  a  pas  à  le  nier,  —  surtout  depuis  que,  Victor  Hugo 


176  LA  PEOSE  DE  JEAN  AICARD 

étant  mort,  on  n'est  plus  arrêté  par  des  considérations  de 
respect  personnel,  —  le  parnassisme  a  renié  le  romantisme. 

Le  romantisme  avait  pour  marques  l'abandon  au  souffle, 
dans  le  lyrisme  créé  par  lui;  un  entraînement  d'éloquence; 
un  certain  oubli  de  mot  propre,  pourvu  que  la  mélodie  des 
syllabes  aidât  l'évocation  des  choses  à  montrer  ou  des 
sentiments  à  transmettre  ;  le  négligé  de  la  passion  pressée  de 
de  se  communiquer;  le  dédain,  —  peut-être  plus  philosophique 
que  les  dégoûts  de  vivre  soigneusement  exprimés  en  beau 
langage,  —  le  dédain  de  la  recherche,  grâce  à  laquelle  le 
poète  nous  trouble  par  la  prétention  constamment  affichée  de 
trouver  sa  parole  plus  précieuse  que  son  émotion;  une 
abondance  souvent  nuisible  à  la  fermeté  de  la  composition  ; 
bref,  un  goût  de  l'agitation,  de  la  vie  dans  l'art. 

L'inspiration  romantique  <  charriait  >  de  tout,  du  soleil, 
des  épaves  et  des  écumes,  comme  un  fleuve  débordé  sous  un 
ciel  éclatant. 

Tous  ces  éléments,  l'école  nouvelle  les  a  reniés,  et  même 
conspués,  —  à  bon  droit  !  si  l'on  songe  à  son  légitime  désir 
de  vivre  d'une  vie  propre,  et  de  ne  refaire  aucun  chef-d'œuvre, 

Plutôt  faire  un  moindre  chef-d'œuvre  que  d'en  refaire  un 
grand  ;  c'est  le  droit,  c'est  le  devoir  de  l'artiste. 

Alors,  les  nouveaux  venus  se  sont  rattachés  à  la  fois  aux 
jongleurs  de  rimes  de  la  Pléiade,  et,  il  faut  bien  le  dire,  — 
c'est  chose  bizarre  !  —  à  la  queue  des  classiques,  —  à  l'abbé 
Delille,  par  exemple...  Qu'on  ne  croie  pas  à  un  frivole  désir 
de  faire  un  calembour  avec  des  noms  propres  ? 

Théodore  de  Banville,  espiègle  et  charmant,  s'est  souvenu 
de  Ronsard.  Leconte  de  Lisle  a  pensé,  je  le  répète,  à  l'abbé; 
puis,  d'autre  part,  chavirant  le  vers  d'André  Chénier,  il 
s'est  dit  : 

Sur  d'antiques  pensers  faisons  des  vers  nouveaux, 

Nouveaux  >  —  oui  et  non.  —  Des  vers  qui  ont  un  air  de 
nouveauté  particulier,  grâce  surtout  à  l'étrangeté  des  choses 
exotiques  et  archaïques  dont  ils  parlent,  et  grâce  encore  à  des 


PORTRAITS  LITTERAIRES  I77 

bizarreries  d'orthographe.  Il  est  évidemment  plus  nouveau 
d'écrire  Kaïn  que  Caïn,  et  si  on  remplace  le  K  par  un  Q, 
l'illusion  est  complète.  Qaïn  avec  un  Q  est  le  dernier  mot 
du  moderne  ! 

Non,  dans  Leconte  de  Lisle,  la  tournure  du  vers  n'est  pas 
infailliblement  moderne,  bien  que  notre  poète  soit  merveil- 
leusement enrichi  des  ressources  de  langue  créées  par  Victor 
Hugo  qui  a  lâché  le  mot  propre  et  mis  au  rancart  la  périphrase. 

Ceci  est,  bien  entendu,  une  caractéristique  générale,  car  çà 
et  là  langue  et  prosodie  sonneront  ensemble  le  pur  classique  : 

O  belle  Tyoné, 
Viens,  et  je  bénirai  le  destin  fortuné 
Qui,  loin  de  la  Phocide  et  du  toit  de  mes  pères. 
Au  pasteur  exilé  gardait  des  jours  prospères. 


Et  encore  : 

Déjà,  sur  la  mer  vaste,  uue  propice  haleine 
Des  bondissantes  nefs  gonfle  la  voile  pleine... 

Et  encore  : 

Préviens  des  immortels  la  naissante  colère  ! 

Est-ce  Leconte  ou  l'abbé)  on  ne  sait  trop,  mais,  notons 
bien  que  cet  accent  sonne  rarement  sur  la  lyre  du  maître 
parnassien.  Elle  n'a  que  des  cordes  de  fer,  cette  lyre  mysté- 
rieuse ;  aucun  boyau  ;  nulle  corde  lâche  ;  et  il  faut  mettre  le 
microscope  sur  l'éléphant  pour  découvrir  les  cirons  sous  les 
replis  de  la  puissante  peau.  Il  y  faut  l'œil  malin  du  critique 
—  ou,  que  Zeus  me  pardonne!  —  du  confrère! 

Ce  qu'il  faut  dire,  en  dépouillant  les  mauvais  sentiments 
naturels  à  tout  critique,  c'est  que  le  procédé  suprême  de 
Leconte  de  Lisle,  dans  son  travail  de  constitution  d'un  art  où 
la  poétique  classico-romantique  et  la  couleur  purement  roman- 
tique sont  admirablement  assemblées,  a  été  celui-ci  : 

Ne  faire  que  de  beaux  vers  classiques  ;  garder  tout  l'éclat 

8. 


178  LA  PROSE  DE  JEAN  AICARD 

de  la  langue  romantique  —  en  se  refusant  à  l'exubérance,  à 
la  fougue  romantiques  !  —  Comme  conception  une  forme 
poétique,  rien  de  plus  complet. 

Et  Leçon  te  de  Lisle  n'a  fait  que  de  beaux  vers.  De  là  l'ad- 
miration absolue  que  lui  vouent  les  initiés  ;  de  là,  en  partie, 
l'éloignement  que  lui  témoigne  le  vulgaire. 

Je  défie,  en  effet,  qu'on  puisse  lire  cinq  cents  beaux  vers 
également  beaux  entre  eux,  car  la  beauté  constamment  tendue, 
implacablement  soutenue,  dans  l'ensemble  d'une  composition 
littéraire,  et,  à  la  fois,  dans  chacun  des  détails,  même  dans 
la  valeur  de  chaque  mot,  est  une  chose  monstrueuse,  et  par 
là  fatigante.  Les  initiés  seuls  peuvent  soutenir  la  vue  du 
tabernacle  ouvert.  Il  y  a,  dans  une  pareille  monotonie  de 
beauté,  un  mystère  dont  le  rayonnement  aveugle  et  fait  se 
détourner  les  faces  profanes. 

Il  nous  vient,  d'une  telle  perfection  possédée,  une  satisfac- 
tion qui  anéantit  tout  désir,  en  supprimant  tout  attrait. 

Leconte  de  Lisle  pourrait  dire,  avec  le  Moïse  d'Alfred  de 
Vigny  : 

Seigneur,  vous  m'avez  fait  puissant  et  solitaire  !.., 
Laissez-moi  m'endormir  du  sommeil  de  la  terre  ! 


II 


Leconte  de  Lisle  est  aussi  un  traducteur,  et  prestigieux. 
Pourquoi  prestigieux  ?  Parce  qu'il  est  grand  poète. 

Je  m'explique.  [Le  texte  lui  transmet  l'impression  que  le 
poète  original  —  Homère  par  exemple  —  a  reçu  des  choses  ; 
l'inspiration  même  qu'Homère  eut  en  lui,  non  pas  l'impression 
que  peut  transmettre  le  texte  à  n'importe  quel  hellénisant. 
Et,  sur  nouveaux  frais,  le  poète  —  visionnaire  —  refait  l'Iliade 
ou  VOdyssée,  inspiré  par  le  texte  qu'il  commande  en  même 
temps  qu'il  en  est  commandé. 

Ici,  une  observation  —  capitale. 


PORTRAITS  LITTÉRAIRES  179 

Ce  que  le  poète  ne  peut  pas  nous  rendre,  c'est  l'harmonie 
propre  du  grec,  le  nombre  grec,  la  physionomie  des  mots 
grecs  ;  il  y  substitue  une  autre  physionomie,  un  autre  nombre, 
une  autre  harmonie,  mais  qui  ne  peuvent  rien  avoir  de  grec, 
—  et,  de  plus,  il  traduit  des  vers  en  prose  !  Pourtant,  le 
poème  subsiste  et  se  transmet!  Et  cela  dans  une  prose  simple, 
savamment  fruste,  qui,  présentant  comme  par  blocs  les  idées 
et  les  images,  est  plus  évocatrice  que  si  elle  se  préoccupait 
d'arrondir,  d'harmoniser  ses  périodes  ! 

N'en  faut-il  pas  conclure  qu'il  y  a  dans  l'art,  autre  chose 
que  le  nombre  propre  de  chaque  mot,  autre  chose  que  l'har- 
monie née  de  l'arrangement  des  vocables,  de  la  prononciation, 
de  l'accent  spécial  à  la  langue>  —Si  fait!  —  Et  quoi  donc?... 
Un  assemblage  d'idées,  une  chaîne  d'émotions  qui  est  la  com- 
position même,  bref  des  qualités  extérieures,  matérielles 
pour  ainsi  dire,  de  l'œuvre  écrite  en  langue  rythmée. 

Or,  il  se  trouve  que  Leconte  de  Lisle,  comme  traducteur  du 
simple,  naïf  et  vivant  Homère,  se  montre  nécessairement 
poète,  d'idées,  d'émotions,  de  mouvement  passionnel  et 
d'action,  —  lui,  l'impassible!  —et  qu'il  abandonne  forcément 
dans  le  texte  original,  —  dont  elles  sont  la  propriété  invio- 
lable, —  les  qualités  de  langue  et  de  métrique  qui  le  préoc- 
cupent exclusivement  lorsqu'il  chante,  en  vers  français,  pour 
compte  I 

Ainsi,  quand  il  a  fait  son  œuvre  personnelle,  il  a  dû  tuer 
en  lui,  avec  préméditation,  certaines  facultés  maîtresses  du 
poète  —  qui  sont  en  lui,  puisqu'il  est  un  très  grand  poète  !  — 
et  la  traduction  lui  est  une  occasion  de  les  retrouver  et  de  les 
prouver,  sans  doute  malgré  lui-même  ! 

Traducteur,  il  s'est  mis  comme  Homère,  en  face  des  choses 
telles  que  les  voyait  Homère;  poète,  pour  compte  il  met  tou- 
jours entre  lui  et  les  choses  de  la  nature,  une  littérature  quel- 
conque, française,  grecque  ou  syriaque,  —  oubliant  que  les 
grecs,  ses  maîtres,  ne  copiaient  aucune  forme  mais  inven- 
taient une  forme,  expression  spontanée  de  leur  émotion  ! 

Qu'il  ait  voulu  ne  mettre  dans  son    œuvre  personnelle 


l8o  LA  PEOSE  DE  JEAN  AICARD 

aucune  émotion,  oh!  cela  a  dû  lui  coûter  vraiment  un  merveil- 
leux effort. 

Cette  homme  à  la  tête  massive,  olympienne,  chevelu 
comme  son  Kheroub  de  Qaïn,  cethomme  vit  pourtant!  Il  sent, 
tressaille,  souffre!  Il  s'abandonne  certainement  quelquefois, 
en  aépit  de  la  philosophie,  à  l'illusion  de  vivre,  qui  est  traî- 
tresse... Il  marche,  il  remue  enfin!  —  Il  n'a  pas  voulu  que  ces 
conditions  inférieures  de  l'être  apparussent  dans  son  œuvre, 
et  cela  au  profit  de  la  beauté  plastique  qui,  on  le  sait,  —  est 
faite  d'immobilité. 

D'aucuns  ont  confondu  quelquefois  chez  Leconte  de  Lisle 
l'absence  d'idée  et  l'absence  d'émotion.  —  «  Il  ne  pense  pas!  » 
se  sont-ils  écriés,  et  on  a  pu  rappeler  sévèrement  et  injuste- 
ment, à  son  sujet,  ces  magnifiques  paroles  de  Lamartine. 

«  Les  vers  sont  les  formes  transcendantes  et  comme  divini- 
sées de  la  pensée  humaine  :  les  remplir  de  rien,  c'est  nous 
déshonorer  !  » 

Bien  loin  de  ne  pas  penser,  Leconte  de  Lisle  a  trop 

pensé!  Il  est  bien  vrai  qu'il  n'a  qu'une  idée,  une  idée  fixe, 
qui  est  :  Rien,  —  mais  qui  résume  tout! 

C'est  ici  que  nous  l'abandonnons,  non  pas  comme  artiste, 
mais  comme  homme. 

Ajoutons,  avant  d'étudier  la  pensée  de  son  œuvre,  que,  — 
poète  de  mots,  de  sonorités  superbes,  de  langue  et  de  mé- 
trique incomparables,  mais  d'idée  nihiliste,  —  il  |a  (ce  traduc- 
teur de  l'émotion  d'Homère!)  rendu,  —  grâce  à  l'absence 
d'émotion,  —  son  œuvre  intraductible,  et  par  là  cent  fois 
moins  extensible  que  toute  autre  dans  l'espace  et  dans  le 
temps  ! 

III 

Ce  poète  a  parcouru  toutes  les  philosophies  ;  il  a  feuilleté 
tous  les  âges  ;  il  a  interrogé  tous  les  climats  du  globe  ;  il  a 
passé  la  revue  de  toutes  les  manifestations  de  la  souffrance 
et  de  la  pensée  humaines  ;  il  a  étudié  dans  leur  tombe  toutes 
les  races  ;  (il  en  a  ressuscité  quelques-unes;  et  selon  le  mot 


PORTRAITS  LITTÉBAIBES  l8l 

de  Jules  Lemaître,  «  l'archéologie  et  l'anthropologie  rendent 
seules  possibles  des  résurrections  pareilles  !  »  Tous  les 
livres,  il  les  a  lus  ;  il  les  a  condensés  ;  et  le  résumé  de  tout  et 
la  condensation  de  tout,  il  nous  l'apporte  dans  un  mot!  rien! 

Certes,  il  n'a  pas  commencé,  mais  il  finit  par  le  néant!... 
et  il  prêche  l'immobilité,  qui  paraît  en  être  la  condition 
initiale  ! 

Conclusion  formidable!...  non,  je  ne  suis  pas  le  prêtre  de 
cette  religion.  Aisément,  elle  pourrait  rendre  sévère  pour 
l'artiste,  qui  reste  incomparable,  jugez-en  : 

Et  toi,  divine  mort,  où  tout  rentre  et  s'efface, 
Accueille  tes  enfants  dans  ton  sein  étoile  ; 
Affranchis-nous  du  temps,  du  nombre  et  de  l'espace, 
Et  rends-nous  le  repos  que  la  vie  a  troublé  ! 

Ah  !  que  j'aime  pourtant  bien  mieux  l'inquiète  souffrance 
égoïste,  mais  semblable  à  nos  souffrances,  de  Musset,  qui 
vit  et  qui  chante  ;  la  lamentation  de  Lamartine  chrétien,  qui 
sent  et  qui  pleure  sur  tous  ;  la  pensée  libre  de  Hugo,  qui, 
concluant  à  la  pitié  suprême,  veut  répandre  sur  le  monde  la 
joie  d'un  art  étincelant,  l'enchantement  d'un  art  adorable. 

Comment  se  résigner  à  n'être  qu'un  artiste,  en  cessant 
d'être  un  homme  accessible  aux  tendresses,  quand  l'art  est  le 
moyen  le  plus  sûr,  s'il  daigne  se  mêler  à  la  vie,  de  charmer 
la  vie  et  de  la  consoler } 

Et  si  vous  aimez  assez  votre  art  pour  vous  y  livrer  volon- 
tiers en  dépit  du  Nirvana  et  du  reste,  faites  un  pas  de  plus 
vers  les  vanités  de  l'Illusion  éternelle,  et  parlez  parfois  d'eux- 
mêmes  à  quelques-uns  des  dix  millions  de  Français,  agis- 
sants et  pensants,  qui  se  moquent  un  peu  de  Cakya-Mouni  ! 

Il  vit,  ce  peuple  de  France,  sous  la  menace  des  avenirs 
assombris,  il  vit,  ou  du  moins  il  essaye  !  Dans  l'agonie  du 
siècle,  nous  sentons  tous  des  approches  de  mort,  mais  nous 
ne  voulons  pas  mourir  !  Un  seul  mot  de  Michelet  relu  nous 
fait  tressaillir  encore  ! 


lÔa  LA  PROSE  DE  JEAN  AICARD 

Et  l'art  aussi  se  déclare  vivant,  ou  du  moins  aspirant  à  la 
vie  !  —  Et  puisque  le  seul  désir  du  néant  ne  suffit  pas  à  nous 
donner  la  paix,  accommodons-nous  à  la  destinée,  et  acceptons 
les  lois  inéluctables. 

Tâchons  surtout  de  ne  pas  ag^çraver  l'horreur  de  notre 
destin, 

La  honte  de  penser  et  l'horreur  d'être  un  homme. 

et  tenons  en  quelque  estime  les  belles  pensées  et  les  beaux 
sentiments. 

Puisque  tout  est  mensonge  également  dans  le  songe  de 
vivre,  pourquoi  ne  pas  préférer,  aux  vaines  apparences 
tristes,  les  vaines  apparences  qui  réjouissent  les  cœurs  ? 

On  le  voit,  ce  n'est  pas  à  l'écrivain  en  vers,  c'est  au  pen- 
seur que  je  prétends  échapper,  car  c'est  ici  affaire  de  con- 
science, de  religion. 

Il  ne  s'aperçoit  pas  qu'en  dépouillant  le  plus  possible  son 
œuvre  de  toute  vie  par  l'absence  d'émotion  au  point  de  vue 
moral,  et  d'aisance,  de  défaillance  même,  au  point  de  vue 
de  la  forme  ;  par  sa  méprisante  indiiférence  de  penseur  et  sa 
placide  perfection  d'artiste,  —  il  passe  en  transfuge,  renégat 
d'humanité,  du  côté  de  ces  dieux  qui  laissent  la  vie  se  tordre 
douloureuse  au-dessous  d'eux,  sans  daigner  y  prendre  part, 
non  pas  même  pour  permettre  une  espérance  ! 

Il  pourrait,  —  et  combien  puissamment  avec  un  tel  génie 
de  versificateur  !  —  mettre  en  ses  vers  un  secours  de  joie  et 
d'espérance  pour  ceux  qui  luttent  et  souffrent  ;  nous  montrer 
du  moins  qu'il  ne  nous  a  pas  abandonnés  ;  prêter  une  voix 
aux  douleurs  confuses,  comme  Sully;  un  cri  qui  soulage, 
aux  âmes  muettes...  Non!  il  s'isole  dans  une  impassibilité 
extra-humaine  qui  semble  anti-humaine,  qui  paraît  par 
moments  une  injure  à  notre  faiblesse. 

Est-il  sûr  d'ailleurs,  scientifiquement,  que  son  attitude  soit 
bien  celle  du  Bouddha,  frère  du  Christ  ?  Est-il  sûr  que  le 
Nirvana,  —  c'est  là  la  doctrine  isotérique,  —  «  ne  recouvre 
pas  les  splendeurs  d'une  immortalité  cent  fois  plus  brillante 


POBTBAITS  LITTÉRAIRES  l83 

que  celle  de  tous  les  cieux  mythologiques,  et  d'une  évolution 
spirituelle  en  harmonie  avec  toutes  les  lois  de  l'univers?  » 

(E.  SCHURÉ.) 

Son  nihilisme,  à  lui,  attriste  les  tristesses,  blesse  les  bles- 
sures et  légitime  contre  lui  les  mêmes  indignations  qu'il  a 
contre  les  dieux  indifférents  ! 

Tu  nous  donnes  enne... 
D'arrêter  dans  nos  bras  nos  travaux  généreux! 


Nous  planterions  l'espoir  sur  l'univers  détruit  ! 

s'écrie  SuUy-Prudhomme,  cinglant  d'un  coup  de  fouet  Alfred 
de  Musset  dont  le  scepticisme  vivant  a  pourtant  des  allures 
d'enthousiasme  ! 

Aux  profondeurs  où  plonge  Leconte  de  Lisle,  toute  joie 
meurt...  Qu'on  me  rende  les  pentes  du  vert  Hélicon  !  je  veux 
m'ébattre  à  la  surface  des  phénomènes.  Si  la  vérité  (qui  est 
d'après  vous  une  illusion  comme  le  reste  !)  est  triste,  faisons, 
plus  généreux  que  les  dieux,  de  meilleurs  mensonges  ! 

Persuadé  qu'il  e.st  le 

Sublime  puisatier  du  noir  puits-vérité. 

(c'est  ici  un  vers,  —  inédit,  je  crois,  de  Victor  Hugo),  Leconte 
de  Lisle,  —  remonté  de  l'abîme,  —  en  rapporte  le  miroir 
terrible  où  celui  qui  se  regarde  —  ne  se  voit  plus  ! 

Il  est  absent  de  son  œuvre.  On  n'y  aperçoit  que  le  spectre 
immobile  d'un  rêve  pétrifié. 

Oui,  c'est  étrange,  il  l'a  marquée,  son  œuvre,  d'un  carac- 
tère de  non-être,  qui  lui  assure  une  existence  immortelle  ! 
L'immortalité  assurée  par  la  perfection  de  la  forme,  à 
l'expression  du  mépris  pour  l'effort,  cette  antinomie  cons- 
terne !  Elle  ne  découragera  pas  si  on  veut  bien  songer  à 
l'effort  patient  qu'un  tel  résultat  a  dû  coûter  I 

1886. 


l84  LA  PROSE  DE  JEAN  AICARD 


SuUy-Prudhomme. 

«  Quand  l'univers  lecraserait,  l'homme  serait  encore  plus 
noble  que  ce  qui  le  tue,  parce  qu'il  sait  qu'il  meurt  ;  et 
l'avantag-e  que  l'univers  a  sur  lui,  l'univers  n'en  sait  rien  ». 

Sully-Prudhomme  est  mort  ;  on  le  sait  depuis  trois  jours 
et  que  la  France  a  perdu  un  grand  poète,  profond  et  déli- 
cieux. C'est  tout.  Ce  que  le  monde,  je  dis  celui  de  l'intelli- 
gence et  de  la  pensée,  ignore  —  tout  comme  l'univers  maté- 
riel dont  parle  Pascal  —  c'est  de  combien  il  est  diminué  par 
la  mort  de  ce  juste. 

La  noble  humanité,  celle  que  Pascal  exalte,  a  perdu,  sans 
le  savoir,  une  des  plus  belles  consciences  qui  l'aient  jamais 
honorée.  Comment  pourrait-elle  mesurer  la  perte  qu'elle 
vient  de  faire)  Cet  être  incomparable  n'a  pu  révéler  le  meil- 
leur de  lui-même  qu'aux  témoins  de  sa  vie  intime.  La  condi- 
tion de  certaines  beautés  morales  est  d'exister  dans  l'ombre, 
et  plus  méritoires  de  n'être  pas  en  lumière.  Elles  trouvent 
leur  gloire  à  chercher  l'obscurité.  Nul  orgueil  ne  les  dépare. 
Elles  rayonnent  sans  être  admirées.  Elles  sont  pour  Dieu. 

Nous  parlons  ici  d'une  Sagesse  pure,  adorable  et  vivifiante, 
qui,  mieux  que  toute  beauté  d'art,  mérite  le  nom  de  divine. 
Il  faut  avoir  vu  la  conscience  de  Sully-Prudhomme  pour 
croire  qu'un  idéal  est  réalisable.  Elle  demeure  invraisem- 
blable dans  un  siècle  de  réalisme.  Et,  parce  qu'elle  était,  elle 
a  laissé,  à  ceux  qui  la  virent  en  mouvement,  l'impression  du 
plus  beau  des  spectacles  possibles  ;  mais  on  conçoit  qu'il  fut 
donné  seulement  à  ceux  qui  approchaient  le  poète  dans  l'inti- 
mité. De  loin,  le  public  entendait  dire  :  «  Beau  caractère  ; 
scrupuleux;  grande  élévation  de  sentiments...  »  Mots  sans 
force,  banals,  usés,  quelconques. 

Et  je  dis  que  le  monde  ignore  de  combien  l'a  diminué  le 
départ  de  cette  homme  simple. 

Depuis  ma  première  jeunesse,  je  l'aimais.  J'ai  aujourd'hui 


PORTRAITS  LITTÉRAIRES  l85 

le  devoir  de  parler  de  lui,  de  le  montrer  tel  qu'il  m'apparaît. 
Lui  vivant,  je  ne  me  serais  pas  risqué  à  faire  l'éloge  de  son 
caractère.  Le  brutal  éclat  d'une  apologie  sincère  eût  blessé 
ses  yeux  faits  pour  une  lumière  élyséenne.  La  Grèce  a  immor- 
talisé sept  sages.  De  nos  jours,  la  sagesse  seule,  surtout 
modeste,  ne  confère  plus  l'immortalité,  mais  tous  nous  aurons 
dit,  parce  que  c'est  notre  devoir,  ce  que  fut  cet  homme-ci,  — 
et  que  le  monde  n'en  sait  rien. 


Jules  Simon,  dans  un  article  de  journal,  faisait  un  jour  le 
tableau  de  la  Cité  idéale,  et  il  terminait  par  ce  trait  :  «  SuUy- 
Prudhomme  donnera  des  conseils  à  cette  république.  » 

Cette  cité-là  n'est  pas  encore  réalisée. 

Pour  nous,  les  amis  du  poète,  lorsque  la  dure  réalité  moderne 
nous  a  fait  désespérer  des  avenirs,  que  de  fois  nous  sommes- 
nous  écriés  :  <  Et  cependant,  il  y  a  au  monde  des  êtres  tels 
qu'un  Sully  Prudhomme!  »  Qu'il  existât,  —  cela  seul  nous 
rendait  à  l'espérance.  Maintenant  il  n'est  plus  là,  mais  il  y  a 
été,  et  fortifiés  par  lui,  nous  répétons  : 

Nous  planterions  l'espoir  sur  l'univers  détruit. 

Seulement,  pournous,  ses  intimes,  il  y  a,  depuis  trois  jours, 
dans  l'indifférent  univers,  plus  de  solitude  morale  que  n'en 
laisse  ordinairement  la  mort  même  d'un  ami.  Une  lumière  s'est 
éteinte  sur  l'horizon  de  la  pensée.  SuUy-Prudhomme  repré- 
sentait toute  la  grande  humanité,  —  celle  qu'on  rêve  et  qu'on 
veut  affirmer  quand  même.  Il  le  sentait  bien,  lorsqu'il  disait 
humblement  : 

J'écoute  en  moi  pleurer  un  étranger  sublime. 
Qui  ne  m'a  jamais  dit  sa  patrie  et  son  nom. 

Voilà  le  sage.  Quant  au  poète,  pour  en  parler  dignement, 
il  nous  faudrait  plus  de  temps  et  surtout  plus  de  tranquillité 
d'esprit.  La  critique  est  chose  froide.  J'écris  ici  une  émotion. 


l86  LA  PROSE  DE  JEAX  AICARD 

Il  convient  cependant  de  signaler  qu'on  n'a  pas  dit  sur  lui  ce 
que  dira  un  jour,  —  bientôt  peut-être,  puisqu'il  est  mort,  — 
la  vraie  critique,  —  celle  qui  éclaire  tous  les  fonds  d'une 
œuvre,  la  révèle  à  qui  ne  la  sent  pas  encore.  Comme  le  sage 
qu'il  fut,  ce  poète  célèbre  est  resté,  en  quelque  manière,  un 
inconnu.  Deviné,  pressenti,  entrevu,  point  vu  encore,  pas 
caractérisé  pleinement  et  fortement.  On  le  découvrira.  Il  aura 
son  jour. 

Sully  Prudhomme  poète,  c'est  le  charme  infini  dans  la 
parfaite  précision. 

Il  penche  à  l'analyse  ;  il  veut  toujours  se  rendre  compte  de 
tout  ;  il  opère  ce  miracle  de  nommer  et  de  détailler  les 
nuances  de  ses  sentiments  sans  nous  rien  faire  perdre  de 
leur  subtile  essence.  Quand  il  effeuille  une  fleur  pour  nous  en 
dire  le  mystère,  il  la  force  à  exhaler  son  plus  pénétrant 
parfum. 


Il  a  dit  : 


Heure  de  la  tendresse  exquise 
Où  les  respects  sont  des  aveux 

Où  le  cœur  s'ouvre  en  éclatant 
Tout  bas,  comme  un  bouton  de  rose. 


Et  ailleurs  : 


Et  encore 


Tous  les  corps  offrent  des  contours. 
Mais  d'où  vient  la  forme  qui  touche? 
Comment  fais-tu  les  grands  amours, 
Petite  ligne  de  la  bouche? 


Je  rêve  à  l'étoile  suprême. 

A  celle  qu'on  n'aperçoit  pas, 
Mais  dont  la  lumière  voyage 
Et  doit  venir  jusqu'ici-bas 
Enchanter  les  yeux  d'un  autre  âge. 

Quand  luira  cette  étoile  un  jour, 
La  plus  belle  et  la  plus  lointaine, 
Dites-lui  qu'elle  eut  mon  amour, 
O  derniers  de  la  race  humaine  ! 


POBTKAITS  LITTÉRAIRES  187 


Nous  ne  croyons  pas  à  la  perfection  d'aucune  œuvre  d'art, 
c'est-à-dire  à  la  beauté  impeccable  d'une  forme  défiant  toute 
critique.  Nous  croyons  que  la  beauté  d'une  œuvre  réside 
surtout  dans  la  puissance  qu'elle  a  d'être  suggestive.  Plus 
elle  fait  naître  l'idée  de  la  Beauté  suprême,  à  jamais  insaisis- 
sable, plus  elle  vaut.  C'est  pourquoi  Sully  Prudhorame,  si 
précis,  si  châtié,  concis  parfois  jusqu'à  la  rigueur,  est  l'égal 
des  plus  grands  poètes.  Il  éveille  le  désir  et  l'espérance,  il 
les  lance  à  l'infini,  plus  loin  parfois  que  ne  l'ont  fait  les  plus 
lyriques,  les  plus  envolés. 

Les  Étoiles,  l'Agonie,  les  Yeux,  combien  d'autres  encore  de 
ses  chefs-d'œuvre,  sont  des  poèmes  qu'on  peut  comparer  aux 
pages  les  plus  illustres  des  Hugo,  des  Lamartine  et  des 
Musset  I 

Et  ce  poète  nous  est  nécessaire.  Il  tient,  parmi  les  maîtres 
du  Vers,  une  place  que  nul  autre  n'a  occupée.  Son  œuvre 
répond  aux  besoins  de  nos  esprits  modernes,  qui  ne  peuvent 
ni  souffrir,  ni  douter,  ni  espérer,  ni  aimer,  sans  scruter  les 
raisons  de  leurs  peines  ou  de  leurs  joies. 

Et  le  miracle,  c'est  (encore  une  fois)  que  ce  travail  du  poète 
sur  lui-même  n'ait  pas  fait  perdre  à  ses  sentiments  ni  à  ses 
idées  la  puissance  d'envol  qu'on  demande  aux  stances  et 
aux  poèmes. 

Cette  douleur  sacrée 

Donne  un  si  mâle  espoir  qu'on  la  souffre  en  chantant. 

L'homme,  le  poète,  le  philosophe,  tous  trois,  en  Snlly- 
Prudhomme,  sont  en  parfait  accord.  C'est  un  sceptique  qui 
espère,  un  analyste  qui  condense  et  résume,  une  hésitation 
qui  nous  force  à  conclure,  un  doute  qui  fait  croire  ;  écoutez-le  : 

€  Cette  qualité,  la  beauté,  à  la  fois  objective  et  incomplè- 
tement définissable,  éveille  en  moi,  dans  l'aspiration,  une 
vague  image  d'une  sorte  de  ciel  qui  me  ravit,  et  se  révèle  à 


l88  LA  PROSE  DE  JEAN  AICARD 

titre  d'idéal  réalisé  quelque  part,  je  ne  sais  où  ni  comment  ; 
mais  j'y  ai  foi.  C'est  ma  religion. 

«  L'intelligence  n'a  qu'un  horizon  borné,  clos  par  d'infran- 
chissables murailles.  Quant  à  nous,  après  nous  y  être  en  vain 
heurtés  le  front  en  soupirant,  nous  attendons  avec  humilité 
la  réponse  de  la  tombe  à  notre  anxieuse  interrogation.  » 
1907. 


Alphonse  Karr. 

A  Saint-Raphaël,  au  bord  de  la  mer,  non  loin  de  Maison- 
Close,  sera  inauguré  dimanche  prochain  le  monument  élevé  à 
Alphonse  Karr  par  souscription  publique. 

—  Je  suis  le  dernier  jardinier,  disait  Alphonse  Karr;  il 
n'y  a  plus  que  des  horticulteurs. 

Les  horticulteurs  ne  lui  ont  pas  tenu  rigueur  de  cette 
raillerie  légère,  ou  plutôt,  après  lui,  les  horticulteurs  sont 
redevenus  jardiniers  pour  l'amour  de  lui,  parce  qu'il  a 
inventé,  dans  le  Midi,  le  commerce  des  «  fleurs  coupées  »  qui 
est  aujourd'hui  une  des  richesses  du  littoral. 

Le  monument  d'Alphonse  Karr  aura  été  vraiement  l'œuvre 
de  la  reconnaissance  publique. 

Lorsque  Alphonse  Karr  arriva  à  Nice,  dans  les  États 
sardes,  en  i852,  il  n'y  trouva  point  de  fleurs  cultivées.  Un 
habitant  de  Nice  voulait-il,  en  ce  temps  là,  avoir  un  bouquet, 
il  le  commandait  à  Gênes,  d'où  on  lui  envoyait  «  une  sorte  de 
table  de  fleurs  serrées,  entassées,  comprimées,  étoufl'ées, 
déformées,  table  lourde  semblable  à  une  mosaïque  et  [parais- 
sant faite  plutôt  en  bois  ou  en  pierre  qu'en  fleurs  vivantes  ». 

Quand  Alphonse  Karr  eut  créé  son  jardin,  à  Nice,  la  Ville 
azurée  eut  pour  elle  des  fleurs  poussées  chez  elle.  Elle  ne 
tarda  pas  à  expédier  des  bouquets  en  France,  en  Angleterre, 
en  Allemagne  et  jusqu'en  Russie. 

—  Mes  bouquets,  dit-il,  étaient  assemblés  avec  une  liberté 


PORTRAITS  LITTÉRAIRES  189 

qui  permettait  aux  fleurs  de  conserver  leur  forme,  leur  port, 
et  d'  «  avoir  l'air  heureuses  ». 

Il  sïngéra  de  cultiver  aussi  des  légumes,  car  la  culture 
maraîchère  n'existait  pas  non  plus  à  Nice;  mais  l'affaire  fut 
moins  biillante.  Les  domestiques  ne  pouvaient  trouver  à  sa 
boutique  des  complices  pour  voler  leurs  maîtres  d'après  cette 
règle  connue  :  «  Un  petit  pain  d'un  sou,  —  deux  sous.  »  Pas 
de  comptes  faux,  pas  de  remise  que  le  marchand  fait  payer 
aux  maîtres,  etc.  Les  domestiques  refusèrent  net  de  s'appro- 
visionner chez  lui...  —  Karr  renonça  donc  aux  légumes;  il  ne 
se  ruina  plus  que  dans  les  fleurs  :  «  J'arrivais  à  vendre  3o.ooo 
francs  de  fleurs  par  an...  Seulement,  j'y  perdais  chaque  année 
4  ou  5.000  francs,  et  pour  plusieurs  raisons...  Je  faisais  de 
nombreux  et  gros  crédits,  pas  toujours  remboursés...  J'ava/s 
toute  l'année  une  douzaine  d'employés  dont  je  n'avais  besoin 
que  pendant  quatre  mois...  »  Il  se  ruina  donc,  mais  patron 
modèle,  il  ne  connut  pas  de  grévistes. 

Cette  ingénieuse  façon  de  comprendre  les  aff'aires  lui  valut 
de  Lamartine  une  épître  restée  célèbre.  Lamartine  y  nommait 
son  commerce  un  «  riant  commerce  »  ;  il  y  exaltait  les  titres 
de  noblesse  démocratique  de  l'écrivain,  il  lui  rappelait  leurs 
luttes  de  1848,  leurs  enthousiasmes  généreux,  les  conseils 
politiques  qu'il  avait  reçus,  lui,  Lamartine,  de  l'auteur  des 
Guêpes.  Il  lui  disait  : 

J'appris  à  te  juger  non  au  vain  poids  d'un  livre, 

Mais  au  poids  d"un  grand  cœur  qui  sait  mourir  et  nvre. 

L'esprit  d'Alphonse  Karr  lançait  des  traits  d'or.  Ce  clas- 
sique a  frappé,  telles  des  médailles,  des  aphorismes  de  belle 
venue  !  chose  rare  !  le  simple  bon  sens  est  avec  lui  spirituel, 
gai,  séduisant.  Karr  n'a  jamais  de  prétentions.  Ce  qu'il  sait 
le  mieux,  c'est  qu'on  ne  sait  rien.  Les  faux  savants  le  font 
bien  rire.  Quand  un  vrai  savant  prononce,  courageusement 
un  «Je  ne  sais  pas»,  il  exulte.  Molière  certainement  s'égaye 
à  ses  franches  saillies.  L'auteur  d'Alceste  aime  la  clarté  de 
style  de  Karr:  il  applaudit  à  sa  sympathie  pour  les  sincères. 


igo  LA  PROSE  DE  JEAN  AICARD 

les  simples,  les  populaires  au  sens  salubre  du  mot,  Karr, 
c'est  la  raison  française,  qui  ne  veut  pas  s'inquiéter  de  l'incon- 
naissable. Quand  on  lui  demandait  ses  idées  sur  le  mystère 
de  vivre,  il  répondait  invariablement  : 

—  Je  n'y  pense  qu'une  fois  par  an,  j'y  ai  pensé  hier, 
repassez  l'année  prochaine. 

Mais  sa  haute  raison  se  sait  dominée  par  la  grandeur  de 
l'inintelligible,  et  c'est  ce  qui  rend  son  esprit  si  mesuré,  si 
profondément  humain,  si  fier  et  si  modeste  à  la  fois,  et  si 
secourable. 

Car  il  fut  un  secourable,  en  tout  temps. 

Jules  Claretie,  qui  prononça  un  discours  à  la  cérémonie 
d'inauguration  parce  qu'il  a  toujours  aimé  l'auteur  des  Guêpes, 
citait  naguère  un  trait  sentimental  du  rude  polémiste  et  pré- 
voyait qu'on  serait  surpris  de  le  voir  si  tendre...  Mais  le  rude 
polémiste  n'eut  jamais  d'âcreté.  C'est  sans  le  paraître  et 
sans  phrases  qu'il  était  doux  et  bon,  à  la  manière  des  puissants. 

Comme  il  tirait  sa  coupe,  un  jour,  en  pleine  Marne,  un 
escadron  de  cuirassiers  arrive  à  la  baignade.  L'escadron 
esbroufeur  nargue  le  nageur  solitaire,  le  civil  au  bain  1... 
Mais  voilà  qu'un  soldat  se  rapproche  un  peu  trop  du  bour- 
geois aventureux...  Un  cri  de  détresse!...  Le  soldat  est  en 
train  de  se  noyer  sous  les  yeux  de  ses  camarades  inutiles  et 
terrifiés...  Karr  le  sauve  en  riant...  Sauver  un  cuirassier  n'était 
qu'un  jeu  pour  notre  athlétique  homme  d'esprit...  Ce  joyeux 
exploit  lui  valut  la  médaille  des  sauveteurs.  Il  sauva  un  autre 
homme  plus  tard,  mais  sans  rire  cette  fois.  Cet  homme,  c'était 
Frédéric  Sauvage,  l'inventeur  de  l'hélice. 

Cela  se  passait  en  1843. 

Sur  les  eaux  paisibles  de  l'Océan,  au  détour  de  la  Hève, 
un  beau  navire  évoluait  par  une  claire  matinée  ;  c'était  le 
Napoléon,  le  premier  bateau  à  hélice.  A  bord  du  Napoléon, 
le  «  constructeur  >,  le  préfet  maritime,  beaucoup  de  grands 
personnages  se  congratulaient. 

Or,  pendant  ce  temps,  où  était  Frédéric  Sauvage,  l'inven- 
teur de  l'hélice  ?  Sauvage,  qui  pendant  treize  ans  avait  lutté 


PORTRAITS  LITTERAIRES  IQl 

contre  l'incrédulité,  Tenvie,  la  malveillance,  et  «  contre  la 
pauvreté  où  l'avaient  jeté  ses  recherches  »  !  Où  était-il }  Il 
était  en  prison,  à  la  maison  d'arrêt  du  Havre,  en  prison  pour 
dettes  contractées  dans  l'intérêt  de  son  invention...  —  «  Je 
ressentis  alors,  dit  Alphonse  Karr,  une  des  impressions  les 
plus  tristes,  une  des  indignations  les  plus  vives  que  j'aie  res- 
senties de  ma  vie  !  —  Eh  quoi  !  on  regarde  avec  fierté  évoluer 
le  Napoléon  et  personne,  excepté  moi,  ne  pense  à  l'inventeur!  » 
D'un  élan  il  écrivit  le  lendemain  dans  les  journaux  du  Havre, 
puis  dans  les  Guêpes  :  *  Quoi  !  le  Ministre  de  la  Marine!  quoi! 
le  Roi  des  Français  laissent  Sauvage  en  prison  depuis  deux 
mois  >  C'est  une  tache  pour  un  pays,  c'est  une  tache  pour 
une  époque,  c'est  une  tache  pour  un  règne  !  » 
•  En  quelques  heures,  dit-il  plus  lard  dans  le  Livre  de  bord, 
avec  le  secours  de  quelques  amis  plus  riches  que  moi  (ce  qui 
n'était  pas  difficile),  la  somme,  une  misérable  somme,  était 
réunie...  » 

Et  il  délivra  Sauvage. 

Le  piquant  de  l'affaire,  c'est  que,  de  la  fenêtre  de  sa  prison, 
l'inventeur  avait  pu  voir  et  calculer  la  marche  du  premier 
navire  à  hélice  ;  qu'il  n'en  était  pas  satisfait  et  que,  méditant 
sur  son  invention,  il  était  déjà  en  train  de  l'améliorer...  si 
bien  que,  lorsque  Alphonse  Karr  entra  dans  son  cachot  : 

—  Merci  !  merci  !  me  voilà  donc  libre,  merci  !  Mais  je  vous 
prie  de  vouloir  bien  me  laisser  encore  ici  jusqu'à  demain... 
aujourd'hui  j'ai  à  travailler  ! 

Il  faut  lire  dans  le  Livre  de  bord  d'Alphonse  Karr  l'his- 
toire de  son  amitié  avec  l'inventeur  qu'il  hébergea  longtemps. 
Il  l'avait  tiré  de  prison,  il  le  sauva  du  déshonneur  en  retrou- 
vant, perdu  dans  un  chaos  de  paperasses,  le  double  du  traité 
qui  garantissait  les  droits  de  F.  Sauvage  sur  son  invention, 
dont  les  constructeurs  du  Napoléon  l'eussent  dépouillé  sans 
l'intervention  violente  du  polémiste  toujours  prompt  aux 
colères  généreuses.  Ah  !  le  beau  Don  Quichotte  sensé  que 
cet  Alphonse  Karr  ! 

Tout  a  été  dit  sur  Karr  l'écrivain,  sur  l'auteur  des  Guêpes, 


iga  LA  PBOSË  DE  J£AN  AICABD 

de  Soué  les  tilleuls  et  de  la  Pénélope  normande  ;  mais  Karr 
ami  et  protecteur  de  Sauvage  n'est  pas  assez  connu. 

Un  jour,  à  Saint-Raphaël,  les  mécaniciens  de  la  flotte  de 
la  Méditerranée  apportèrent  à  Alphonse  Karr  un  portrait  de 
Frédéric  Sauvage.  Au  bas  du  portrait,  un  passage  des 
Guêpes  ;  sur  le  bord  supérieur,  une  plaque  de  cuivre  avec 
cette  inscription  : 

LES    MÉCANICIENS     DE    LA     FLOTTE 

A  ALPHONSE  KARR 

AMI    DE    F.   SAUVAGE 

Karr  avait  beaucoup  de  décorations.  Il  préférait  à  toutes 
sa  médaille  de  sauvetage  et  ce  portrait  de  l'inventeur  offert 
par  des  travailleurs  populaires,  par  des  gens  au  cœur  simple 
qui  ont  su  se  souvenir.  Aujourd'hui,  Sauvage  a  sa  statue,  sur 
les  bords  de  la  Seine.  Sur  quel  point  précis  de  la  Ville? 
Devant  le  Palais  de  Justice  !  sous  des  fenêtres  de  prison  ! 
L'ironie  de  Karr  ne  pouvait  désirer  pour  la  statue  de  son 
ami  un  plus  convenable  emplacement. 

Et  nous.  Comité  Alphonse  Karr,  nous,  jardiniers  du  littoral 
italien  et  français,  nous  tous  gens  de  lettres,  nous  tous  ses 
amis,  nous  donnons  au  monument  d'Alphonse  Karr  un  des 
plus  beaux  emplacements  du  monde,  au  bord  de  la  mer  qu'il 
aimait  tant,  à  deux  pas  de  sa  «  Maison-Close  »,  si  voisine  de 
la  Grande  Bleue  qu'il  a  pu  dire  sans  hyperbole  :  «  J'attache 
mon  bateau  à  un  arbre  de  mon  jardin.  »  Nous  dresserons 
son  visage  de  bronze  tout  au  bord  de  l'azur  chantant  sur 
lequel  il  poussait  chaque  jour  sa  barque,  le  bon  pêcheur 
de  mots  et  d'idées  que  vénéraient  et  admiraient  les  plus 
rudes  d'entre  les  pêcheurs  de  poissons,  parce'  qu'il  était 
vaillant  et  simple  comme  l'un  d'entre  eux. 

L'autre  nuit,  j'ai  assisté,  dans  les  ateliers  de  M.  Alexis 
Rudier  (qui  a  fondu  le  Penseur  de  notre  cher  Rodin),  à  la 
coulée  du  buste  d'Alphonse  Karr,  œuvre  d'un  jeune  sculpteur 
de  talent,  M.  Louis  Maubert. 


PORTRAITS  LITTÉRAIBES  I9S 

Quel  émouvant  spectacle!  Dans  un  trou  profond,  pareil  aux 
fosses  funèbres,  le  moule  est  là,  comprimé  par  les  ferrures 
d'une  énorme  caisse  qui  suggère  l'idée  d'un  cercueil...  Les 
ouvriers  ardents,  en  sueur,  protégés  par  leurs  épais  tabliers 
mouillés,  accourent  portant  —  saisis  dans  leurs  longues 
pinces  de  fer  —  les  creusets  chauffés  à  blanc  où  se  meut  lour- 
dement le  bronze  liquide,  rose,  rouge  et  pâle,  aux  flambées 
bleues,  vertes,  fuyantes...  *  Versez!  »  Et  ils  versent  le  feu... 
Cinq  cents  kilogrammes  de  bronze  liquide  s'accumulent  dans 
l'entonnoir  carré  que,  brusquement,  deux  hommes  débouchent  ! 

Et  tout  ce  feu,  qui  pourrait  tuer  l'ouvrier  maladroit  ou  mal- 
chanceux, descend  au  cœur  du  moule  mystérieux...  Il  va  s'y 
figer  en  y  prenant  les  formes  de  la  vie...  Tout  ceque  l'homme 
peut  donner  de  durée  à  une  figure,  à  un  nom,  ces  ouvriers, 
les  fondeurs,  obéissant  au  statuaire,  le  donnent  en  ce 
moment  à  l'ami  de  Frédéric  Sauvage  : 

Le  buste 
Survit  à  la  cité. 

Et  du  trou  noir,  du  fond  de  la  fosse  funéraire,  il  jaillira 
demain  vivant  d'une  vie  suprême,  et  il  se  dressera  bientôt 
pour  un  «  toujours  »  humain,  en  pleine  lumière  du  soleil, 
devant  la  mer  latine. 

...  Quand  nous  avons  quitté  les  vieilles  rues  du  Marais,  vers 
quatre  heures  du  matin,  par  une  nuit  de  neige,  nous  avons 
dû,  pour  regagner  le  Luxembourg,  passer  devant  la  statue  de 
Frédéric  Sauvage. 

Le  hasard  a  parfois  des  attentions  gentilles. 
1906. 


Maison  à  Vendre. 

Quelle  maison?  Maison-Close,  l'habitation  au  bord  de  la 
mer  —  où  Alphonse  Karr  a  vécu  vingt-trois  ans,  où  il  est 
mort,  le  20  septembre  1890. 

9 


ïqIi  la  prose  de  JEAN  AICARD 

Cloué  en  travers  du  poteau,  l'écriteau,  à  côté  de  la  porte, 
par-dessus  le  mur  du  jardin,  se  dresse  en  plein  bleu  du  ciel... 
C'est  la  croix  funèbre  des  foyers  morts  :  Maison  à  vendre. 

Je  viens  d'arriver  comme  tous  les  ans  à  pareille  époque, 
au  seuil  de  cette  maison  familière.  Elle  me  sourit  encore  d'un 
air  ami,  et  je  pourrais  croire  que  l'hôte  célèbre  et  simple  va 
m'y  accueillir,  je  croirais  que  la  vie  de  l'an  passé  l'habite  égale 
et  paisible  —  sans  l'écriteau  banal,  plus  triste,  que  la  croix 
des  cimetières  :  Maison  à  vendre. 

Non,  certes,  elle  n'était  pas  faite  pour  subir  l'affront  de 
cette  vulgaire  enseigne,  la  douce  demeure,  enclose  dans  le 
jardin  tout  plein  de  plantes  rares,  et  si  pareil  cependant  à  un 
lieu  sauvage. 

C'est  un  poème,  cette  demeure  d'un  poète;  et  les  paroles  de 
l'écriteau  jurent  cruellement  avec  le  charme  qui  flotte  dans  le 
jardin...  Autant  dire  :  t  Murmures  d'eau  et  nids  de  fauvettes, 
soleil  d'hiver  et  printemps  à  vendre  !  » 

Tout  le  monde  la  connaît,  la  maison  d'Alphonse  Karr,  les 
uns,  et  des  plus  illustres,  pour  l'avoir  visitée;  les  autres  pour 
en  avoir  vu  le  «  portrait  »,  photographie  ou  gravure. 

Il  est  d'une  grâce  rêveuse  et  fruste,  le  seuil,  tout  au  bord 
de  la  mer,  dont  il  est  séparé  seulement  par  la  largeur  du 
chemin  qui,  déroulé  en  ruban  blanc,  suit  les  courbes  calmes 
de  la  plage.  Le  portail  étroit,  à  plein  cintre,  s'ouvre  dans  la 
muraille  basse  en  pierres  sèches,  surchagée  de  lierre  sombre, 
de  pâles  buis  marins,  et  toute  dentelée  avec  ses  agaves  d'un 
gris  doux,  d'un  vert  cendré,  que  l'embrun  éclabousse. 

Juste  en  face,  les  barques  de  pêche,  halées  à  terre,  sur  la 
plage  déclive,  devant  un  petit  môle,  sont  là,  en  bordure  au 
chemin,  sous  deux  pins  d'Alep  et  sous  deux  tamaris  au  tronc 
noueux,  dont  le  feuillage  en  fleur,  si  léger,  semble  une  bouffée 
de  brume  transparente,  opaline,  teintée  de  rose... 

Sur  le  bordage  de  trois  bateaux,  les  trois  noms  des  petits 
enfants  du  bon  grand-père,  qui  fut  un  vigoureux  marin,  un 
véritable. 

Elle    s'ouvrait   difficilement    la   porte  de  Maison-Close. 


PORTRAITS  LITTÉBAIRES  igÔ 

Fatigué  de  célébrité,  le  vieux  bon  maître  voulait  qu'on  mon- 
trât patte  blanche  ;  qu'on  parlât,  pour  ainsi  dire,  à  travers 
les  ais  mal  jointes,  d'une  voix  connue,  amie. 

Oh  !  ce  détail  des  jointures  béantes  de  la  porte  de  Maison- 
Close,  il  m'a  toujours  ravi  comme  un  des  traits  les  plus  char- 
mants du  poème  de  son  jardin.  De  cette  entrée,  facile  à 
l'amitié,  ce  qui,  dès  la  première  fois,  m'avait  frappé,  c'était 
cet  engageant,  cet  aimable  détail.  Elle  ne  s'ajuste  pas  du  tout, 
cette  porte,  si  bien  qu'entre  elle  et  le  mur  le  lierre  du  dedans 
tend  au  dehors  un  bout  de  feuillage.  La  guêpe  et  l'abeille  en 
maraude  entrent  par  là  comme  à  la  ruche,  à  travers  les 
feuilles  du  lierre  qui  les  attire.  Le  rossignol  de  muraille 
lui-même  peut  y  passer,  et  aussi  le  regard  du  passant 
curieux. 

Horace  et  Virgile,  et  André  Chénier  auraient  souri  à  cette 
porte  fermée  et  pourtant  toute  souriante  : 

Faune,  nyinpharum  fugientum  amator, 
Per  meos  fines  et  aprica  rura 
Lenis  incedas. 

En  approchant  les  yeux  de  ces  fentes  festonnées,  on  ne  voit 
rien,  que  le  mystère  du  jardin  en  fouillis,  et,  —  à  travers 
l'emmêlement  vierge  des  plantes  grasses,  des  mimosas,  — 
un  perron  rustique,  cinq  ou  six  marches  ravinées  par  les 
eaux  du  ciel,  un  seuil  de  rêverie,  une  vignette  d'autrefois,  du 
temps  des  Célestin  Nanteuil. 


Lorsque,  du  dedans,  on  regarde  la  porte  ouverte,  elle 
encadre  un  morceau  d'azur,  bleu-de-ciel,  bleu-de-mer,  un 
bateau  au  large,  un  îlot  :  le  Lion  de  mer... 

En  dépit  du  génie  des  maîtres,  quel  plus  beau  tableau  que 
ce  trou  dans  cette  muraille,  ouvert  sur  un  infini  joyeux. 

On  apercevait  quelquefois  le  beau  vieillard,  sur  ce  seuil, 
accompagnant  un  visiteur,  ou  sortant  pour  aller  à  la  mer.  La 


196  LÀ  PROSE  DE  JEÀX  À.ICÀRD 

tète  nue,  cheveux  en  brosse,  la  barbe  longue  d'un  ermite,  — 
larges  épaules,  rien  autre,  dessus,  que  la  légère  chemise 
bleue  d'où  se  dégageait,  libre,  l'encolure  puissante,  hâlée 
d'un  marin. 

Et  quel  bon  sourire  !  Qui  donc  a  parlé  de  son  «  amertume  »  r' 
Amer,  lui  >  Oh,  que  non  ! 

La  plume  en  main,  il  retrouvait  —  c'est  entendu,  —  des 
verdeurs  de  polémiste... 

Dame!  on  a  ses  idées...  Mais  comme  il  pardonnait  sans 
peine  qu'on  en  eût  de  tout  autres  que  les  siennes...  Je  le  sais 
bien,  moi  ! 

L'enseignement,  la  beauté  de  la  fin  de  sa  vie,  c'a  été  au 
contraire  l'oubli  des  luttes  misérables,  le  goût  sincère  de  la 
retraite,  près,  tout  près  de  la  nature.  Il  a  su  aimer,  vivant, 
ce  charme  de  la  mort  qu'exhale  éternellement  la  vie  des 
choses...  Amer,  ce  sage  contemplateur  ! 

Ah  !  les  pauvres  gens,  ceux  qui  sont  célèbres  ! 

Les  pêcheurs,  tous  les  travailleurs  de  Saint-Raphaël  ne  le 
calomniaient  pas,  eux  ;  ils  l'aimaient  bien,  et  du  plus  loin 
qu'ils  l'apercevaient,  au  seuil  de  Maison-Close  :  «  Bonjour, 
monsieur  Alphonse  Karr  !  »  Alors,  en  toute  hâte,  les  touristes 
classiques  qui  rôdaient  par  là  tiraient  leur  album...  Encore!... 
Lui,  bien  vite,  se  dérobait,  filait  en  mer,  les  avirons  en  main, 
ou  regagnait,  sous  les  lauriers-roses,  le  banc  familier... 

Oui,  vraiment,  cela  console  et  repose  de  tout,  aussi  bien 
que  la  mort,  la  beauté  placide,  l'éternité  des  choses,  la  mer, 
les  arbres,  le  soleil. 

Regardez,  c'est  sur  ce  seuil,  qu'avant  le  départ  pour  le 
cimetière,  nous  avons  déposé  le  cercueil,  recouvert  de  fleurs, 
de  couronnes  amoncelées. 

Le  portail  grand  ouvert,  tout  chargé  de  lierre,  encadrait  ce 
deuil  fleuri...  Et  c'était  consolant  à  force  d'être  beau,  d'une 
beauté  simple...  Et  maintenant,  au-dessus  de  cette  porte, 
l'écriteau  :  Maison  à  vendre. 

C'est  qu'il  le  faut.  La  vie  a  ses  exigences  et  ne  souffre  pas 
qu'on  les  discute.  Un  seul  mot  répond  à  tout  :  Il  faut. 


POETBÀITS  LITTÉRAIRES  I97 


Mais  il  n'était  donc  pas  riche,  cet  Alphonse  Karr  à  qui 
Lamartine  écrivait  : 

Je  vends  ma  grappe  en  fruit  comme  tu  vends  ta  fleur  > 

Riche  r  mon  Dieu,  non.  Il  pouvait  concevoir,  comme  Balzac, 
de  bonnes  idées  d'affaires  mais  qui,  à  la  pratique,  entre  ses 
mains  du  moins,  devenaient  chimériques. 

Il  a  inventé  à  Nice,  et  sur  tout  le  littoral,  le  «  riant  com- 
merce »  des  fleurs.  Les  fleuristes  l'ont  dit,  l'ont  écrit  chez 
leurs  journaux.  Mais  il  est  mort  pauvre.  Voilà  le  fait.  Avec 
toutes  ses  belles  idées  il  en  a  enrichi  d'autres.  C'est  le  destin 
des  abeilles;  et  cela  ne  déplaît  pas.  La  pauvreté,  au  fond, 
est  une  vertu.  Seulement,  aujourd'hui,  il  faut  vendre. 

Ah  I  comme  ses  petits-enfants  la  regretteront,  la  maison 
aimée,  et  cette  plage,  et  ce  petit  port,  et  le  jardin  surtout,  du 
jardinier  illustre.  Mais  il  faut  vendre,  abandonner  le  lieu 
familier,  le  jardin  fantaisiste,  irrégulier,  imprévu,  où  chaque 
fleur  avait  son  recoin  à  elle,  faisait,  au  détour  d'un  sentier, 
son  harmonie,  son  poème  à  elle,  celui  de  sa  race,  de  ses 
variétés,  de  toutes  ses  couleurs. 

Là,  dans  les  petits  bassins,  espacés,  inattendus,  il  y  avait 
le  pays  des  lotus  ;  ici,  la  patrie  des  roses  ;  ailleurs,  le 
royaume  des  lilas...  Oh  I  cette  fête  des  lilas  que  nous  don- 
nait ici,  précocement.  Avril,  prince  et  magicien,  comme  elle 
éclatait  somptueuse  et  délicate  sur  les  verdures  jeunes  !  Et 
puis,  dans  le  jardin,  il  y  a  —  chose  rare  sur  nos  collines  — 
une  pièce  d'eau  où  dort  parmi  les  nénuphars  un  bateau 
mignon,  amarré  à  un  laurier-rose.  .\h  !  Violette,  Alphonse, 
Suzanne,  comme  nous  la  regretterons,  la  petite  mare,  du 
bord  de  laquelle  jaillissent,  bien  nourris  d'eau,  les  lilas,  les 
lauriers-roses,  les  peupliers  sveltes.  Comme  il  semblait  qu'on 
pût  aller  loin,  en  détachant  le  bateau  endormi  là,  sur  cette 


igS  LÀ  PROSE  DE  JEAir  AICÀBD 

mare  étroite.  Je  crois  bien  !  On  partait  pour  arriver  au  banc 
en  fouillis  sous  les  lauriers-roses  —  un  vrai  bois  sacré  ;  — 
on  partait  pour  la  découverte  d'une  libellule  bleu-sombre, 
ou  d'un  papillon,  ou  d'un  scarabée  ;  on  partait  pour  le  rêve 
et  l'on  y  arrivait,  ma  foi,  au  rêve  du  poète,  réalisé  dans  ce 
jardin  d'un  hectare,  au  rêve  flottant  dans  les  feuilles  épaisses, 
épars  dans  toutes  les  mousses,  dans  tous  les  brins  d'herbe, 
chantant  avec  tous  les  nids. 


Maison  à  vendre!...  Qu'en  diront  les  rossignols,  dites, 
Suzanne  et  Violette  V  les  respectera-t-on,  comme  au^temps  du 
grand-père,  quand  Maison-Close  sera  à  d'autres  > 

Pourvu  que  pieusement  on  y  conserve  le  souvenir  de 
l'ermite  légendaire  de  Saint-Raphaël  !  Pourvu  qu'ils  gardent 
à  ce  jardin,  les  hôtes  nouveaux,  un  peu  au  moins  du  charme 
qui  lui  venait  d'appartenir  à  un  poète  !  Pourvu  qu'ils  n'y 
bâtissent  point  un  hôtel  éclairé  à  la  lumière  électrique. 
Pourvu,  bon  Dieu  !  qu'ils  soient  des  gens  d'esprit  et  de 
cœur!...  Nous  le  saurons  très  vite.  Les  rossignols  nous  le 
diront. 

S'ils  ne  viennent  plus  chanter  là,  c'est  qu'ils  ne  seront  pas 
dignes,  les  acheteurs,  d'avoir  à  eux  la  maison  virgilienne  de 
cet  homme  de  tant  d'esprit  que,  devenu  très  vieux,  il  voulait 
être  avant  tout  un  bon  grand-père  à  l'âme  sereine,  un  simple 
ami  des  fleurs,  des  nids. 

Je  ne  peux  pas  m'empêcher  de  songer  à  ce  grand  Lamar- 
tine, dont  on  vient  de  fêter  le  centenaire  et  qui  a  écrit  à 
Alphonse  Karr,  jardinier,  la  lettre  que  je  citais  tout  à  l'heure, 
il  y  disait  : 


Tu  me  parlais  d'histoire,  un  Tacite  à  la  main, 

Tu  regardais  la  mort  sans  peur,  en  homme  libre, 

Et  ta  haute  raison  rendait  plus  d'équilibre 

A  mon  esprit,  frappé  de  tes  grands  à-propos... 

...  J'appris  à  t'estimer,  non  au  vain  poids  d'un  livre 

Mais  au  poids  d'un  grand  cœur  qui  sait  mourir  et  vivre. 


PORTRAITS  LITTÉRAIRES  199 

Le  souvenir  d'Alphonse  Karr  et  celui  de  Lamartine  sont 
indissolublement  liés  dans  mon  souvenir. 


J'avais  en  effet,  tout  petit  écolier,  entendu  le  grand  poète, 
dans  son  château  de  Monceaux,  près  de  Mâcon,  lire  à  des 
visiteurs  la  Lettre  à  Alphonse  Karr.  Bien  avant  de  connaître 
Alphonse  Karr,  je  l'aimais  au  nom  de  Lamartine.  Puis,  en 
Quatrième,  je  me  rais  à  aimer  sa  prose  claire,  une  des  pre- 
mières proses  modernes  que  nous  avons  connues. 

Notre  professeur  nous  lisait  de  temps  en  temps  un  chapitre 
de  la  Famille  Alain  ;  c'était  une  grande  récompense.  Comme 
on  écoutait  bien,  les  cous  tendus,  les  yeux  écarquillés  ! 

Et  voilà  qu'aujourd'hui  ces  mots  :  Maison  à  vendre,  de 
nouveau  évoquent  en  moi,  à  propos  de  Maison-Close^  le 
souvenir  du  poète  des  tendresses,  qui  fut  forcé,  lui,  de  vendre 
Saint-Point,  ses  bois  et  ses  champs  de  vigne,  et  la  maison  de 
sa  mère,  Milly. 

Savez-vous  qu'elles  pleurent,  les  maisons  qu'on  abandonne  > 
Sous  l'appui  des  fenêtres,  sous  le  rebord  des  toits,  dit 
Lamartine,  le  vent  d'automne,  qui  se  lamente,  vient  essuyer 
ces  noires  traces  de  la  pluie,  ces  sillons  sombres,  pareils,  sur 
le  visage  des  demeures  abandonnés, 

Aux  longs  sillons  par  où  l'on  pleure, 
Que  les  veuves  ont  sous  les  yeux  ! 

A  qui  sera  Maison-Close  > 

Question  douloureuse  à  nos  cœurs  !  Comme  on  regrette  en 
ces  moments  de  n'être  pas  assez  riche  pour  acquérir,  aimer 
et  protéger  un  tel  souvenir,  vivant  de  la  vie  immortelle  des 
plantes,  des  eaux  et  des  bois  ! 

On  élèvera  à  Saint-Raphaël  un  monument  à  Alphonse  Karr. 
Il  aura  devant  la  mer  son  buste  sur  une  stèle  enguirlandée 
de  feuillages  qui  ombrageront  une  vasque  où  l'oiseau  viendra 
boire...  Mais  le  vrai  souvenir  d'Alphonse  Karr  à   Saint- 


aoo  LA  PE08B  DE  JEAN  AICAED 

Raphaël,  son  vrai  monument,  c'est  Maison-Close...  Maison  à 
vendre!...  Elle  est  pourtant  assez  triste  comme  cela,  notre  vie 
d'hommes  modernes,  l.es  esprits,  en  vérité,  tourmentent 
assez  les  esprits...  Est-ce  que  les  choses  vont  se  mettre  à 
s'attrister  avec  nous  }  x\lors  quoi>  —  Maison  à  vendre... 
1890. 


Lamartine  et  Alphonse  Karr. 

SOUVENIRS 

A  ses  amis. 
J'aimais  beaucoup,  beau- 
coup Alphonse  Karr. 

Quoique  je  sois  ici  dans  mon  pays  et  que  je  fusse  de  ses 
voisins,  je  l'ai  connu  fort  tard;  voici  sept  ou  huit  ans  à  peine. 

Le  nom  de  son  habitation  m'arrêtait  :  Maison-Close.  Ce  mot 
me  paraissait  un  avis  aux  passants.  Je  m'y  soumis. 

Et  c'était  bien  cela.  La  célébrité  est  souvent  importune. 
Être  visité  par  les  touristes  comme  une  pierre  druidique  ou 
comme  un  Chêne  des  Fées,  c'est  beaucoup  d'honneur,  mais, 
à  la  longue,  beaucoup  d'ennuis.  Lorsque  Alphonse  Karr 
quitta  Nice  et  vint  se  fixer  à  Saint-Raphaël,  Saint-Raphaël 
n  avait  alors  ni  librairie  ni  théâtre.  Après  avoir  été  l'Alphonse 
Karr  des  Guêpes  et  le  jardinier  niçois,  il  rêvait  d'être  enfin 
un  peu  oublié,  assez  pour  goûter  quelque  repos  dans  la  vraie 
solitude.  Mais  le  choix  qu'il  avait  fait  de  cette  résidence  dési- 
gna tout  le  pays  à  l'attention  du  public,  et  les  Anglais,  un 
carnet  à  la  main,  ne  cessaient  de  rôder  autour  de  la  maison  du 
pêcheur  qui  était  la  sienne...  Ce  n'était  pas  toujours  amusant. 

D'une  taille  et  d'une  force  peu  communes,  il  avait  besoin 
d'activité  physique.  C'était  un  vrai  marin,  un  pêcheur  pour  de 
bon. 

«  Amateur  de  canotage,  »  disait  un  chroniqueur  l'autre  jour. 
Ce  n'est  pas  du  tout  sur  ce  ton  qu'il  faut  parler  du  vigoureux 


PORTBAITS  LITTERAIRES  aOI 

amour  que  ce  colosse  avait  pour  la  mer.  Il  tenait  un  aviron 
comme  un  inscrit  maritime.  Il  avait,  par  de  g^ros  temps,  fait 
des  tours  de  force  de  pilote...  —  «  Je  plaindrais  encore,  nous 
disait-il,  le  jeune  homme  qui  s'attirerait  un  coup  de  ce 
poing-là.» 

La  chose  très  caractéristique,  c'est  qu'il  ne  mettait  nulle 
pose  à  se  dire  pêcheur  et  jardinier.  Il  aimait  la  mer  pour  elle- 
même,  et  aussi,  pour  elles-mêmes,  les  fleurs.  11  regardait 
pousser  les  plantes.  Il  y  avait,  dans  son  jardin  de  Saint- 
Raphaël,  des  bancs  qui  semblaient  perdus  sous  les  feuilles. 
Une  fois  assis,  on  découvrait,  par  une  trouée  dans  les 
branches  et  les  feuillages,  la  grande  ligne  bleue  de  la  mer. 
Le  vieux  philosophe  venait  s'asseoir  là,  oubliant  tout,  sans 
doute,  de  la  vie  sociale,  artificielle  des  hommes,  —  l'esprit 
mêlé  au  calme  des  choses  qui,  elles,  vivent,  sans  passions, 
de  la  vie  monotone  de  l'éternité...  «  Voilà  pourtant,  me  disait- 
il  un  jour,  ce  qui  m'a  sauvé  de  tout  !  »  Il  me  montrait  à  ses 
pieds  un  brin  d'herbe. 

En  réalité,  là  est  la  beauté  et  l'enseignement  de  la  fin  de  sa 
vie.  Il  semble  qu'on  ne  l'ait  pas  assez  dit,  parmi  tant  de 
choses  écrites  à  propos  de  sa  mort.  Ce  vieux  littérateur,  le 
rude  jouteur  des  Guêpes,  le  romancier  de  Sous  les  7  illeuls, 
avait  connu  toutes  les  fièvres  de  la  bataille,  toutes  les  âpres 
joies  de  la  grande  renommée.  Il  y  avait  eu  aussi,  je  crois,  à 
la  façon  de  Balzac,  un  rêve  de  fortune  qui  le  faisait  sourire  à 
la  fin,  car  (il  avait  fini  par  comprendre)  il  n'était  qu'un  poète, 
un  artiste  incapable  de  soutenir,  par  des  habiletés  commer- 
ciales, la  réalisation  d'une  heureuse  affaire.  Et  il  avait  su, 
après  tout  cela,  demander  à  la  bonne  nature  une  paix  unie, 
profonde,  et  il  avait  goûté,  vivant,  quelque  chose  déjà  du 
repos  qu'elle  donne  aux  morts,  ses  bien-aimés. 

Véritablement,  il  y  a  là  quelque  chose  de  simplement  beau 
et  de  touchant. 

Un  jour,  il  y  a  quelque  huit  ans,  je  frappais,  pour  la 
première  fois,  à  la  porte  de  Maison  Close.  Une  circonstance, 
dont  j'étais  ravi,  m'y  obligeait  enfin. 


302  LA  PROSE  DE  JEAN   AICARD 

Il  faut  dire  que  Maison  Close  était  en  réalité  bien  mal 
fermée  !  La  porte  seule  du  jardin,  donnant  sur  le  chemin 
public,  était  close...  mais  si  mal  !  Nuit  et  jour,  par  tous  les 
temps,  la  porte  de  la  maison  qu'il  habitait  seul  restait  ouverte. 

A  voir,  pour  la  première  fois,  le  vieux  Maître,  j'eus  une 
profonde  émotion,  étant  de  ceux,  pour  qui  l'amour  des  lettres 
aura  été  le  grand  amour.  Au  lycée,  nous  étions  déjà  de  ceux 
qui  regrettaient  d'être  «  venus  trop  tard  dans  un  siècle  trop 
vieux  »,  c'est-à-dire  de  n'avoir  pas  assisté  à  la  belle  lutte  de 
i83o.  Notre  cœur  battait  bien  fort  aux  noms  de  Victor  Hugo,  de 
Lamartine,  de  Dumas,  de  Vigny,  de  Musset  et  de  tous  ceux 
de  l'éblouissante  pléiade.  Alphonse  Karr  était  de  cette  grande 
génération  littéraire  avec  ses  amis  Théophile  Gautier,  Gérard 
de  Nerval  et  Arsène  Houssaye. 

Dans  son  cabinet  de  travail,  tout  de  suite,  à  quelques  pas 
des  paniers  de  pêche,  mes  yeux  avaient  remarqué,  sous  la 
vitre  d'un  vaste  cadre,  les  portraits  et  les  autographes  des 
illustres,  ses  camarades  de  combat.  Oui,  j'éprouvai  une  pro- 
fonde émotion  à  connaître  ainsi,  en  voisin,  un  homme  qu'on 
m'avait  fait  admirer  à  l'école,  et  à  qui  Lamartine  avait  adressé 
des  vers  ! 

Oh!  v<  i  s  pouvez  sourire...  Puissé-je  éprouver  jusqu'à  la 
fin  les  émotions  que  donnent  l'amour  de  l'art  et  le  respect  des 
grands  aînés! 

Il  était  bien  étrange,  pour  un  œil  de  parisien,  cet  intérieur 
de  Maison  Close.  Que  les  intérieurs  à  bibelots,  rendus  banals 
par  le  Louvre  et  le  Bon  Marché,  étaient  loin  d'ici  ! 

Dans  le  vestibule,  à  terre,  les  engins  de  pêche,  paniers  et 
filets.  Accrochés  au  mur,  des  mâts  de  rechange,  des  voiles, 
des  avirons. 

—  Entrez! 

La  portière  soulevée,  on  était  dans  le  cabinet,  au  plafond 
peint,  rayé  de  longues  bandes  alternativement  blanches  et 
vertes,  comme  une  toile  de  tente.  Deux  fenêtres  qui  s'ouvraient 
en  glissant  sur  des  coulisseaux.  Des  portraits,  des  autographes 
sous  verre.  Des  gravures,  des  dessins  d'amis.  Des  armes.  Et 


PORTRAITS  LITTÉRAIRES  ao3 

deux  jeunes  Alphonse  Karr  regardant  le  vieux,  et  reconnaissant 
le  même  sourire,  le  même  œil  clair,  tout  pétillant  d'une  arrière- 
malice. 

Le  vieil  ermite,  à  longue  barbe  blanche,  est  assis  devant 
la  fenêtre,  à  côté  d'une  table  où  disparaît  l'encrier  sous  le 
flot  des  paperasses,  des  notes,  des  livres  entr'ouverts.  Il  me 
tend  la  main. 

—  Je  vous  attendais  depuis  longtemps.  Comment  n'êtes- 
vous  pas  venu  plus  tôt  >  Que  faites-vous  } 

Je  m'expliquai.  Je  lui  dis  ce  que  je  venais  d'éprouver  en 
entrant.  La  conversation  se  prolongea. 

La  première  fois,  disais-je,  que  j'ai  entendu  prononcer 
votre  nom,  c'était  à  Monceaux,  chez  Lamartine.  J'étais,  au 
lycée  de  Mâcon,  un  petit  élève  de  Huitième,  et  j'avais  le  mal 
du  pays.  Assez  souvent  j'allais  à  Monceaux,  les  jeudis  ou  les 
dimanches. 

On  nous  dictait  du  Lamartine  au  lycée.  Un  jour,  ce  fut  La 
mort  du  chevreuil  ;  un  autre  jour,  cette  autre  histoire,  vous 
savez,  des  petites  harpes  éoliennes  faites  avec  de  blonds 
cheveux  d'enfants,  puis  avec  les  cheveux  blancs  de  la  grand' 
mère  qui,  plus  tristement,  chantent  à  la  brise...  Les  écoliers 
ont  pour  les  poètes  dont  ils  apprennent  la  prose  ou  les  vers 
des  vénérations  inexprimables.  Virgile,  La  Fontaine  leur 
paraissent  des  êtres  fabuleux,  presque  des  dieux.  M.  de  Lamar- 
tine m'inspirait  une  sorte  de  terreur  sacrée.  Je  savais  que 
c'était  un  roi  détrôné  et  un  poète  triomphant. 

Mais  il  y  avait,  à  Monceaux,  des  chiens,  et  les  chiens 
m'apprivoisaient.  Il  y  avait  des  levrettes  fines,  élégantes,  et 
puis  un  énorme  épagneul,  borgne,  docile,  qui  se  laissait 
monter  comme  un  âne.  On  pouvait  jouer  avec  lui  du  matin  au 
soir. 

Le  soir,  dans  le  salon,  la  conversation  réunissait  tout  le 
monde.  Le  plus  souvent,  il  y  avait  là  autour  de  M"*  de  Lamar- 
tine, M""*  de  Cessia,  M"'  de  Pierreclos,  M.  Charles  Alexandre, 
qui  fut  le  secrétaire,  puis  l'ami,  et  plus  tard  l'historien  de 
Lamartine  ;  il  y  avait  des  visiteurs,  je  ne  savais  qui...  J'écoutais. 


2o4  LA  PROSE  DE  JEAN  AIOARD 

plein  d'étonnement,  —  des  choses.  La  haute  stature  de  Lamar- 
tine m'imposait.  Je  revois  très  bien  ce  buste  élancé,  ce  cou 
fier,  ce  port  de  tête  à  face  relevée.  Ses  paroles  tombaient  de 
haut...  Je  me  disais  :  Voilà  pourtant  l'homme  qui  a  écrit  La 
mort  du  chevreuil!  Et  j'étais  surpris.  Cequi  m'étonnait,  c'était 
d'être  là,  si  près  du  dieu,  et  de  n'en  être  pas  foudroyé  ! 

Un  soir,  Lamartine  lut  des  vers.  Oh!  je  m'en  souviens  très 
bien.  Je  les  aimais  déjà  les  paroles  rythmées,  les  vers  chan- 
tants. 

Que  lisait  donc  Lamartine  > 

La  Lettre  à  Alphonse  Karr  jardinier.. 

...  Ami,  vite  un  peu  d'ombre! 
Nous  avons  trop  hâlé  notre  front  et  nos  mains 
Aux  soleils,  aux  roulis  des  océans  humains! 
Échappés  tous  les  deux  d'un  naufrage  semblable, 
Faisons-nous  sur  la  plage  un  oreiller  de  sable, 
Et  qu'insensiblement,  flot  à  flot,  pli  sur  pli, 
La  marée  en  montant  nous  submerge  d'oubli  ! 


Je  vends  ma  grappe  en  fruits  comme  tu  vends  ta  fleur. 


C'était  un  autre  siècle,  et  pourtant  c'est  hier  ; 
Aristippe  masqué  du  front  d'Alcibiade... 
Prompt  à  tout,  prêt  à  tout,  à  la  mort,  à  l'exil.. 
Le  front  pâle  et  pourtant  illuminé  d'histoire. 
Tu  me  parlais  de  Rome  un  Tacite  à  la  main, 
Des  victoires  d'hier,  des  dangers  de  demain  ; 
Tu  regardais  la  peur  en  face,  en  homme  libre. 
Et  ta  haute  raison  rendait  plus  d'équilibre 
A  mon  esprit  frappé  de  tes  grands  à-propos  ! 


J'appris  à  t'estimer,  non  au  vain  poids  d'un  livre. 

Mais  au  poids  d'un  grand  cœur  qui  sait  mourir  et  vivre! 


Un  jardin  qu'en  cent  pas  l'homme  peut  parcourir, 
Va,  c'est  assez  pour  vivre,  et  môme  pour  mourir. 

Ainsi  chantait  le  héros.  Alors,  tout  de  suite,  je  me  pris  à 


PORTRAITS  LITTÉRAIRES  ao5 

admirer  confusément  cet  autre  poète  qui  cultivait  des  fleurs, 
là-bas,  sous  le  soleil  et  qui  méritait  de  Lamartine  une  si 
belle  lettre  en  vers,  qu'on  nous  dicterait  peut-être  au  lycée 
un  jour. 

Ce  soir-là,  il  ne  fut  question,  à  Monceaux,  que  d'Alphonse 
Karr.  Quand  le  grand  poète  nous  accompagna  jusqu'à  la 
voiture,  dans  la  nuit,  il  parlait  encore  des  Guêpes  avec 
beaucoup  de  passion,  de  gestes...  Je  revois  tout,  très 
distinctement,  dans  mon  souvenir...  Lamartine  s'arrêtait  par 
instants  dans  l'avenue  des  peupliers,  et  il  me  paraissait  svelte, 
grand  comme  l'un  d'entre  eux.  Un  bâton  de  vigne  pendait  à 
son  poignet  par  une  courroie,  et  il  boutonnait  et  déboutonnait 
machinalement,  dans  le  feu  du  discours,  sa  veste  de  bure 
grise...  Dans  ma  tête  d'enfant,  tout  cela  prit  une  importance 
extraordinaire,  et  ne  s'est  plus  effacé. 

Je  contai  donc  ces  souvenirs  à  Alphonse  Karr  la  première 
fois  que  je  le  vis  ;  mais  plus  tard,  à  mesure  qu'il  me  devint 
ami,  le  côté  littéraire  des  choses  prit  moins  d'importance 
entre  nous.  Des  pensées  hautes,  profondes,  celles  qui  sont 
la  raison  d'être  et  le  fond  même  de  l'art,  faisaient  de  moi 
son  auditeur  dans  ce  cabinet  de  Maison-Close  où  j'arrivais 
tous  les  ans. 

J'appris  à  t'estimer  non  au  vain  poids  dun  livre, 

Mais  au  poids  d'un  grand  cœur  qui  sait  mourir  et  vivre. 

La  vie  qu'il  étudiait  sans  cesse,  lui  inspirait,  au  cours  de 
la  conversation,  des  formules  de  sagesse,  concises,  nettes, 
définitives.  Ce  n'étaient  plus  les  Guêpes,  mais  les  abeilles  de 
Platon  qui  voltigeaient  autour  de  lui.  Je  ne  pouvais  le 
regarder  sans  songer  aux  vieillards  d'Homère,  assis  aux 
Scées,  et  discourant  sans  fin,  comme  la  cigale,  en  courtes 
phrases  bien  rythmées.  Comme  eux,  quand  passait  Hélène, 
l'étemelle  beauté,  il  avait  dans  les  yeux  le  rayon  divin. 

Il  y  a  vingt  jours,  il  tombe  malade.  On  m'appelle...  Je  pars. 
Il  va  mieux,  me  dit-on.  J'arrive,  cherchant,  sur  le  seuil,  un 
prétexte  à  ma  visite  inattendue.  J'entre,  prêt  à  sourire,  à 


ao6  LA  PROSE  DE  JEAN  AICAED 

plaisanter...  Mes  yeux  voient  sur  le  lit  des  branches  vertes, 
des  fleurs  ;  le  grand-père  était  mort. 

Et  c'est,  malgré  son  si  grand  âge,  un  profond  chagrin. 
Oui,  certes,  il  faut  bien,  toujours,  devant  la  loi,  s'incliner. 
La  seule  piété,  c'est  l'acceptation  des  nécessités...  N'importe, 
quel  que  soit  le  mort  et  son  âge,  on  ne  comprend  jamais 
bien.  Quoi  !  il  était  là,  il  n'y  est  plus  !  Il  ne  voit  plus  cette 
lumière  que  nous  voyons,  la  lumière  !  Il  ne  s'en  réjouira 
plus  !...  Au  fond,  les  vieillards  aimés  nous  ont  habitués 
plus  que  les  jeunes  gens  à  l'idée  qu'ils  sont  à  nous,  qu'ils 
nous  resteront  longtemps,  toujours  plus  longtemps. 

...  Quelques  amis  étaient  là,  ceux  qui  me  demandent 
aujourd'hui  de  fixer  le  souvenir  de  cette  nuit  où  nous  l'avons 
veillé  mort,  de  ce  jour  où  nous  l'avons  donné  à  la  terre,  car 
les  détails  qui  entourent  le  dernier  départ  prennent  pour  tous 
ceux  qui  aiment  une  importance  étrange.  Rappelez-vous 
Brizeux. 

Quand  Louise  mourut,  dans  sa  seizième  année, 

Tous  les  oiseaux  chantaient  sur  le  bord  de  leurs  nids. 

Nuit  de  singulière  douceur,  en  octobre.  Le  grand  lit  avait 
été,  depuis  quelque  temps,  placé  dans  le  cabinet  de  travail. 
En  sorte  que  le  vieux  combattant  littéraire  était  là,  endormi, 
au  milieu  de  tous  les  souvenirs,  de  toutes  les  images  de  sa 
vie  intellectuelle...  Les  fenêtres  étaient  ouvertes  sur  la  mer, 
sur  la  nuit.  Ses  deux  énormes  chiens  fauves,  pareils  à  des 
lionceaux,  couchés  sur  le  tapis.  La  flamme  des  bougies 
brûlait  immobile.  Il  dormait,  le  grand-père,  sous  les  branches 
de  mimosas,  d'eucalyptus  et  de  rosiers. 

Quand  l'engourdissement  prenait  l'un  de  nous,  on  sortait 
deux  par  deux.  Et  voici  le  souvenir  que  veulent  garder  ses 
amis  de  cette  nuit  d'adieux. 

Dès  le  seuil,  on  était  au  bord  de  la  mer.  Pas  d'étoiles.  Du 
ciel  blanc,  voilé  légèrement,  mais  également,  tombait  la 
clarté  nocturne,  très  pâle,  uniforme,  qui  donnait  à  toutes 


PORTRAITS  LITTÉRAIRES  207 

choses  un  air  de  songe  morne  et  doux.  Les  hauts  lauriers- 
roses  du  jardin,  aperçus  du  chemin,  ne  remuaient  pas,  ni 
les  tamaris  du  rivage.  Et  nous  nous  disions  :  «  C'est  ici  le 
pays  des  ombres,  les  Champs-Elysées  !  » 

La  mort  est  la  grande  évocatrice  ;  elle  fait  revoir  aux  sur- 
vivants tout  le  passé,  elle  jette  un  éclair  dans  tous  les  fonds, 
elle  fait  prévoir  aussi.  Si  on  écoutait  la  mort,  on  saurait  tout, 
et  surtout  l'amour  ;  on  consolerait  la  vie. 

Quant  un  hasard  rassurant  met  la  couleur  du  temps  en 
harmonie  avec  le  caractère  de  ceux  qui  viennent  de  mourir, 
ceux  qui  les  regrettent  éprouvent  quelque  joie.  Il  leur  semble, 
malgré  tout,  que  les  choses  ne  sont  point  si  indifférentes,  et, 
bien  qu'ils  sachent  la  vanité  d'une  telle  chimère,  elle  leur 
sourit  pourtant.  Et  c'est  là  un  des  spectres  de  l'espérance. 

Il  volait  en  silence  autour  de  nous,  ce  spectre,  l'autre  nuit, 
tandis  que  je  revoyais,  pour  ma  part,  les  chers  morts  que 
depuis  un  an  j'ai,  de  mes  mains,  mis  au  cercueil.  Les  fenêtres 
de  Maison  Close  brillaient  par-dessus  le  mur  hérissé  de  cactus 
et  d'aloès.  Entre  les  deux  fenêtres,  on  voyait  distinctement, 
au-dessous  du  toit  large  et  bas,  le  style  du  cadran  solaire. 
Mais  c'était  le  jour  sans  soleil,  la  nuit  sans  ténèbres.  Il  n'y 
avait  plus  d'heure.  Les  choses  baignaient  comme  la  pensée 
dans  des  limbes  tranquilles.  Et  nous  croyions  voir,  je  vous 
dis,  le  pays  où  les  sages  ',devisent  encore  des  choses  de  la 
vie,  devenues  vagues  et  lointaines.  La  mer,  devant  nous, 
s'étendait  plate,  respirant  à  peine,  se  perdait  vite  dans  un 
infini  terne,  très  rapproché.  Le  charme  de  la  mort  flottait 
partout. 

—  Que  pensez-vous,  monsieur  Alphonse  Karr,  de  l'im- 
mortalité de  l'âme  }  lui  demandait  un  jour  quelqu'un  devant 
moi. 

—  Oh  !  c'est  un  grave  sujet,  auquel  je  pense  sérieusement 
une  fois  par  an... 

—  Ehbien>... 

—  Eh  bien  !...  j'y  ai  pensé  hier  1 

Ainsi,  comme  Littré,  mais  avec  le  sourire  que  vous  voyez, 


ao8  LA   PROSE   DE  JEAN  AICAHD 

il  réservait  la  question  de  l'inconnaissable.  La  nature  des 
choses  étant  impénétrable,  il  s'arrêtait,  comme  les  Grecs, 
aux  couleurs,  aux  contours  du  Divin.  La  rose,  chère  à 
Cythéréc,  la  mer  bleue,  chère  à  Astarté,  c'était  le  double 
enchantement  de  cette  belle  vieillesse. 

Et  ce  qu'il  aimait  le  plus,  cet  Athénien  de  Paris,  il  l'a  eu 
sous  les  yeux  jusqu'à  sa  mort  :  sa  fenêtre,  qui  s'ouvrait  sur 
la  mer,  était  encadrée  de  roses. 

...  Le  jour  étant  venu,  radieux,  la  porte  de  Maison-Close 
s'est  ouverte  sur  le  chemin  blanc  qui  longe  la  mer.  De  la 
route,  le  cercueil  de  sapin,  posé  sur  la  terre,  dans  le  jardin, 
apparaissait,  encadré  par  la  porte,  entouré  de  plantes  vivaces, 
des  arbres  familiers  qui  étendaient,  au-dessus,  leurs  branches. 

Des  couronnes  de  fleurs  suspendues  aux  troncs,  amoncelées 
sur  le  cercueil,  accrochées  aux  agaves  de  chaque  côté  du 
portail,  faisaient  de  cette  halte  funéraire  un  tableau  souriant. 
A  dix  pas,  en  face,  de  l'autre  côté  du  chemin,  les  bateaux  de 
Maison-Close,  tirés  à  terre,  répétaient  au  grand-père  les  noms 
de  ses  petits-enfants  écrits  sur  le  bordage.  Le  charme  de  la 
vie  couvrait  la  mort. 

Par  pitié  pour  nous-mêmes,  pour  tous  ceux  qui  pleurent,  il 
faut  jeter  toujours  sur  la  mort  le  voile  frémissant  de  la  vie, 
tout  pailleté  d'étincelles,  tout  brodé  de  fleurs. 

Le  char  s'est  mis  en  marche,  fleuri,  le  long  de  ce  chemin 
qui  suit  les  festons  de  la  plage.  Le  mot  que  fait  dire  Tolstoï 
à  son  Mourant  me  revenait  au  cœur  :  «  Comme  c'est  simple  !  » 
Des  pêcheurs  suivaient,  plusieurs  en  pleurant.  Les  douaniers 
de  la  côte,  les  inscrits  maritimes,  au  grand  col  bleu,  suivaient. 
La  mer,  azur  merveilleux,  était  riante. 

Très  pieusement,  j'écris  ces  lignes.  Ce  n'est  point  mentir 
qu'embellir  la  mort.  C'est  devancer  le  travail  certain  de  la 
vie.  Les  apparences  de  la  destruction  n'ont  pas  de  durée. 
Tout  redevient  beauté. 

C'est  bien  pourquoi  il  a  demandé,  notre  ami,  un  cercueil 
de  bois  léger,  vite  détruit,  et  dans  la  terre  une  fosse  très 
profonde. 


PORTRAITS  LITTERAIRES  209 

Elle  est  très  profonde,  la  fosse,  et  la  terre  du  cimetière 
nouveau  de  Saint-Raphaël,  où  il  était  allé  dormir  le  premier» 
seul  encore,  est  vierge  de  poussière  humaine.  Quand  on  l'a 
creusée  pour  lui,  la  pioche  et  le  pic  ont  rencontré  les  racines 
de  trois  vieux  arbres  qu'on  a  laissés  debout  dans  ce  champ 
des  morts.  Ce  sont  des  chênes  au  pied  desquels  n^us  avons 
entassé  des  roses,  un  monceau  de  roses.  Ce  cimetière  n'est 
pas  encore  une  ville  de  morts.  C'est  encore  un  morceau  de  la 
colline  sauvage.  Notre  ami  est  couché  sous  cette  terre,  dans 
la  partie  la  plus  haute  du  cimetière,  et,  de  là,  tout  le  pays, 
un  immense  horizon  de  plaines,  puis  de  collines  échelonnées 
et  fondues  dans  les  ors  et  les  violets  lointains  du  ciel,  — 
apparaît...  On  ne  voit  pas  la  mer,  mais  on  sait  que  toutes  les 
hautes  collines  de  là-bas  la  regardent  et  la  respirent... 


Souvenir  de  Maison>Close. 

En  mai,  Alphonse  Karr  répétait  :  «  Voici  la  fête  des  lilas 
—  et  j'y  suis  particulièrement  invité  ». 

Qu'il  y  fût  particulièrement  invité,  je  le  crois  bien.  Il  y 
avait,  il  y  a  encore  dans  son  jardin  —  respecté  par  le  nouveau 
propriétaire,  —  un  bois  de  lilas,  à  côté  d'un  bois  de  lauriers- 
roses,  deux  merveilles  ! 

Le  jardin  est  limité,  à  l'est,  par  le  lit  d'un  ruisseau.  A 
trente  pas  de  la  mer  ce  ravin  s'élargit  et  se  creuse  en  bassin 
naturel  ;  une  barque  romantique,  amarrée  à  un  laurier-rose, 
invite  au  départ  pour  des  pays  imaginaires;  les  enfants 
exploraient  en  tous  sens  cette  mare,  dont  on  fait  le  tour  en 
comptant  une  centaine  de  pas;  mais  quelle  étendue  pour  le 
rêve  !  Les  lauriers-roses  et  les  lilas  des  rives  sont  si  drus,  si 
touffus,  que,  là,  on  peut  se  croire  perdu  dans  la  forêt  du 
Petit  Poucet.  Quelques  arbres,  même  en  très  petit  nombre, 
pour\'u  qu'ils  nous  cachent  les  horizons,  peuvent  répandre 
autour  d'eux  autant  de  mystère  que  la  forêt  hercinienne. 
Mais  ici  le  mystère,  quoique  infini,  est  charmant;  l'horreur 


aiô  LA   PROSE  DE  JEAN  AICARD 

sacrée  est  caressante,  parfumée  ;  elle  sourit  ;  la  forêt  est  un 
bosquet  de  lilas. 

Voici  avril.  La  fête  commence.  Je  le  crois  bien,  qu'il  j- 
était  particulièrement  invité,  le  vieil  ami,  le  fort  lutteur 
au  repos,  le  magicien  des  Guêpes,  le  Stéphen  de  Sous  les 
tilleuls,  —  puisqu'il  était  ici  chez  lui,  tout  en  laissant  croire  à 
la  nature  qu'elle  était  chez  elle  ! 

Sous  les  lilas,  on  ne  passait  qu'en  se  courbant. 

Comme  tous  les  arbustes  du  jardin  de  Maison-Close,  ces 
lilas  étaient  libres.  Je  ne  suis  pas  sûr  qu'on  leur  dérobât 
jamais  rien.  Du  moins,  il  n'y  paraissait  pas.  Le  jardinier, 
avant  de  leur  ravir  une  branchette,  demandait  leur  avis,  les 
regardait  longtemps,  prenait  conseil  de  leur  attitude,  d'un 
mouvement  de  leur  tête  odorante,  —  et  n'en  faisait  qu'à  leur 
gré.  L'humidité  du  ruisseau  voisin  les  enivrait;  un  vieux 
mur  croulant  les  abritait  du  mistral  ;  la  profondeur  du  ravin 
leur  était  un  asile;  ils  se  dressaient  abondants,  gorgés  de 
sève,  protégés  les  uns  par  les  autres,  pas  trop  serrés  cepen- 
dant, admirés,  respectés,  aimés,  puis,  un  beau  jour,  par  grap- 
pes, les  menus  boutons  violets  commençaient  à  paraître  et 
bientôt,  tout  à  coup,  ouvrant  et  secouant  leurs  mignonnes 
cassolettes,  les  touffes  exquises,  par  centaines,  par  milliers, 
légères  comme  des  plumes,  éclataient  en  bouquets  de  joie, 
dans  un  balancement  de  valse  rêveuse,  au  son  d'une  fine 
musique  d'Ariel  qu'elles  faisaient  elles-mêmes,  —  et  c'était 
la  fête,  la  suave  fête  des  Lilas. 

Hélas  !  de  même  que  les  paroles  les  plus  expressives,  les 
plus  belles  choses  valent  plutôt  par  les  beautés  dont  elles 
suggèrent  l'idée,  que  par  elles-mêmes.  De  quelle  vision  s'em- 
plissait l'âme  de  Stéphen,  au  temps  des  lilas,  sous  les  lilas 
de  Maison-Close?  Tous  les  printemps  de  sa  vie  passaient  à  la 
fois  autour  de  lui  dans  chaque  bouffée  d'air  printanier  qui 
secouait  les  parfums  subtils...  Il  y  avait  un  banc  au  bord  de 
la  mare  ;  il  s'y  asseyait  durant  des  heures  ;  et  la  fête  enchantée 
était  bien  plus  dans  son  âme  que  dans  toutes  les  fleurs  du 
jardin. 


PORTRAITS  LITTERAIRES  211 

Ici-bas,  tous  les  lilas  meurent... 

Je  songe  aux  printemps  qui  demeurent 

Toujours. 

Rien  n'est  plus  fragile  que  la  gloire  des  lilas.  Les  branches 
ne  secouaient  bientôt  plus  que  des  fleurs  déteintes... 
C'était  fini,  la  fête  ! 

—  A  quoi  pensez-vous,  grand-père  > 

Il  pensait  à  ses  petits-enfants,  il  eût  voulu  leur  faire  des 
chemins  de  fleurs,  avec  des  lilas  impérissables. 

—  La  douleur  est  une  condition  de  la  vie,  me  disait-il,  je 
suis  donc  bien  sûr  qu'un  jour  ou  l'autre  ils  souff'riront  quand 
je  ne  serai  plus  là.  Et  c'est  ma  pensée  la  plus  lourde. 

Cet  écrivain  de  combat  avait  une  âme  tendre,  et,  dirai-je, 
maternelle. 

Tendre,  il  le  fut  sans  mièvrerie  avec  une  grâce  virile  :  il  a 
dit  :  «  Les  vieillards  sont  des  amis  qui  nous  quittent;  il  faut 
les  reconduire  avec  un  peu  de  tendre  politesse  ». 

La  Maison-Close  était  ouverte  jour  et  nuit,  comme  celle  de 
Mît  Myriel,  évêque  de  D. 

Je  crois  bien  qu'elle  n'était  gardée  qne  par  son  nom,  gravé 
sur  une  petite  plaque  de  marbre  blanc,  un  peu  voilée  par  les 
lierres  qui  retombent  au  dehors,  du  haut  des  murailles. 

Derrière  le  mur  qui  longe  le  chemin,  on  aperçoit  à  peine  le 
faite  anguleux  de  la  Maison,  un  cadran  solaire  eff"acé  sur  le 
rebord  du  toit.  On  sent  que  la  demeure  se  tapit,  qu'elle  s'écrase 
le  plus  possible  contre  terre,  s'elTorce  de  disparaître  sous  les 
verdures.  C'est  bien  là  la  retraite  d'un  ami  des  hommes  mais 
qui,  les  ayant  «  assez  vus  »  comme  on  dit  couramment  chez 
nous,  leur  préfère  les  fleurs  sauvages. 

A  l'intérieur,  un  peu  partout,  dans  le  corridor,  le  vestibule, 
dans  la  chambre  à  coucher,  des  engins  de  pêche,  des  avirons, 
des  bouées.  Dans  le  cabinet  de  travail,  dont  le  plafond,  rayé 
de  bandes  peintes  alternativement  bleues  et  blanches,  sem- 
blait une  toile  de  tente,  —  c'était  la  sarabande  des  livres 
anciens  et  nouveaux,  l'entassement  des  paperasses...  Alphonse 
Karr,  disait  :  «  Il  y  a  eu  l'âge  d'or;  nous  sommes  à  l'âge  du 


a  12  LA  PROSE   DE  JEAX  AICARD 

papier.  »  Il  avait  eu  cette  vision  apocalyptique^:  le  monde 
finissant  sous  la  pluie,  sous  le  déluge  des  gazettes  tombant 
sans  fin,  sans  fin,  d'une  chute  continue,  inexorable,  par  millions, 
par  milliards,  vomies  par  ce  Stromboli  :  la  Rotative. 

Il  n'avait  pas  pour  les  livres  le  respect  du  bibliophile. 
Ce  n'étaient  pour  lui  que  des  instruments  de  travail,  mais 
qu'on  ne  ménage  pas.  Il  n'était  pas  rare  qu'au  lieu  de  copier 
une  citation  dans  un  livre,  fùt-il  précieux,  il  déchirât  la  page 
qui  l'intéressait- 

11  avait  deux  grands  chiens  du  Saint-Bernard,  à  la  démarche 
puissante  et  onduleuse,  aux  attitudes  léonines.  Il  aima  tou- 
jours les  chiens. 

« 
*   * 

Mon  chien  et  moi,  nous  fûmes  ses  hôtes  à  plusieurs  reprises. 
Mistress  Flora  était  une  Saint-Germain  d'une  très  grande 
beauté;  aussi  dédaigneuse  que  belle,  elle  justifiait  le  proverbe 
espagnol  :  «  c'est  à  son  dédain  que  tu  reconnaîtras  la  belle 
femme.  » 

Un  soir,  je  dis  tout  à  coup  à  Alphonse  Karr:  «  Et  mon 
chien  }...  il  était  là  tout  à  l'heure...  j'ai  le  sentiment  qu'il  s'est 
perdu  !  »  Je  sortis  vivement,  j'appelai.  Un  aboiement  de 
détresse,  lointain,  me  répondit.  Trompé  par  les  échos,  par  les 
bruits  de  la  mer,  je  ne  pris  pas  la  bonne  direction.  J'appelais 
toujours.  Flora  répondit  longtemps...  je  compris,  tout  à  coup 
que  je  faisais  fausse  route.  Je  rebroussai  chemin,  je  courus 
jusqu'à  la  ville.  Plus  rien.  Ce  fut  une  triste  nuit.  Le  lende- 
main matin,  mon  enquête  m'apprit  qu'un  chemineau  avait  été 
aperçu  entraînant  mon  chien  d'une  corde.  Je  télégraphiai  aux 
diverses  communes  environnantes  et  nous  attendîmes. 

Le  troisième  jour,  une  dépêche  m'annonça  que  mon  chien, 
ayant  au  cou  un  bout  de  corde  rompue,  était  retrouvé.  Il  était 
au  Muy,  à  six  lieues  de  Maison-Close  et  la  dépêche  m'arrivait 
à  dix  heures  du  soir  !  Mon  chien  étant  en  sûreté,  je  pouvais 
sans  doute  attendre  au  lendemain  pour  l'aller  quérir.  Faire 


POBTRAITS  LITTÉRAIRES  2l3 

atteler  sur  le  champ,  c'était  un  peu  toute  une  affaire  !  arriver 
à  minuit  et  demie  dans  un  village,  réveiller  un  garde-cham- 
pêtre dont  on  ignore  l'adresse,  repartir  sans  dételer,  rentrer 
chez  ses  hôtes  et  troubler  leur  sommeil  à  trois  heures  du 
matin,  c'est  bien  des  histoires  pour  le  plaisir  d'embrasser  un 
chien  quelques  heures  plus  tôt.  J'en  éprouvais  pourtant  un 
grand,  un  invincible  désir.  J'allai  dire  à  Alphonse  Karr,  avec 
une  certaine  timidité  :  «  ...  Je  crois  que  je  vais  y  aller...  tout 
de  suite...  chercher  mon  chien  }...  »  Il  y  avait  dans  le  ton  dont 
je  prononçai  ces  mots,  comme  dans  mon  attitude,  une  hésita- 
tion volontaire.  Je  pensais  :  c  S'il  trouve  que  je  suis  d'une 
sentimentalité  exagérée,  je  le  verrai  bien  à  sa  réponse...  » 
Elle  ne  se  fit  pas  attendre,  la  réponse.  Alphonse  Karr  leva 
vers  moi  un  regard  sévère...  Eh  !  quoi  !  avais-je  douté  de 
lui>...  Il  prononça  simplement  :  «  Si  vous  n'y  alliez  pas  tout 
de  suite...  je  vous  mépriserais.  » 
Avec  cet  homme-là,  on  savait  à  quoi  s'en  tenir. 


La  villa  qu'habitaient  ses  enfants  et  ses  petits-enfants  était 
à  l'autre  extrémité  du  jardin. 

Par  les  soirs  d'hiver,  dès  qu'il  entendait  la  cloche  qui  appe- 
lait au  dîner,  il  allumait  sa  lanterne.  Chaussé  de  gros  sabots 
et  la  lanterne  en  main,  il  avait  l'air  de  chercher  un  homme  ; 
et,  au  fait,  il  n'a  pas  fait  autre  chose  toute  sa  vie  durant.  Il 
convenait  du  reste  en  avoir  rencontré  au  moins  un  :  et  ce 
n'était  que  Lamartine. 

La  cloche  ayant  sonné,  sa  lanterne  au  poing,  il  descendait 
les  quatre  marches  rustiques  de  son  seuil,  lequel  était  encadré 
de  la  plus  étrange  et  de  la  plus  délicieuse  tonnelle  qui  fut 
jamais...  Sous  les  rosiers  grimpants,  enchevêtrés,  dans  des 
terre-pleins  soutenus  de  «  murettes  »  la  lueur  de  sa  lanterne 
faisait  reluire  au  passage  les  feuilles  solides  et  sombres  des 
camélias.  Nous  voici  dans  le  jardin.  Les  branches  amies  nous 
caressent  au  passage...  voici  le  perron  de  Vilh-marine  où 
nous  attend  le  repas... 


ai4  LA  PROSE  DE  JEAN  AICABD 


Un  soir,  le  vieil  athlète,  que  j'accompagnais,  buta,  en  dépit 
de  sa  lanterne,  contre  la  première  marche  du  perron.  Je  crus 
qu'il  allait  être  précipité  sur  l'angle  des  marches,  et,  d'un 
mouvement  instinctif  aussitôt  réprimé,  j'avais  étendu  les 
mains...  Fausse  alerte.  Il  avait  déjà  repris  son  aplomb  et, 
moi,  j'avais  mis  mes  mains  dans  mes  poches,  ne  m'étant 
aperçu  de  rien,  comme  l'exigeaient  mon  respect  et  mon 
affection. 

Mais  ne  croyez  pas  qu'avec  un  tel  personnage  on  pût  dissi- 
muler même  un  honnête  sentiment.  Le  vieux  maître,  redressé 
de  toute  sa  taille,  élevait  sa  lanterne  au  niveau  de  mon  visage. 
Je  le  regardai  d'un  œil  que  je  tâchai  de  rendre  innocent.  Je 
devais  avoir  l'air  d'un  chien  qui  s'efforce  de  mentir,  dont  les 
yeux  essaient  de  refléter  autre  chose  que  la  pensée  qu'il  s'agit 
de  dissimuler.  Avec  le  rayonnement  de  la  lanterne,  le  regard 
de  l'homme  me  pénétra  :  «  Eh  !  eh  !  dit-il,  vous  croyez  que  je 
ne  vous  ai  pas  vu,  vous  ?  Vous  avez  vos  mains  dans  vos 
poches,  hein  >  vous  avez  rentré  votre  geste  >  Quand  vous 
avez  été  sûr  que  j'avais  rattrapé  mon  faux  pas,  que  votre 
secours  était  inutile,  vous  vous  êtes  dit  :  «  Ne  lui  laissons 
«  pas  deviner  que  j'ai  eu  peur  pour  lui  et  que  je  sais  qu'il  est 
c  vieux.  Laissons-lui  le  mérite  de  s'être  relevé  tout  seul  !  » 
C'est  bien  ça  hein  >  Apprenez  donc  qu'il  n'y  a  rien  de  plus 
poli,  de  plus  gentil  que  ce  que  vous  avez  fait  là  !...  oui,  oui, 
c'est  gentil,  ça  !  » 

Et  nous  montâmes  le  perron,  moi  très  ému.  Et  je  le  suis 
encore  en  rapportant  ce  souvenir.  On  dit  que  le  respect  pour 
les  vieux  est  aboli.  C'est  regrettable.  Les  jeunes  y  perdront 
le  charme  quasi-divin  de  se  sentir  longtemps  remerciés  par 
des  âmes  en  allées...  Je  ne  crois  pas  qu'aucun  mot  de  femme 
m'ait  jamais  pénétré  de  plus  de  tendresse  que  le  mot  de  ce 
vieillard  debout  au  seuil  de  la  mort,  et  tourné  vers  moi,  tenant 
haut  dans  la  nuit  sa  lanterne  chercheuse  d'âmes... 


PORTRAITS  LITTÉRAIRES  2l5 


Maintenant,  il  dort  sous  les  chênes-lièges  du  cimetière  de 
Saint-Raphaël.  Les  petits  enfants  sont  devenus  de  grandes 
personnes.  L'un  d'eux,  M"e  V.  Bouyer-Karr,  vient  de  faire 
ses  débuts  littéraires.  Elle  a  publié  sous  ce  titre  :  Cœur 
Rebelle,  un  livre  qui  contient  un  roman  et  plusieurs  nouvelles 
d'une  belle  couleur  provençale.  Il  ne  m'appartient  pas  d'en 
parler  ici  plus  longuement.  Ce  que  je  peux  dire,  c'est  que  j'ai 
aimé  ce  livre  comme  il  l'eût  aimé,  lui...  «  Ici-bas  tous  les 
lilas  meurent...  »  oui,  mais  tous  les  lilas  refleurissent. 


Avec  joie  aussi  j'ai  vu  le  projet  du  monument  d'Alphonse 
Karr  salué  à  Paris  comme  en  Provence  par  la  sympathie 
publique.  Le  monument  sera  inauguré  au  mois  de  janvier 
1906.  Ce  sera  un  buste  de  bronze  mesurant  im.jo  de  hauteur, 
posé  sur  un  bloc  de  porphyre  brut,  haut  de  3"» .  80.  Au  pied 
de  ce  socle,  qui  déjà  est  debout,  là-bas,  au  bord  de  la  mer, 
sur  le  chemin  qui  mène  à  Maison-Close  —  on  verra  le  filet  du 
pêcheur,  l'arrosoir  du  jardinier  et,  parmi  des  fleurs  coupées, 
—  les  livres  du  maître  écrivain.  A  côté  de  ces  livres,  j'avais 
demandé  au  sculpteur  de  poser,  réelle  et  symbolique,  une 
lanterne...  Tout  le  monde  eût  compris  (je  le  croyais  du  moins), 
que  cela  voudrait  dire  :  «  Celui-ci  chercha  des  hommes.  »  Et 
à  nous,  les  familiers,  ce  détail  eût  rappelé  les  traversées 
nocturnes,  dans  le  jardin,  l'hiver...  Or,  je  suis  allé  voir  la 
maquette  du  monument,  l'autre  jour...  La  lanterne  était  là,  sur 
les  gros  volumes  épars  au  milieu  d'une  jonchée  de  fleurs... 
mais  j'eus  l'impression  qu'elle  ne  s'expliquait  pas.  Et  puis, 
au  pied  de  ce  bloc  énorme  de  porphyre  brut  elle  avait  l'air 
d'un  joujou  perdu...  d'un  enfantillage...  Alors,  nous  l'avons 
enlevée...  Il  le  fallait,  mais  je  la  regrette  :  Vous  savez 
pourquoi. 

3  mai  içoS. 


l6  LA  PROSE  DE  JEAN  AICARD 


Pierre  Loti. 

A  Sullx-Prudhomme. 

Nous  parlions,  l'autre  soir,  de  Pierre  Loti,  et  comme  je 
vous  disais  que  je  ne  tarderais  pas  à  le  voir  à  bord  du  Formi- 
dable, vous  m'avez  chargé,  mon  cher  SuUy-Prudhomme,  de 
vos  meilleures  amitiés  pour  lui. 

Pourquoi  lui  faire  attendre  cette  joie,  quand  le  journal  est 
là,  qui  rejoindra  l'escadre,  d'un  coup  d'aile  assuré,  et  plus 
tôt,  mieux  peut-être  que  la  parole,  portera  à  cette  âme  de 
douleur  le  doux  salut  de  votre  âme  douloureuse  > 

Oui,  entre  vos  deux  esprits,  si  différents,  je  vois  des 
ressemblances  profondes,  dignes  d'être  notées. 

Vous  êtes,  entre  tous,  Pierre  Loti  et  vous,  mon  doux 
maître  ami,  deux  orphelins  de  Dieu  inconsolés;  vous,  né 
catholique;  lui,  protestant. 

Quand  le  temple  huguenot,  aux  murs  nus,  froidement  nus, 
est  vide  de  Dieu,  —  quelle  entière  solitude!  Les  yeux  mêmes 
n'ont  plus  où  se  prendre  !  La  vision  du  Dieu  une  fois  abolie, 
le  temple  apparaît  tel  qu'il  est  :  sans  parure,  sans  parfum, 
sans  vie.  On  dirait  une  tombe  vaste,  qui  attend  et  qui 
appelle. 

Au  contraire,  quand  Dieu  certain  n'habite  plus  l'église 
catholique,  tout  l'idéal  humain  y  palpite  encore  dans  la 
sonorité  des  dalles  et  des  voûtes,  y  flamboie  avec  les  rosaces 
multicolores,  s'y  épanouit  avec  la  gloire  des  Rubens  et  des 
Raphaël. 

Le  Dieu  mort  a  partout,  ici,  laissé  la  trace  vivante  des 
désirs  merveilleux  qu'il  a  inspirés.  Tout,  à  jamais,  est  ici, 
plein  de  son  souvenir,  et  la  réalité  de  pierre  porte  les  traces 
de  la  beauté  qu'on  lui  rêvait.  L'église,  déserte,  l'affirme 
toujours. 

Ainsi  l'âme  incroyante,  qui  fut  catholique,  ne  se  trouve  pas 
dévastée.  Elle  est  ornée  et  consolée,  amusée  encore  par  les 
vestiges  indestructibles  de  son  rêve  nuptique. 


PORTRAITS  LITTERAIRES  217 

Saisi  par  la  négation  ambiante,  Loti,  ce  protestant,  élevé 
dans  la  croyance  rigoureuse  de  ses  pères,  a  senti  tout  à 
coup  l'idée  de  Justice  éternelle  se  dissoudre  en  lui  comme 
un  rêve  d'enfant,  et  son  âme  a  connu  la  solitude  entière,  le 
vide  sans  nom,  sans  forme,  sans  couleur,  les  limbes  du  Moi  ! 

Certes,  cette  aventure,  la  perte  de  la  foi,  est  commune  à 
beaucoup  d'autres.  Comment  donc  se  fait-il  qu'elle  ait 
déterminé  chez  celui-ci  cette  permanence  de  désolation  > 


Il  faut  bien  voir  que  nous  avons  sous  les  yeux  une  âme 
organisée  merveilleusement  pour  la  douleur,  une  âme,  en  son 
essence,  semblable  à  la  vôtre,  à  celle  des  écoliers  martyrs 
dont  parle  votre  Première  Solitude  : 

On  voit  dans  les  sombres  écoles 
Des  petits  qui  pleurent  toujours... 

Je  connais  un  iris  tigré  qui  est  une  fleur  d'avril,  mais  qui, 
de  par  sa  nature  vitale,  est  triste  à  voir  comme  la  mort  :  il 
naît  et  vit  en  deuil,  un  deuil  gris  mille  fois  plus  triste  que  le 
noir,  et,  quand  l'immortelle  d'or  l'aperçoit,  elle  se  dit,  par 
comparaison  :  «  Ne  suis-je  pas  la  joie  elle-même  ?  » 

Le  désespoir  de  Loti,  c'est  le  vôtre,  à  vous  qui  avez  dit  : 

J'ai  beau  crier:  «  Seigneur!  Seigneur  !  êtes-vous  là  ?» 
Je  ne  sens  rien  du  tout  devant  moi...  C'est  horrible  ! 

Ce  désespoir,  vous  le  faites  comprendre  même  à  qui  n'en 
connaît  rien,  parce  qu'il  n'apparaît  chez  vous  que  par  inter- 
valles et  qu'alors  vous  l'analysez  avec  précision.  Ce  qu'on  en 
comprend  moins  chez  Loti,  c'est  la  permanence,  sous  l'expres- 
sion flottante. 

Ce  qui  n'est,  pour  d'autres,  que  la  vision  vite  évanouie 
d'une  nuit  mauvaise,  c'est  son  cauchemar  fidèle.  Devant 
l'abîme  de  Pascal,  il  a  beau  déployer  l'univers  entier  — 
comme  un  écran  opaque  brodé  de  fleurs,  de  rayons,  de  figures 

10 


ai8  LA  PROSE  DE  JEAN  AICABD 

de  femmes  —  son  regard,  lucide  effroyablement,  passe  au 
travers  de  toute  la  matière,  et,  obstiné  à  son  vertige,  il  voit 
toujours,  sans  cesse,  partout,  ces  espaces  d'infini  silence  qui 
effrayaient  Pascal,  le  lieu  du  néant,  le  vide  !...  il  n'y  a  pas  de 
justice,  pas  de  raison  d'être...  il  y  a  :  Rien  ! 

Vous  deviez,  vous,  Sully-Prudhomme,  vous  rapprocher  de 
ce  grand  triste,  votre  frère  en  douleur,  dont  l'œuvre  a  saisi 
mystérieusement  tant  d'âmes,  parce  qu'elle  est,  en  secret, 
l'expression  du  désespoir  transcendant  qui  fait  le  fond  com- 
mun de  la  douleur  des  modernes. 

Quand  vous  avez  fait  ce  poème  lucrétien  :  la  Justice,  vous 
avez  conclu  par  un  appel  de  noyé  aux  énergies  obscures, 
mais  certaines,  de  la  conscience.  Vous  avez  hésité,  je  le 
sais;  mais,  enfin,  vous  avez  poussé  ce  cri  !  Quand  vous  avez 
terminé  les  Destinées,  vous  avez  reposé  votre  esprit  dans  ce 
vers  ambigu  : 

Je  m'abandonne  en  proie  aux  lois  de  l'univers. 

»  En  proie  »  veut  dire  que  vous  croyez  à  la  férocité  des 
lois  du  monde,  mais  «  je  m'abandonne  »  marque  je  ne  sais 
quelle  détente  de  votre  âme  dans  une  vague  et  suprême  con- 
fiance. 

Votre  négation,  à  vous,  catholique,  n'est  qu'une  forme  du 
doute  ;  votre  doute  n'est  qu'une  colère  de  l'espérance  impuis- 
sante à  se  prouver  à  elle-même  sa  légitimité.  Si  fort  vous  indi- 
gne l'injustice  que  vous  donnez,  par  votre  indignation  même, 
la  plus  haute  idée  possible  de  la  justice.  Dans  votre  église 
privée  de  Dieu,  tout  est  divin.  La  prière  y  sanglote  encore 
au  pied  des  autels  dépouillés,  et  l'idéal  humain,  sorti  de  votre 
cerveau,  est  la  réalisation  commencée  d'un  dieu  qui  s'ignore. 

C'est  lui,  c'est  Loti  que  je  plains.  Il  habite  partout  sa  tombe  ; 
elle  le  suit. 

Convenez,  mon  ami,  que  ce  n'est  pas  là  matière  à  conversa- 
tions mondaines.  Et  même  parmi  les  plus  intellectuels,  com- 
bien peu  s'intéressent  à  ces  mélancolies  de  cloître,  qui  dorment 
en  eux  pourtant,  mais  qu'ils  veulent,  avant  tout,  ne  pas  réveiller. 


PORTRAITS  LITTERAIRES  219 

Ni  VOUS,  ni  Pierre  Loti,  vous  n'avez,  pas  même  une  heure, 
cette  gaîté  un  peu  railleuse  d'elle-même.  Vous  êtes  irrémédia- 
blement des  tristes,  par  nature,  comme  l'iris  tigré.  Vous  tramez 
tous  les  deux,  selon  votre  expression,  «  l'incurable  envie  de 
quelque  paradis  lointain  ». 

Vous,  sédentaire,  mais  actif  contre  vous-même,  vous  deman- 
dez à  l'analyse  de  vos  doutes,  éternellement,  d'aboutir  à  une 
affirmation.  Alchimiste  de  votre  âme,  vous  la  jetez  au  creuset 
dévorant,  avec  l'espoir,  incertain  mais  tenace,  de  trouver,  au 
fond  de  l'éprouvette,  un  diamant.  Et  votre  travail  d'analyse 
éveille  en  nous,  qui  y  assistons,  un  goût  d'énergie,  un  désir, 
toujours  renouvelé,  d'espérer. 

Loti,  lui,  debout  sur  la  passerelle  de  son  navire,  actif  par 
profession,  mais  l'âme  inerte,  sans  nulle  foi  dans  l'effort, 
regarde,  d'un  œil  vague,  flotter  autour  de  lui  le  spectacle 
changeant  de  l'illusion  étemelle. 

Le  bouddhiste  qui  rêve  croit,  lui,  du  moins,  que  la  succes- 
sion des  formes  périssables  est  l'échelle  nécessaire  qui  mène 
l'infini  des  êtres  à  l'unité  finale,  à  la  conscience  unifiée.  Mais 
cette  âme-ci  a  tout  perdu.  Rien  n'est.  Rien  ne  sera 

Et  alors,  les  soirs  en  mer  lui  racontent  sans  cesse 
reff"royable  lutte  des  êtres  qui.  néant  elle-même,  fait  du  néant 
La  mer  qui,  des  amoureux,  fait  d'éternels  absents,  lui  évoque 
l'océan  sans  bords,  sans  fond,  du  temps  et  de  l'espace,  de  la 
vie  sans  conscience  ni  justice.  Les  soleils  couchants,  sur  tous 
les  horizons,  saignent  pour  lui  le  sang  intarissable  des  éter- 
nels martyrs  de  vivre  !  Le  bateau  craque,  cercueil  immense, 
qui  flotte...  Et,  sous  la  quille,  il  y  a  des  profondeurs  qu'on 
ignore,  entrevues  à  travers  des  transparences  glauques...  C'est 
là-dedans,  voilée  de  ces  transparences  mortelles,  que  je  crois 
voir  errer  son  âme  noyée,  aux  yeux  ouverts,  immobiles.  Beau 
regard,  plein  d'infini,  plein  d'ignoré  et  qui  n'appelle  même 
plus  !  il  parle,  pourtant,  et  ce  qu'il  dit,  c'est  la  dernière  des 
paroles  de  mort  :  «  La  pitié  même  est  inutile.  » 

Il  vente  1 
C'est  le  vent  de  la  mer  qui  nous  tourmente  ! 


320  LA  PROSE  DE  JEAN  AICARD 

Je  ne  sais  pas  de  douleur  si  grande,  je  n'en  sais  pas  de  plus 
noble,  de  plus  digne  de  vous,  mon  cher  Sully-Prudhomme. 


Avez-vous  lu  Viande  de  boucherie?  Le  sanglot  humain 
jamais  ne  fut  si  déchirant.  Un  bœuf  va  mourir.  Il  n'y  a  plus 
que  deux  bœufs  à  bord.  Et  celui  qui  voit  partir  l'autre  pour 
regorgement,  ayant  vaguement  compris,  lui  meugle  un  adieu 
de  frère...  Alors  un  matelot  s'approche  et,  pendant  qu'on 
égorge  l'animal,  il  prend  sur  sa  poitrine  la  grosse  tête  de  celui 
qui  doit  survivre  quelques  jours  encore...  xMais  comment 
résumer  ce  chef-d'œuvre  de  trois  pages,  incomparables  !... 
Caresse  inutile  !...  Tous  les  bœufs  seront  mangés.  On  n'arrête 
pas  un  navire  en  marche  pour  sauver  une  bête.  On  ne  prive 
pas  de  viande  fraîche  tout  un  équipage,  parce  qu'un  cœur 
d'homme  a  entrevu  l'amour...  La  pitié  même  est  inutile. 

Ainsi,  la  pitié,  notre  seul  recours  contre  les  insécurités  de 
la  vie,  —  qui  est  livrée  aux  forces  inconnues,  —  devient  sur- 
croît de  douleur  quand  celui-ci  y  touche  !  vous  sentez  cela 
affreusement,  vous  le  poète  des  Vaines  tendresses  I 

Ames  désolées,  tant  assoiffées  d'éternel  que  le  bien  d'une 
heure  ne  suffit  pas  à  vos  existences  d'un  jour  1  Retirez-la  donc 
de  l'existence  si  brève,  cette  seconde  si  vaine,  et  dites-nous 
ce  qui  reste  d'une  vie  que  le  désir  et  le  regret  tour  à  tour  de 
cette  seconde  font  trouver  si  savoureuse  1... 

Douloureux  et  cher  Loti  !  Aimer  la  pitié,  la  pratiquer  —  et 
la  croire  inefficace  ! 

Sait-on  rien  de  touchant  comme  l'action  chrétienne  de  ce 
rêveur  qui,  par  la  puissance  de  la  sympathie,  par  un  effort  de 
cette  pitié  qu'il  juge  inutile,  a  tenté  d'élever  jusqu'à  lui  un 
humble  :  Mon  frère  Yves...  Hélas  !  là  encore,  il  a  conclu,  ou 
presque,  à  l'inutilité  de  l'effort  !  Yves  n'est  pas  sauvé  :  il 
restera  un  damné  de  l'ivresse.  A  quoi  bon,  alors,  la  descente 
de  l'esprit  sauveur  jusqu'aux  pauvres  âmes  obscures  ?  Tire- 
toi  de  là,  chrétien,  si  vraiment  ta  pitié  est  fille  du  Ciel  !...  Oui, 


POETRAITS  LITTER AIRES  221 

certes,  elle  lest  :  elle  change  en  purgatoires  les  enfers,  en 
paradis  les  purgatoires.  Par  elle,  il  n'y  a  plus  de  «  toujours  » 
—  puisque,  par  elle,  il  y  a  «  répit  »,  ne  fût-ce  qu'une  seconde. 
Si  la  continuité  de  la  douleur  est  rompue,  il  n'y  a  donc  plus 
de  vrais  damnés. 

La  pitié  qu'on  donne  n'apaise  pas  seulement,  pour  un  instant, 
ceux  qu'elle  visite  :  elle  console,  pour  toujours,  ceux  de  qui 
elle  vient.  Elle  affirme  en  eux,  pour  eux,  la  solidarité  humaine 
contre  les  nuisances  universelles.  Elle  crée  la  sécurité,  pre- 
mier élément  du  repos. 


C'est  par  elle,  parce  qu'il  a  su  être  le  frère  des  simples,  que 
Pierre  Loti  nous  donnera  encore  quelque  admirable  livre, 
digne  d'être  comparé  à  ces  deux  chefs-d'œuvre  :  Pêcheurs 
d'Islande  et  le  Mariage  de  Loti. 

Parce  qu'elle  est  protestante,  son  âme  incroyante  est  dévas- 
tée. Parce  qu'elle  est  chétienne,  elle  sera  consolée,  et  elle 
deviendra  consolatrice. 

Il  ne  sait  pas  lui-même  tout  le  bien  qu'il  a  fait  déjà.  De  plus 
prés  qu'autrefois,  grâce  à  lui,  ne  les  aimons-nous  pas  mainte- 
nant, ces  matelots  et  ces  pêcheurs,  que  si  fort  tourmente  le 
vent  de  la  mer  !  Et  —  chose  étrange  !  —  un  lien  subtil  comme 
un  fil  de  la  Vierge  ne  rattache-t-il  pas  nos  cœurs  au  cœur  de 
ces  femmes  lointaines,  de  races  diverses,  dont  il  nous  a  conté 
les  brèves,  mélancoliques  amours,  toujours  au  bord  d'un 
départ  ! 

Grâce  à  Aziyadé,  est-ce  que  l'Orientale  aux  sourcils  peints, 
avec  ses  deux  grands  anneaux  d'or  aux  oreilles,  n'a  pas  cessé 
d'être  pour  nous  la  banale  esclave  des  contes  }  —  Combien 
Rarahu  nous  semble  touchante  !  —  Et  la  petite  Mousmée  elle- 
même  (qui  n'a  pas  beaucoup  d'âme)  ne  l'aimons  nous  pas, 
malgré  tout,  comme  une  créature  humaine  >...  Aucune  de  ces 
filles  des  hommes  n'est  plus  pour  nous  la  sauvage  inconnue. 
Elles  nous  sont  devenues  des  sœurs  d'exil  et  de  regret.  Bien 


2a a  LA  PROSE  DE  JEAN  AICARD 

véritablement  notre  tendre  Loti  a  élargi  pour  tous  l'horizon 
de  la  sympathie  —  où  commence  la  charité. 

Disons-lui  cette  chose  heureuse,  à  ce  désolé.  S'il  vient  à 
croire  à  l'efficacité  de  la  pitié,  combien  s'allégera  son  coeur  ! 
Quel  chant  apaisé  nous  chantera-t-il } 

Un  esprit  tel  que  le  vôtre  peut  lui  communiquer  peut-être 
un  peu  de  la  foi  qui  sauve,  car  vous  avez  dit  : 

Une  heure  de  soleil  fait  bénir  tout  le  jour  1 

Je  voudrais  lui  voir  aimer,  pour  cette  heure-là,  la  douleur 
même! 

Des  sages  tels  que  vous  mon  cher  Sully-Prudhomme,  sont, 
de  l'aveu  commun,  l'honneur  d'une  époque.  Votre  sympathie 
attentive  et  raisonnée  va  visiter,  comme  un  bienfait,  ce  morne 
rêveur...  Rien  n'est,  en  vérité,  énergique  et  fortifiant  comme 
la  douceur  tendre...  Et  lorsque,  l'autre  soir,  après  m'avoir 
parlé  de  lui  si  longtemps  et  si  tendrement,  vous  m'avez 
chargé  de  lui  répéter  vos  paroles,  il  m'a  semblé  que  j'allais 
porter  à  une  âme  de  Dante  —  un  salut  de  Virgile. 
i8qi. 


Il  y  a  quelque  vingt-cinq  ans,  je  me  trouvais,  à  Toulon,  chez 
un  de  mes  amis  marins,  qui  était  en  train  de  boucler  ses 
malles  pour  un  voyage  en  lointain  pays.  Nous  étions  plu- 
sieurs; nous  bavardions,  la  cigarette  aux  doigts.  Quelqu'un 
frappa  à  la  porte...  «  Entrez  !  Tiens,  c'est  vous,  Viaud? 
Bonjour,  Viaud  !  »  Présentations. 

Dans  M.  Viaud,  pas  un  instant  je  ne  devinai  Pierre  Loti. 
M.  Viaud  me  parut  sympathique,  sans  que  la  littérature  y 
fût  pour  rien.  II  était  entré  avec  un  visage  un  peu  fermé,  froid. 
Cinq  minutes  après,  il  souriait,  à  la  française,  de  tout  un  peu  ; 
la  conversation,  dans  laquelle  il  jetait  de  temps  en  temps  une 
parole  narquoise,  pétillait.  Dans  cette  chambre,  où  flottait 
cependant  une  mélancolie  d'adieux,  on  était  vraiment   gai. 


PORTRAITS  LITTÉRAIRES  223 

Puis,  tout  à  coup,  la  figure  de  ce  M.  Viaud  me  parut  se 
fermer  de  nouveau...  Le  visiteur  n'était  plus  là.  Son  corps 
astral  sans  doute  l'avait  quitté.  Sur  un  mot  de  l'un  de  nous, 
qui  avait  évoqué  un  paysage  de  Stamboul  ou  du  Caire, 
M.  Viaud  s'était  élancé  subitement,  comme  sur  un  tapis 
magique,  et  il  s'en  était  allé,  sans  avertir  personne.  Nous 
n'avions  plus  avec  nous  qu'un  M.  Viaud,  lieutenant  de  vaisseau 
en  uniforme,  et  qui  paraissait  éprouver  de  l'ennui...  sans 
impolitesse,  puisqu'il  était  visible  que  nous  n'en  étions  point 
cause. 

M.  Viaud  était  ailleurs...  Et  M.  Viaud,  de  fait,  se  retira 
bientôt  à  la  recherche  sans  doute  de  son  double. 

Il  n'était  plus  là  depuis  longtemps,  et  l'on  avait  parlé  de 
beaucoup  de  choses  encore,  quand  je  fus  interpellé  par  le 
maître  du  lieu  : 

—  Dites  donc,  que  pensez-vous  de  Loti,  vous  t 

—  Je  pense  que  c'est  un  écrivain  doué  par  les  dieux.  Ou 
plutôt,  ce  n'est  pas  un  écrivain,  c'est  un  magicien  qui  écrit 
sous  la  dictée  de  quelque  fée...  Voilà  ce  que  j'en  pense. 

—  Bon  I  c'est  entendu  !  mais  de  sa  personne  que  dites-vous  : 

—  Moi  >  ce  que  j'en  dis  ?  je  ne  l'ai  jamais  vu. 

—  Quelle  plaisanterie  !  c'est  lui  qui  vient  de  sortir. 

—  Ah  bah?...  Eh  bien  !  cela  ne  m'étonne  pas.  Seulement, 
lui,  Loti,  je  ne  l'ai  pas  vu.  Loti  n'est  pas  venu  ici.  Il  ne  nous 
a  pas  parlé.  Il  était  absent  de  M. Viaud,  et,  dès  qu'il  a  appelé 
M.  Viaud,  M.  Viaud  est  parti,  pour  causer  avec  Loti,  sans 
nous  :  voilà  ce  que  je  pense  de  Viaud-Loti. 

Ma  réplique  fit  rire  ;  elle  fut  trouvée  fantaisiste,  elle  a  été 
juste  ;  et  je  crois  bien  que  beaucoup  de  personnes  croient 
avoir  vu  Pierre  Loti,  avoir  causé  avec  Pierre  Loti,  diné  avec 
Pierre  Loti,  connaître  enfin  Pierre  Loti,  lorsqu'elles  ne 
connaissent  qu'un  certain  M.  Viaud,  toujours  un  peu  ennuyé 
d'être  séparé  de  Pierre  Loti.  J'entends  dire  parfois  :  «  J'ai 
vu  Loti  :  il  a  l'air  glacial.  »  Ou  bien  «  A-t-il  l'air  dédaigneux, 
ce  Loti  !  A  dîner,  hier,  il  n'a  pas  proféré  une  syllabe...  Il  m'a 
paru  plein  de  lui-même,  comme  gonflé  de  sa  gloire  !»  Eh  ! 


224  LA  PROSE  DE  JEAN   AICARD 

bonnes  gens,  pas  du  tout  !  Vous  n'avez  vu  que  M.  Viaud,  et 
M.  Viaud  absent  de  lui-même,  vous  dis-je,  à  la  recherche  de 
Loti,  qui  court  éternellement  les  deux  mondes  et  même  (et 
peut-être  :  surtout)  l'autre  monde. 


Quand,  il  y  a  vingt  ans,  Julien  Viaud  se  maria,  à  Bordeaux, 
je  me  rendis  auprès  de  lui.  Le  soir,  à  la  fin  du  repas  de 
famille,  François  Coppée  se  leva  et,  portant  la  santé  des 
nouveaux  époux,  il  fit  l'éloge  de  Pierre  Loti.  Du  joli  discours 
de  Coppée  je  n'ai  retenu,  mais  pour  toujours,  que  ce  mot 
saisissant  :  «  Pierre  Loti,  cet  enfant...  qui  n'a  que  du  génie». 
En  effet,  il  n'a  pas  autre  chose.  Et  qu'est-ce  que  ce  mot  veut 
dire  ?  Il  veut  dire  que  les  qualités  du  métier  d'écrivain,  celles 
qu'on  peut  acquérir  à  force  de  travail  et  de  volonté,  la 
maîtrise  qui  se  crée  elle-même,  lentement,  se  rend  compte  de 
ses  procédés,  les  discipline  et  les  dirige  à  sa  guise,  rien  de 
tout  cela  n'a  le  moindre  rapport  avec  Pierre  Loti.  Loti  écrit, 
comme  un  médium,  sous  la  dictée  de  l'Invisible.  Les  poètes, 
qui  ont  tout  dit,  ont  su  dire  cela  :  «  Je  dictais,  Homère 
écrivait  »  A  Loti,  mieux  qu'à  aucun  autre,  s'appliquent  ces 
beaux  vers  de  SuUy-Prudhomme  : 

J'écoute  en  moi  pleurer  un  étranger  sublime 
Qui  ne  m'a  jamais  dit  sa  patrie  et  son  nom. 

C'est  sans  doute  pour  chercher  sa  patrie  terrestre  essen- 
tielle que  Loti  se  fit  marin  et  fut  un  si  grand  voyageur.  Il  est 
surtout  oriental,  et  c'est  peut-être  par  là  que  je  me  sens  si 
près  de  lui,  mais  c'est  un  oriental  d'hypogée,  évocateur  de 
ténèbres  dans  la  lumière  et  de  lumière  dans  la  ténèbre. 

Sa  puissance  d'évocation  est  singulière;  sa  faculté  de 
transformation  personnelle  n'est  pas  moins  étrange.  Il  lui  est 
arrivé  de  m'envoyer,  pour  un  bal  costumé,  une  valise  conte- 
nant un  habillement  complet  de  Maure  ou  d'Indien,  car  il 
possède  une  collection  de  beaux  costumes  exotiques.  Revêtu 


PORTRAITS  LITTERAIRES  330 

de  la  somptueuse  robe  d'un  prince  oriental,  je  ne  me  sentais 
pas  moins,  je  l'avoue,  un  Provençal  —  qui  croit,  il  est  vrai, 
tenir  de  ses  ancêtres  lointains  quelque  chose  de  l'âme  d'Orient 
—  mais  enfm,  je  me  sentais  moi-même  déguisé.  Rien  de  sem- 
blable pour  Loti.  Il  a  le  don  de  revivre,  à  volonté,  ses  vies 
antérieures  d'Égyptien  ou  d'Hindou  ;  et,  subitement,  le  cos- 
tume achève  de  lui  donner  le  sentiment  de  la  réalité  que 
devient  son  rêve. 

Un  bal  costumé  n'est  pas  pour  lui  l'amusement,  la  distrac- 
tion d'une  nuit  :  c'est  la  transformation  de  tout  l'être,  c'est 
une  vie  réelle  vécue  ;  et  la  nuit  rêvée  prend  pour  lui  la  durée 
des  ans  vite  enfuis  ;  il  y  rencontre  les  figures,  les  peuples, 
les  rois,  dont  il  a  adopté  le  vêtement  pour  un  soir.  Il  est 
chaque  fois  un  autre,  car  c'est  sa  nature  propre  d'être  innom- 
brable consciemment,  lorsque  les  êtres  du  vulgaire  ne  sont 
innombrables  que  dans  le  subconscient. 

Et  voilà  ce  qui  explique  ses  musées,  ses  maisons  machinées 
de  Rochefort,  où  se  rencontrent  une  salle  gothique,  un  palais 
arabe,  un  temple  bouddhique  dans  lequel,  sans  cesse,  veillent 
des  lampes  sacrées...  Amusette>  A  coup  sûr,  aux  yeux  du 
public.  Originalité  voulue  >  Assurément,  aux  yeux  des  scep- 
tiques, ou  plutôt  de  ceux  qui  sont  incapables  de  comprendre 
que  le  surnaturel  n'est  pas  le  «  hors  naturel  »  mais  bien  le 
mystère  dans  l'homme,  le  divin. 

En  réalité.  Loti  a  un  habitacle  pour  chacune  de  ses  âmes, 
ou  plutôt  pour  quelques-unes  d'entre  elles.  Et  ceux  mêmes  qui 
ne  comprennent  pas,  n'ont  qu'à  saluer  bien  bas,  car  c'est  à  la 
nature  infiniment  multiple  de  Pierre  Loti,  à  cette  âme  qui 
exige  diverses  demeures  et  des  temples  divers,  que  nous 
devons  les  bonheurs  infiniment  variés  et  merveilleux  qu'il 
nous  a  donnés. 


Quand  l'Académie  française  m'a  fait  la  très  grande  joie  de 
désigner  Loti  pour  répondre  à  mon  discours  de  réception,  je 
reçus  de  lui  ce  mot  significatif,  nullement  mystérieux  :  «  Je 

10. 


326  LA  PROSE  DE  JEAN  AICAKD 

mentends  à  faire  de  la  critique  comme  un  ours  à  ciianter  des 
romances.  »  Cher  grand  ami  !  quelle  corvée  on  lui  a  imposée 
là  !  Mais  soyez  tranquilles  !  A  propos  de  Coppée  ou  même  de 
moi,  l'Invisible  lui  dictera  sur  la  mort,  sur  les  effrois  de  l'in- 
connaissable, des  paroles  qui  vaudront  mieux  que  toutes  les 
théories  critiques  imaginables  ! 

Vous  rappelez-vous  la  Visite  merveilleuse  de  Wells:  C'est 
l'histoire  d'un  ange,  personnage  ailé,  qui  s'est  aventuré  dans 
l'atmosphère  terrestre.  Ne  pouvant  plus  rentrer  dans  son  ciel, 
l'ange  doit,  par  un  enchaînement  de  circonstances  inévitables, 
se  résigner  à  vivre  parmi  les  hommes,  et  même  parmi  les 
bourgeois  —  enfin  «  dans  les  salons!  »  L'ange  a  une  redin- 
gote, il  a  un  habit,  il  met  des  gants,  et  il  va  en  soirée...  Un 
soir,  après  un  dîner  dans  le  monde,  il  aperçoit,  sur  une  table, 
un  objet  qui,  vous  le  savez,  se  rencontre  aussi  chez  les  anges  : 
un  violon.  Cela  lui  rappelle  le  paradis.  Aussitôt,  sans  rien 
dire,  il  se  saisit  de  l'instrument,  de  l'archet,  et  il  en  joue;  — 
et  «  le  monde  »  est  en  extase,  subjugué.  Lorsque  le  personnage 
énigmatique  pose  enfin  l'archet,  une  bonne  dame  vient  à  lui, 
et,  lui  présentant  une  partition  toute  ouverte  :  *  Oh!  please, 
dear  Sir,  doplay  that,  do!  »  —  L'ange  prend  le  cahier,  qu'il 
tient  à  l'envers,  le  tourne  et  le  retourne,  sans  comprendre,  et 
murmure  :  «  Qu'est-ce  que  c'est  que  ça?  »  Cet  ange  adorable 
ne  savait  pas  la  musique.  Et  c'est  justement  ce  que  pourrait 
répondre  M.  Viaud,  quand  on  l'interroge  en  croyant  parler  à 
Loti. 

Il  n'y  a  jamais  que  vingt-quatre  lettres  dans  l'alphabet. 
Comment  les  arrange-t-il  pour  écrire  Pécheurs  d'Islande. 
Aziyadé  ou  Fantôme  d'Orient?  Soyez  sûrs  qu'il  n'en  sait  rien 
lui-même.  Une  seule  personne  connaît  ce  secret.  Elle  est  à 
Bologne.  C'est  la  Sainte-Cécile. 

L'arrangement  des  mots  quelconques  qu'il  emploie  est  tout 
naturel,  et  il  s'en  dégage  du  complexe  et  même  du  surnaturel, 
de  l'infini.  Par  le  rapprochement  inattendu  de  deux  mots  tout 
simples,  il  fait  jaillir  une  lueur  électrique  qui  éclaire  des 
fonds  de  songe,   de  ciel  ou  d'abîme.  Si  vous  parvenez  à 


PORTRAITS  LITTERAIRES  227 

expliquer  comment  cela  s'opère,  si  surtout  vous  pouvez  repro- 
duire quelque  chose  de  ce  miracle,  alors  seulement  je  con- 
viendrai qu'il  y  a  là  du  métier,  de  l'art,  et  je  proclamerai  que 
la  critique  est  unepythonisse...  Mais  je  suis  bien  calme  :  vous 
n'expliquerez  rien,  vous  ne  pourrez  parodier  de  Loti  qu'une 
phrase,  comme  on  peut  imiter  de  loin  une  fleur,  en  tortillan 
du  papier  de  soie  bleu  ou  rose;  vous  ne  reproduirez  ni  le 
charme,  ni  le  parfum,  ni  surtout  la  suggestion. 

Loti  me  fait  l'effet  de  voir  la  vie  par  delà  toutes  les  appa- 
rences; le  spectacle  des  choses  est  peint  sur  un  paravent, 
opaque  pour  nous,  derrière  lequel  il  voit,  lui,  au  travers  des 
phénomènes  vulgaires,  un  autre  monde  qui  est  de  ténèbres, 
mais  où  des  éclairs  brefs  lui  montrent  de  rapides  tableaux  où 
luttent  ensemble  l'amour  transcendant  et  la  mort  infinie;  là  se 
lamentent  des  voix,  et  l'écho  de  ces  plaintes  sonne  dans  toute 
l'œuvre  de  Loti. 

Loti  voyageur,  en  nous  donnant  la  description  des  pays 
qu'il  a  vus,  la  colore  des  tons  de  ce  mystère  dans  lequel 
vague  son  âme  en  quête  des  dieux,  à  la  recherche  de  cette  clef 
qui  serait  l'explication  des  Choses,  et  que  le  Centaure  de 
Maurice  de  Guérin  nous  dit  avoir  été  cachée,  à  l'heure  des 
origines,  sous  une  pierre  perdue.  Où  est-elle,  la  pierre 
sacrée  ?  En  tous  les  pays  du  monde.  Loti,  infatigablement, 
l'a  cherchée.  Comme  Chateaubriand,  il  a  interrogé  les  déserts, 
les  forêts,  les  montagnes  et  les  mers.  L'accent  de  l'interro- 
gation accompagne  sa  moindre  phrase,  la  plus  banale  en 
apparence.  Et  ceux-là  mêmes  que  l'énigme  de  vivre  laisse 
indifférents  à  l'ordinaire,  sont,  malgré  eux  et  sans  comprendre 
pourquoi,  dominés  par  ce  qu'il  y  a  de  sacré  dans  cette  litté- 
rature d'abîme. 


...  Mais  revenons  à  la  surface  des  phénomènes  et  dans  la 
vie  sociale.  Me  voici  à  table,  à  côté  de  Loti,  chez  des  amis. 
Il  y  a  d'autres  invités.  Croient-ils  devoir  paraître  solennels  r 
font-ils  les  importants:-  parlent-ils  avec  pompe  de  tout  ce  qui 


230  LA  PEOSE  DE  JEAN  AICARD 

est  vain  entre  les  vanités  du  monde  >  Alors  je  regarde 
Loti.  Il  est  g-rave  comme  un  Bouddha,..  Mais,  tout  à  coup, 
sur  son  épaule  et  sur  le  col  de  son  irréprochable  habit  ;  je  vois 
apparaître  un  petit  lutin,  pas  plus  haut  que  le  doigt,  et  qui 
rit,  et  fait  une  gambade.  Pourtant  Loti  demeure  grave  plus 
que  jamais.  Je  m'explique  qu'on  le  croie  tout  plein  de  son 
importance  !  Or,  qu'est-ce  que  ce  petit  diablotin  qui  vient  de 
m'apparaître,  visible  pour  moi  seul,  et  qui  semble  lui  sortir 
du  crâne  >  C'est,  mon  bon  monsieur,  sa  pensée  de  derrière  la 
tête,  qu'il  veut  bien  me  montrer,  et  qui  s'amuse  mélancoli- 
quement. Sans  un  mouvement  de  sa  personne  rigide,  les 
lèvres  à  peine  décloses,  Loti  murmure  un  mot  drôle  que  je 
devine  plutôt  que  je  ne  l'entends.  C'est  une  gouaillerie  fine, 
fine,  imperceptible... 

Et  voilà  que  le  petit  lutin,  un  homonculus  très  gai,  très 
terrestre,  très  français,  que  Henri  Heine  eût  adoré,  voilà  que 
le  petit  diable,  vêtu  par  badinage  comme  un  Méphisto  d'opéra, 
se  met  à  bondir  en  cabriolant  par-dessus  toutes  les  assiettes 
de  tous  les  convives,  fait  une  humble  révérence  au  plus  spi- 
rituel, une  grimace  au  plus  sot,  une  courbette  ironique  devant 
la  plus  laide,  envoie  un  baiser  à  la  plus  jolie,  et  enfin,  la  tête 
la  première,  plonge  dans  une  coupe  de  Champagne,  où  il  se 
noie  parmi  une  écume  pétillante  comme  de  l'esprit. 

—  «Mon  Dieu!  >,  dit  mon  voisin  «que  M.  Loti  est  donc 
grave  et  solennel  !»  —  «  Eh  '  mon  Dieu,  oui,  cher  monsieur.  » 
Et  de  nouveau,  je  regarde  Loti  curieusement.  Oh  !  oh  !  qu'est 
ceci  >  Le  petit  lutin  qui  était  sa  pensée  de  derrière  la  tête 
vient  à  peine  de  se  noyer  dans  la  liqueur  française  que  Loti, 
à  mes  yeux  du  moins,  est  devenu  tout  pâle...  Il  ne  s'agit  que 
d'une  pensée  folâtre  qui  meurt,  et  dans  du  Champagne 
encore  !...  C'est  égal,  l'idée  de  la  mort  vient  d'entrer  dans  Ta 
salle,  de  s'asseoir  au  banquet,  et  tous  les  convives,  pour 
Loti,  sont  aussitôt  devenus  des  spectres... 

Et  voici  que  j'aperçois  distinctement  derrière  lui,  non  plus 
un  petit  lutin  pourpre  et  sautillant,  comme  tout  à  l'heure, 
mais  une  figure  de  ténèbres  qui,  lentement,  grandit.  Elle  est 


PORTRAITS  LITTERAIRES  SiQ 

immobile  et  debout,  c'est  une  momie  dont  le  masque,  à  peine 
déformé  par  des  siècles  de  mort,  ressemble  étrangement  au 
masque  de  Loti  impassible.  Qu'est-ce  que  cela?  Les  deux 
profils,  si  on  les  superposait,  coïncideraient.  La  momie 
spectrale  semble  copier  le  convive  bien  vivant.  La  face  du 
vivant  convive  reproduit  celle  de  la  formidable  momie...  Que 
vient  donc  faire  ici  Sésostris  en  personne  >  Pourquoi  cette 
ressemblance  criante  entre  l'hôte  des  hypogées  qui  bordent 
l'avenue  des  siècles,  et  le  convive  de  cette  jolie  salle  à 
manger  parisienne  r  Quelles  affinités  innommées  ont  attiré  ici 
le  royal  fantôme  ?  Pourquoi  celui  qui,  avec  des  mots  inenten- 
dus jusqu'à  nous,  parle  si  bien  de  ce  qui  se  lamente  au  fond 
des  sépulcres,  ressemble-t-il  si  fort  à  ce  Maître  des  sépulcres 
silencieux  > 

—  «  J'ai  dîné  hier  à  côté  de  Pierre  Loti.  Le  croiriez-vous  ! 
Il  n'a  pas  dit  un  mot  !  Il  ne  paraissait  pas  s'intéresser  le  moins 
du  monde  à  ma  conversation. 

—  Eh  !  cher  monsieur,  je  le  crois  bien.  Vous  étiez  à  côté 
de  Loti,  mais  derrière  lui,  voyez-vous,  il  y  avait  Sésostris,  et 
ça  lui  donnait  des  distractions.  » 

Décembre  1909. 


Chantecler 

d'Edmond  Rostand. 

CE  QUE  j'ai  vu  sous  LES  PLUMES. 

La  page  que  voici  n'est  point  œuvre  de  critique.  Je  n'ai 
même  pas  le  droit  d'usurper  ici  le  rôle  d'un  juge.  Charmé,  je 
dirai  pourquoi  je  le  fus. 

Le  Chantecler  d'Edmond  Rostand  incame  le  Poète,  dont  il 
nous  explique  les  aspirations,  les  illusions,  les  rêves  soli- 
taires et  l'utilité  sociale. 

Chantecler,  c'est  le  poète,  le  chanteur,  l'artiste,  —  mais 
c'est  l'artiste,  le  chanteur,  le  poète  de  France. 


a3o  LÀ  PROSE  DE  JEAN  AICARU 

Dans  cette  épopée  dialoguée  que  nous  donne  aujourd'hui 
l'auteur  de  Cyrano,  le  Coq,  dès  son  apparition,  lance  un 
hymne  en  l'honneur  de  la  symbolique  lumière,  clarté  d'esprit 
et  clarté  de  langage. 

Sans  la  lumière,  point  d'art  et  point  de  joie  : 

O  soleil,  toi  sans  qui  les  choses 
Ne  seraient  que  ce  qu'elles  sont! 

Les  choses,  sans  la  lumière,  ne  seraient  que  des  corps,  de  la 
matière  relevant  de  la  seule  analyse,  et  dépouillées  de  tout 
charme.  Pour  l'artiste  qui  a  le  vrai  sens  de  la  vie,  elles  sont 
au  contraire  ce  qu'elles  paraissent  être.  L'illusion  brillante  est 
plus  belle  que  la  sombre  réalité,  et  correspond  sans  doute  à 
la  Vérité  cachée.  L'intelligence  des  simples  a  raison  contre 
l'esprit  des  raisonneurs  orgueilleux,  abstracteurs  de  quintes- 
sence. 

Et  tout  de  suite  la  vérité  morale  s'affirme  : 

Mouche  active  et  sonore,  je  t'aime! 

Regardez-la  :  son  vol  n'est  qu'un  don  d'elle-même. 

Le  Merle,  —  un  merle  qui  a  sans  doute  vécu  longtemps 
dans  quelque  jardin  de  Paris  ou  de  banlieue,  —  blague,  en 
faux  Gavroche,  toutes  les  générosités  du  coq  ;  —  c'est  le 
persifleur  qui  ne  croit  à  rien. 

Bien  entendu,  Chantecler,  Gaulois  d'ancienne  race,  n'est 
pas  féministe.  Au  milieu  de  sa  basse-cour,  il  régne.  Il  est  de 
l'avis  de  tous  ses  congénères,  Molière  en  tête  : 

La  poule  ne  doit  pas  chanter  devant  le  coq! 

Son  sérail,  chose  miraculeuse  !  se  tait  quand  il  l'ordonne. 
Dès  qu'il  parle,  plus  de  caquetages.  Et  c'est  le  même  silence 
impressionnant  quand  tout  à  coup  tombe  sur  son  peuple 
l'ombre  de  l'épervier  qui  rode  là-haut.  Alors,  d'un  mouve- 
ment instinctif  qui  est  un  hommage  unanime,  poulettes,  jeunes 
coqs,  poules  et  poussins,  se  pressent  autour  de   lui,  tout 


PORTRAITS  LITTÉRAIRES  33 1 

contre  lui,  implorant  la  protection  du  chef  unique,  du  Maître 
aux  redoutables  ergots. 

Moment  d'amour  égoïste,  mais  confiant,  qui  éveille  au  cœur 
du  spectateur  les  lointaines  émotions  de  l'enfance  : 

Cet  instinct  de  vivre  blottis 

Dure  encore  à  l'âge  où  nous  sommes. 

murmure  le  suave  Sully-Prudhorame. 

Le  danger  passé,  la  vie  reprend,  vulgaire,  indifférente  et 
ingrate  ;  mais  à  lui  seul  le  coq  suffit  pour  nous  assurer  la 
permanence  des  amours  héroïques,  latents  et  toujours  prêts. 

Pourquoi  faut-il  qu'une  étrangère  aux  criardes  élégances 
vienne  troubler  cette  vie  régulière,  conforme  aux  lois  natu- 
relles et  à  l'antique  idéal  r 

La  poule  faisane,  qu'un  chasseur  poursuit,  arrive  à  plein 
vol,  par-dessus  les  murs  de  l'enclos  et  le  troublera,  apportant 
du  dehors  les  instincts,  les  vanités,  les  légèretés,  les  perfi- 
dies d'une  tout  autre  race.  A  ce  moment,  le  merle  n'a  pas 
tort  d'être  ironique.  11  n'est  plus  à  ce  moment  le  titi  du  pou. 
lailler,  mais  le  Méphistophélès  de  la  basse-cour  :  il  pressent 
la  déchéance  du  grand  artiste  et  s'en  réjouit  avec  son  imper- 
tinence diabolique,  justifiée  désormais. 

Le  chien,  bonne  bête  humaine,  donne  asile  dans  sa  niche  à 
l'étrangère,  à  la  faisane.  Hélas  !  sa  pitié  sera  funeste  à  son 
ami  le  coq.  Méfions-nous  de  la  pitié  !  Voici,  grâce  à  elle,  que 
l'ennemi  est  au  cœur  de  la  place.  Ah  !  bonnes  poules  de 
France,  chères  petites  poules  paysannes  que  Jeanne  d'Arc  a 
connues  et  aimées,  que  ne  vous  révoltez-vous,  cette  fois, 
pour  défendre  l'intégrité,  la  gloire  de  votre  race,  gallines  de 
Gaule  r 

Or,  l'oiseau  adorateur  de  la  lumière  n'a  pas  seulement 
pour  ennemi  le  merle  persifleur,  qui  le  poursuit  de  sa  gouail- 
lerie  acharnée,  comme  les  insulteurs  à  gages  suivaient  les 
triomphateurs  romains  ;  le  chantre  de  la  lumière  a  naturelle- 
ment contre  soi  tous  les  oiseaux  nocturnes,  hiboux,  chats- 
huants,  orfraies  et  grands-ducs  rapaces. 


aSa  LA   PROSE   DE  JEAN  AICARD 

Le  merle  assiste  au  sinistre  conciliabule  de  ces  envieux  ; 
il  est  de  leur  complot,  le  merle.  Ah  !  quel  affreux  merle!  Le 
genre  d'hommes  qu'il  représente  déshonorerait  son  espèce  si 
d'innocents  oiseaux  pouvaient  être  déshonorés  par  l'homme. 
Chantecler,  du  reste,  dira  son  fait  à  ce  merle  indigne  du 
nom  de  merle  ;  il  lui  prouvera  que,  lorsqu'il  lui  plaît,  le 
génie  loyal  peut  condescendre  à  donner  la  réplique  décisive, 
et  dans  leur  langage,  aux  titis  malfaisants  :  le  véritable  esprit 
parisien,  lui  dit  Chantecler,  ce  n'est  pas  toi,  vilain  merle; 
c'est  le  moineau  franc.  Toi,  tu  n'es  que  son  plagiaire  men- 
teur : 

Il  faut  savoir  mourir  pour  s'appeler  Gavroche. 

Or,  le  merle  a  surpris  le  secret  de  la  force  de  Chantecler- 
Samson,  ce  secret  que  tâchera  de  dérober  aussi  la  faisane- 
Dalila. 

Quel  est-il,  ce  secret > 

Le  voici  :  c'est  Chantecler  (il  le  croit,  du  moins)  qui  donne 
des  ordres  au  Soleil  obéissant...  Mais  oui  :  le  soleil  ne  se 
lève  sur  le  monde  que  lorsque  le  chant  du  coq  l'y  contraint. 
Et  pour  accomplir  tous  les  jours  sa  haute  mission  d'éveilleur 
d'aurores,  Chantecler  a  chaque  fois  un  grand,  un  terrible 
effort  à  faire.  Il  faut  qu'il  travaille  et  se  travaille;  il  doit 
gratter  le  sol  de  ses  griffes,  afin  de  se  «  planter  »  à  la  juste 
place  où  il  sera  en  contact  direct  avec  la  terre  pleine  de 
germes,  gonflée  de  devenirs,  d'aspirations  obscures  en  mou- 
vement vers  la  lumière  ;  et  son  chant,  mieux  que  le  vol  de 
l'insecte,  est  un  véritable  don  de  lui-même  : 

, Ce  chant 

N'est  pas  un  de  ces  chants  qu'on  chante  en  les  cherchant, 
Mais  qu'on  reçoit  du  sol  natal,  comme  une  sève! 

—  C'est  le  cri  merveilleux  de  la  terre  muette. 

Jamais  la  fonction  réelle  du  poète  digne  de  ce  nom  n'a  été 
plus  glorieusement  expliquée  ;  ni,  non  plus,  hélas  !  jamais  ne 
nous  est  apparu  si  nettement  l'abîme  d'illusions  où  l'orgueil 
jette  les  poètes  :  celui-ci,  non  content  d'être  l'humble  appel 


PORTRAITS  LirTÉRAIEES  333 

des  choses  vers  la  lumière,  croit  être  le  verbe  créateur  qui  la 
fait  jaillir,  resplendissante,  sur  l'horizon. 

Hélas  !  il  avait  pourtant  assez  de  tourments  d'esprit,  et 
qu'il  nous  a  contés  d'une  façon  bien  touchante  !  Oui,  il  a,  ce 
coq  si  fier,  ses  heures  de  doute  et  de  découragement;  il  con- 
naît des  minutes  de  détresse  où  il  se  demande  si  la  vertu  qui 
est  en  lui  ne  l'aura  pas  abandonné  demain. 

Retrouvera-t-il  tout  son  génie  à  l'heure  où  il  lui  sera 
nécessaire)  Aura-t-il  alors  la  force  et  la  vaillance  de  pousser 
son  cri,  pour  le  bonheur  des  hommes,  assez  net,  assez  haut, 
assez  hardi  >  Sera-t-il  longtemps  encore  égal  à  lui-même, 
ou... jamais  plus?  Souffrances  de  l'artiste,  indifférentes  à  la 
plupart  des  hommes  ou  ignorées  d'eux.  Et  c'est  pour  eux 
cependant,  pour  leur  joie,  que  ces  tortures  sont  souffertes. 

Donc  Chantecler  s'imagine  qu'il  fait  lever  le  soleil  et  que 
sans  lui  toutes  les  pauvres  créatures  seraient  privées  à 
jamais  de  revoir  la  douce  lumière. 

Il  pouvait  se  contenter  d'avoir  l'orgueil  poétique  ;  il  est 
tombé  à  la  vanité  littéraire.  C'est  ce  qui  le  perdra. 

Le  merle,  dont  l'âme  est  aussi  noire  que  l'habit,  a  com- 
^-;ploté  bassement  —  au  risque  d'être  croqué  par  eux  —  avec 
'les  oiseaux  de  nuit  :  les  conjurés  ont  décidé  la  mort  du  coq. 
La  perfidie  du  merle,  leur  complice,  poussera  Chantecler  à 
combattre  un  dangereux  coq  étranger.  Chantecler-Cyrano,  le 
brave  coq  gaulois,  court  au  périlleux  rendez-vous.  Chez  la 
pintade,  il  rencontrera  et  provoquera  le  bretteur  :  on  y  voit, 
reçus  avec  tous  les  honneurs  dûs  à  leurs  titres,  les  coqs  les 
plus  hétéroclites,  les  plus  inattendus,  produits  artificiels  de 
l'aviculture,  aux  noms  excentriques,  aux  plumages  incohé- 
rents... 

Notre  coq  au  simple  costume,  au  parler  net  et  clair,  au 
cœur  de  paysan,  bafoue  tous  ces  étrangers  baroques  et  pré- 
tentieux. Le  bretteur  se  fâche.  Le  duel  a  lieu.  Celui  qu'on 
appelle  le  Coq  tout  court,  notre  coq,  celui  qui  a  sa  statuette 
au  sommet  de  tous  les  clochers  de  France,  sera-t-il  vaincu? 
Non,  certes.  C'est  son  ridicule  ennemi  qui  tombe  à  demi  mou- 


234  LA  PROSE  DE  JEAN  AICARD 

rant  dune  blessure  qu'il  s'est  faite  «  lui-même  »  avec  ses 
ergots  artificiels.  On  dirait  qu'il  s'agit  de  quelque  poète 
déliquescent  qui  s'enferre  dans  ses  propres  théories  et  qui 
mourra  sans  gloire,  pour  n'avoir  pas  été  assez  simple. 

Maintenant,  c'est  le  duo  de  Chantecler  et  de  la  faisane,  par 
une  belle  nuit,  dans  la  forêt  où  s'ébattent  les  lapins,  où  tra- 
vaille le  pivert,  de  l'Académie  française,  où  file  l'araignée,  où 
le  rossignol  répète  son  éternelle  mélodie. 

Pendant  que  Philomèle  chante,  les  crapauds  bavent  au  pied 
de  son  arbre.  Leurs  vilains  sentiments  d'homme,  qu'ils 
avouent,  déshonoreraient  leur  espèce,  si  l'innocent  crapaud 
pouvait  être  déshonoré  par  les  hommes,  mais  on  sait  aujour- 
d'hui que  le  seul  tort  du  crapaud  est  d'être  laid.  En  réalité, 
ses  mœurs  sont  pures  ;  il  est  fidèle  à  sa  crapaude,  il  jette  des 
cris  d'amour  qui  ressemblent  à  des  sons  de  flûte,  et  remar- 
quable père  de  famille,  il  promène  tout  comme  l'araignée, 
avec  amour,  ses  petits  sur  son  pauvre  dos  pustuleux. 

Hélas  !  Chantecler  dans  la  forêt  s'oublie  à  prendre  un  lise- 
ron pour  un  cornet  téléphonique.  C'est  une  faute  qui  achèvera 
de  le  perdre.  Il  s'est  éloigné  de  la  nature  !  il  a  donné  dans  le 
modernisme  industriel  :  tandis  qu'il  parle  au  téléphone,  la 
faisane  surprend  son  secret  ;  et,  femelle  perfide,  elle  en  abuse 
aussitôt  contre  lui  ;  savante  en  agaceries  hypocrites,  elle 
trouble  Chantecler  et  lui  fait  oublier  l'heure  où  son  devoir  est 
d'appeler  l'aurore. 

Et  l'aurore  s'est  levée  sans  l'ordre  du  coq  ! 

La  femme,  l'horrible  étrangère,  a  donc  -commis  ce  crime 
d'arracher  son  illusion  vitale,  essentielle,  à  l'artiste,  au  poète, 
au  créateur  dont  l'illusion  faisait  toute  la  force  ! 

Mais  voici  que  justement  le  rossignol,  que  Chantecler 
savait  admirer  sans  jalousie  —  le  sentant  son  vrai  frère 
d'âme  —  vient  de  tomber  sous  le  coup  de  fusil  d'un  homme, 
chasseur  imbécile  !  Chantecler  a  vu  aussitôt  un  autre  rossi- 
gnol remplacer  le  mort...  Il  y  a  par  le  monde  des  milliers  et 
des  milliers  de  rossignols,  il  n'y  a  qu'un  chant  de  rossignol. 
L'illusion   à   peine   morte  au  cœur  de   Chantecler,  celui-ci 


PORTRAITS  LITTÉRAIRES  335 

retrouvera  aussitôt  dans  une  conception  \k  la  fois  juste  et 
mystérieuse  des  réalités,  une  raison  nouvelle  de  répéter  son 
chant  toujours  le  même.  Cette  raison,  c'est  que  ce  chant, 
quand  la  lumière  est  absente,  supplée  à  la  lumière,  la  crée 
vraiment  au  cœur  des  créatures  !  Et,  reprenant  son  devoir,  il 
devient  d'autant  plus  héroïque  qu'il  n'est  plus  l'inspiré  de  ses 
illusions  et  de  sa  foi  premières. 

A  travers  ce  grand  poème,  qui  exalte  la  splendeur  du 
soleil  et  toutes  les  clartés  des  esprits  et  des  cœurs,  l'amitié 
du  chien  de  garde  pour  le  coq  ajoute  un  doux  rayonnement. 

A  elle  seule  elle  explique  la  portée  de  l'œuvre  qui  nous 
dit  :  «  Soyez  bons  et  vaillants  ;  soyez  clairs,  aimants  et 
simples  !  » 

Chantecler  nous  avait  paru  blessé  à  mort  par  un  amour 
perfide,  mais  voilà  que  tout  à  coup,  enseigné  et  grandi  au 
contraire  par  son  affreuse  déception,  consolé  par  l'amitié,  il 
est  retourné  avec  attendrissement  vers  ses  amours  paysannes. 
Ainsi,  il  revient  de  l'idéal  chimérique  au  juste  idéal  qu'il 
incarne.  Cet  idéaliste  raisonnable  marche  avec  des  pattes  sur 
la  terre  ferme,  mais  il  sait  qu'elle  est  pleine  de  germes  mys- 
térieux, et  —  des  ailes  et  de  la  voix  —  il  s'efforce,  comme 
eux.  vers  la  lumière. 
1910. 


VI 


ESSAIS 


Bonté  et  Politesse'. 


Messieurs, 

Je  suppose  que  si  l'honneur  de  vous  présider  échoit  aujour- 
d'hui à  un  poète  qui  s'est  toute  sa  vie  réclamé  du  titre 
d'idéaliste,  c'est  que  (sachant  bien  qu'il  ne  pourrait  vous 
quitter  sans  vous  adresser  quelques  paroles)  —  vous  avez 
désiré  qu'un  instant  il  vînt  vous  parler  des  choses  que  vous 
aimez  avec  lui. 

On  dit  beaucoup  que  notre  époque  est  réfractaire  à  tout 
idéalisme.  On  dit  que  la  bonté  est  partout  mise  en  oubli  par 
des  générations  qui,  pressées  de  conquérir  toutes  les  satis- 
factions matérielles,  se  bousculent  et  s'entr'écrasent  sans 
prendre  la  peine  de  s'en  excuser;  on  dit  que  la  politesse  ne 
se  rencontre  depuis  longtemps  ni  dans  les  wagons,  ni  dans 
les  autobus.  Elle  ne  court  pas  les  rues. 

Si  tout  cela  est  vrai,  il  devient  opportun  de  parler  bien  haut 
d'idéal,  de  bonté  et  de  politesse,  entre  nous  qui  aimons 
encore  ces  choses  surannées. 

Messieurs,  ne  laissons  pas  affirmer  par  les  sceptiques  que 

I.  Allocution  adressée  aux  Élèves  du  Collège  Stanislas  le 
21  mars  1909. 


2^8  LA   PROSE   DE  JEAN  AICARD 

l'idéal  c'est  ce  qui  n'existe  pas  et  ne  pourra  jamais  se  réaliser 
dans  la  pauvre  nature  humaine,  considérée  comme  à  tout 
jamais  méprisable. 

Ceux  qui  parlent  ainsi  ne  s'aperçoivent  pas  que  leur  mépris 
ne  peut  exister  qu'en  vertu  d'une  comparaison  tacite  mais 
idéaliste  entre  l'humanité  qu'ils  condamnent  et  une  humanité 
meilleure  qu'ils  rêvent  en  dépit  d'eux-mêmes. 

Aussi  est-on  quelquefois  idéaliste  inconsciemment,  et  c'est 
la  moins  bonne  manière. 

Constatons  d'abord  que  la  vie  est  idéaliste  dans  son  essence. 

L'éternel  désir,  l'éternelle  espérance  d'un  «  mieux  »  hypo- 
thétique la  renouvellent  sans  cesse.  ,Les  esprits  les  plus 
matérialistes  affirment  que  telle  est  la  loi  de  l'évolution  phy- 
sique des  êtres. 

Il  serait  étrange  de  voir  les  mêmes  esprits  contester  à  la 
vie  consciente  le  privilège  de  concevoir  un  idéal  et  de  s'em- 
bellir peu  à  peu  de  son  rêve,  comme  on  voit  passagèrement 
le  regard  humain  s'embellir  tout  à  coup  d'une  pure  émotion 
de  l'âme. 

Qu'est-ce  donc  que  l'idéal  r  Ce  qui  n'est  encore  que  dans 
l'idée,  un  devenir  possible;  et  il  y  a  de  faux,  de  mauvais 
idéals  —  mais  quand  nous  disons  l'idéal  tout  court,  nous 
entendons,  n'est-ce  pas  r  celui  qui  dépasse  encore  et  toujours 
la  plus  noble  vie  humaine. 

On  accuse  cet  idéal  lui-même  de  bien  des  méfaits.  La  vision 
de  beautés  imaginaires,  plus  ou  moins  réalisables,  détourne 
fâcheusement,  dit-on,  l'idéaliste  des  vulgaires  besognes  quo- 
tidiennes, le  rend  inapte  à  la  vie  commune,  à  la  banale  action 
nécessaire,  le  conduit  à  l'impuissance  par  le  dégoût  de  ce 
qu'il  voit,  et  par  l'orgueil  qu'il  éprouve  d'être  le  créateur 
solitaire  des  plus  chimériques  beautés. 

Un  idéal  qui  peut  entraîner  l'égoïsme  à  de  telles  erreurs, 
n'a  pas  été  revu  et  corrigé  par  le  cœur  ni  par  la  raison  ;  il  n'a 
pour  lui  qu'une  beauté  païenne;  il  a  oublié  de  se  tremper 
aux  sources  délicieuses  de  la  sympathie  humaine  ou  évangé- 
lique. 


ESSAIS  289 

L'idéal  vrai  n'entraîne  point  l'honinie,  non  pas  même 
l'artiste,  non  pas  même  le  savant  de  génie,  à  un  isolement 
stérile.  Il  impose  au  contraire  le  sentiment  profond  de  l'unité 
de  la  vie  universelle,  c'est-à-dire  de  la  solidarité  ;  il  impose 
la  pitié,  la  charité,  la  bonté...  et  même  la  politesse.  Rappe- 
lez-vous ce  cri  de  Sully  Prudhomme  : 

Un  Songe. 

Le  laboureur  ma  dit  en  songe  :  ><  Fais  ton  pain. 
Je  ne  te  nourris  plus  ;  gratte  la  terre  et  sème.  •> 
Le  tisserand  m'a  dit  :  <■  Fais  tes  habits  toi-même  » 
Et  le  maçon  m'a  dit  :  «  Prends  la  truelle  en  main.  » 

Et  seul,  abandonné  de  tout  le  genre  humain 
Dont  je  traînais  partout  l'implacable  anathème, 
Quand  j'implorais  du  ciel  une  pitié  suprême 
Je  trouvais  des  lions  debout  dans  mon  chemin. 

J'ouvris  les  yeux,  doutant  si  l'aube  était  réelle  : 
De  hardis  compagnons  sifflaient  sur  leur  échelle, 
Les  métiers  bourdonnaient,  les  champs  étaient  semés. 

Je  connus  mon  bonheur  et  qu'au  monde  où  nous  sommes 
Nul  ne  se  peut  vanter  de  se  passer  des  hommes  : 
Et  depuis  ce  jour-là  je  les  ai  tous  aimés. 

L'idéal  bien  compris  relève,  aux  yeux  des  travailleurs,  leur 
tâche  quotidienne.  Il  leur  apprend  que  servir,  rendre  des  ser- 
vices, est  une  dignité.  Il  leur  montre  les  nobles  responsabilités 
que  comportent  toutes  les  besognes  humaines,  car  toutes  se 
relient  entre  elles,  chacune  étant  nécessaire  à  toutes  les  autres. 
Le  poète  dont  je  viens  de  vous  citer  le  beau  sonnet  devenu 
populaire,  disait  fréquemment  :  «  chacun  de  nous  a  un  moyen 
bien  simple  d'assurer  la  grandeur  de  la  patrie,  et  c'est  d'exé- 
cuter pour  le  mieux,  chacun  de  son  côté,  notre  métier  quel 
qu'il  soit.  » 

Aussi,  la  plus  humble  des  tâches  est  une  contribution  à  cet 
idéal  :  la  grandeur,  la  gloire  d'un  pays. 

Faute  d'idéal,  les  civilisations  les  plus  scientifiques,  à  leur 


24o  LA  PROSE  DE  JEAN  AICARD 

apogée  même,  ne  sont  que  des  barbares  perfectionnées,  plus 
redoutables  et  moins  estimables  que  la  sauvagerie  préhis- 
torique. 

Que  si  l'idéaliste  vient  à  se  montrer  orgueilleux  de  lui-même, 
il  est  facile  de  le  réduire  à  l'humilité.  Disons-lui  bien  vite 
qu'un  beau  désir  d'être  sage  ne  suffit  pas,  à  nous  donner  la 
sagesse.  En  vérité  ce  serait  trop  commode.  Nul  n'a  prétendu 
qu'être  idéaliste  fût  un  mérite;  ce  n'est  qu'une  aspiration,  une 
tendance,  et  le  mérite  ne  commence  qu'au  moment  où  la 
tendance  et  l'aspiration  réagissent  contre  les  instincts  par  un 
effort  vraiment  actif,  sincère  et  soutenu. 

L'idéaliste,  le  rêveur  de  chimères,  si  haut  qu'il  ait  placé 
son  rêve,  n'est  qu'un  homme,  et  rien  d'humain  ne  lui  est, 
hélas  1  étranger.  C'est  même  la  raison  pourquoi  il  a  conçu 
l'idéal.  Il  s'est  regardé  dans  son  humanité  faible,  instinctive, 
misérable  —  et  c'est  par  mépris  de  ce  qui  en  lui  est  trouble 
et  obscur  qu'il  a  rêvé  beau,  rayonnant  et  pur;  mais  son  rêve 
ne  saurait  le  transformer  d'un  coup  comme  par  miracle  ;  l'étoile 
ne  peut  que  le  diriger  dans  la  nuit  où  tant  d'autres  cheminent 
au  hasard;  il  va  du  moins,  lui,  vers  une  clarté. 

Rappelez-vous  le  magnifique  vers  du  père  des  poètes 
modernes,  Victor-Hugo  : 

Du  fond  de  l'idéal  c'est  Dieu  qui  nous  fait  signe. 

C'est  surtout  à  la  bonté  que  l'idéal  nous  convie;  mais 
prenons  biengarde  que  e  toutesls  bontés  ne  sont  point  égale- 
ment recommandables. 

La  bonté  naturelle,  purement  instinctive,  peut  être  vaine  ou 
même  dangereuse,  parce  qu'il  lui  arrive  de  contrarier,  ou  même 
d'empêcher  la  justice  ;  elle  est  suspecte. 

L'idéale  bonté  exige  l'éducation  de  la  bonté  naturelle. 
Savoir  ne  pas  se  laisser  emporter  au  hasard  par  la  bonté 
impulsive,  c'est-à-dire  égoïste,  par  le  plaisir  qu'on  éprouve  à 
plaindre  et  à  soulager  en  soi  la  souffrance  d'autrui,  voilà  la 
bonté  utile,  surveillée  qu'elle  est  par  l'intelligence  et  la  raison. 
Et  peut-être  n'y  a-t-il  de  bonté  estimable  que  celle  qui  sait 
s'allier  à  la  justice  dont  elle  humanise  les  arrêts  sans  y  mettre 


ESSAIS  24 I 

obstacle.  Savoir  même  ne  point  paraître  bon,  afin  d'être  juste, 
c'est  le  chef-d'œuvre  de  la  bonté  éclairée,  son  sacrifice  divin, 
car  c'est  ainsi  que,  plus  douloureuse,  elle  se  tranfigure  en 
idéal  générateur  de  bien. 

Bonté  juste,  pitié  efficace,  êtes-vous  des  idéals  de  tous 
points  réalisables?  Non,  certes;  mais  n'est-il  pas  admirable 
que  cette  innombrable  humanité,  si  imparfaite,  puisse  con- 
cevoir un  rêve  utile  d'irréalisable  perfection  ? 

Messieurs,  il  faut  être  idéalistes  ;  il  faut  essayer  d'être  bons 
—  et  (c'est  encore  un  idéal)  —  il  faut  être  polis. 

Politesse,  urbanité,  civilité,  —  qu'est  cela  }  sinon  civilisa- 
tion, c'est  à  dire  réalisation  partielle  de  l'idéal  social  > 

N'oublions  pas  que  politesse  signifie,  au  fond,  domination 
de  soi,  effort  de  bienveillance  quand  même,  respect  des  autres, 
de  leurs  opinions,  de  leur  conscience,  de  leur  noble  valeur, 
parfois  au  contraire  de  leur  misère  morale,  et  toujours  et 
partout,  tout  simplement,  —  respect  de  la  figure  humaine. 

La  politesse  revêt  parfois,  en  les  rendant  plus  mordantes, 
la  malice,  l'ironie,  la  cruauté  même  des  méchants;  mais  du 
moins  le  masque  qu'elle  leur  impose  rappelle  à  tous  et  à  eux- 
mêmes  qu'il  est  mieux  d'être  bienveillants  et  aimables. 

La  politesse  peut  devenir  la  forme  expressive  d'une  habi- 
tuelle bonté,  qui  pudiquement  répugne  à  dévoiler  ses  trop 
vifs  attendrissements;  elle  prête  aussi  parfois  une  allure 
enjouée  aux  plus  magnifiques  héroïsmes.  Elle  est  une  gloire 
chevaleresque,  bien  française...  Nous  avons  ici  le  droit  et  le 
devoir  de  saluer  au  passage  le  panache  de  Cyrano. 

Avouons  cependant,  messieurs  que  ce  n'est  plus  le  temps 
aujourd'hui  et  je  le  déplore  d'aimer  avec  excès  la  politesse  : 
£lle  est  devenue  un  idéal  trop  périlleux.  Une  anecdote  va  vous 
expliquer  ma  pensée  sur  ce  point. 

Avant  le  règne  de  l'auto,  on  a  pu  voir  un  jour  ceci.  Un 
vieillard,  d'ailleurs  illustre,  dans  un  omnibus  parisien  se 
trouvait  assis  à  côté  d'une  voyageuse  d'un  certain  âge  et  qui 
lui  était  inconnue. 

Quand  elle  fut  pour  descendre,  l'homme  de  génie  se  leva, 

11 


2^2  LA    PROSE   DE  JEAN   AlCAUD 

descendit  avant  elle  du  lourd  véhicule,  et  piétinant  dans  la 
boue  de  la  rue,  il  tendit  à  la  dame  sa  main  courtoise.  Il 
comptait  bien,  et  sans  même  y  songer,  que  le  conducteur  très 
poli  lui  donnerait,  par  égard  pour  ses  beaux  cheveux  qui 
étaient  tout  blancs,  le  temps  de  remonter  en  voiture.  Vous 
devinez  qu'il  n'en  fut  rien.  Tandis  qu'il  saluait  très  bas,  les 
chevaux  repartirent  au  grand  trot  et  le  pauvre  grand  homme, 
c'était  M.  Michelet,  regarda  piteusement  s'éloigner  l'omnibus 
où  pas  une  seule  personne  ne  put  imaginer  une  seconde  qu'il 
était  la  victime  naïve  de  sa  courtoisie.  Il  y  a,  en  effet,  à  notre 
époque,  des  choses  tout  à  fait  invraisemblables...  Eh  bien 
soyons  polis  quand  même,  le  plus  longtemps  possible,  mes- 
sieurs, dussions-nous  quelquefois  rentrer  chez  nous  à  pied. 
Il  ne  faut  pas  tout  concéder  au  siècle  de  l'arrivisme,  ah  ! 
mais,  non  ! 

Messieurs, 

...  Un  de  vos  maîtres  a  bien  voulu  me  demander  de  ne 
pas  vous  quitter  sans  vous  avoir  cité  une  vingtaine  de  vers 
où  j'ai  tenté  d'exprimer  quelque  chose  de  nos  communes 
aspirations  : 


Les  voici 


Un  pour  tous. 

Et  ne  dis  pas  :  «  Seul  pour  le  nombre, 
Quel  bien  fera  mon  humble  amour?  » 
Que  chacun  soit  flambeau  dans  l'ombre  : 
Les  ténèbres  verront  le  jour. 

Ce  matin,  dans  la  fourmilière, 
La  pluie  a  fait  l'éboulement  ; 
La  tribu  des  fourmis  entière 
S'est  mise  à  l'œuvre  bravement. 

Et  chaque  fourmi  sohtaire 
Ayant,  sans  hâte  et  sans  délais, 
Porté  dehors  son  grain  de  terre, 
Tout  fut  sauvé  dans  leur  palais, 


EBSÂIS  243 

Que  chaque  homme  console  un  homme, 
Fasse  un  bien,  donne  une  pitié... 
Ne  t'occupe  pas  de  la  somme  : 
Le  pain  sera  multiplié. 

Le  pain  ?  —  L'homme  vit  d'autre  chose  ! 
Le  pain  qui  manque,  c'est  l'amour... 
Que  le  geindre  dorme,  —  s'il  l'ose  ; 
Toi,  dans  la  nuit,  chauffe  ton  four  ! 

Laisse  ton  siècle  —  le  temps  coule  — 
S'égayer,  sceptique  et  moqueur... 
Un  seul  mot  nourrit  une  foule  : 
A  tous  les  cœurs  suffit  uii  cœur  ! 

Un  seul  mot  pour  terminer,  chers  jeunes  hommes.  Le  poète 
vous  remercie  de  votre  accueil  cordial.  11  est  de  ceux  qui 
pensent  que  la  première  des  gloires,  —  la  gloire  idéale  — 
n'est  pas  d'être  admiré,  fût-ce  exagérément,  mais  d'être  aimé, 
ne  fût-ce  qu'un  peu... 

Je  vous  remercie  profondément  des  sympathies  que  vous 
m'avez  témoignées,  et  dont  le  souvenir  réconfortant  restera 
dans  mon  cœur. 


Jésus. 

PRÉFACE  * 

L'humanité,  c'est  la  grande  orpheline.  Quoi  qu'on  puisse 
penser  des  révélations  rapportées  par  les  Écritures,  on  est 
/éduit,  pour  affirmer  l'existence  d'une  Justice,  d'une  Protec- 
tion, d'une  Tendresse  infinies,  à  faire  appel  au  témoignage  du 
passé  mort,  à  invoquer  les  Testaments.  Jamais  les  fils 
d'aujourd'hui  n'ont  vu,  de  leurs  yeux,  le  Père. 

S'il  n'y  a  point  de  Royaume  de  Dieu,  il  ne  semble  pas  que 
la  pensée  humaine  puisse  être  consolée,  car  elle  cherche  en 

1  Inédite. 


244  i^J^   PEOSK   DE   JEAN    Air;^RD 

vain  la  Justice  sur  la  terre.  Les  investigations  de  la  science 
nous  montrent  la  loi  du  plus  fort  comme  la  loi  de  vie.  Et  c'est 
tout. 

Dans  cette  détresse,  une  petite  flamme  vacillante  veille  au 
fond  de  nos  propres  ténèbres,  apparaît  dans  notre  nuit  inté- 
rieure. C'est  le  sentiment  de  pitié,  de  tendresse,  qui  pousse 
l'homme  à  protéger  l'homme  contre  les  forces  naturelles  et 
contre  les  siennes  propres. 

Seulement,  par  un  inconcevable  mystère,  cette  pensée 
humaine  qui  juge  tout,  qui  va  partout  et  qui  partout  croit  voir 
le  règne  de  l'injustice,  a  soif  en  même  temps  d'une  pureté 
rêvée,  supérieure  à  la  justice  même  ;  et  quand  elle  a  constaté, 
au  cœur  de  l'homme,  l'existence  de  la  pitié,  voilà  que,  dans 
son  gotit  mystérieux  ponr  un  désintéressement  supra-humain, 
elle  accuse  cette  pitié  de  prendre  son  origine  dans  l'égoïsme  ! 

Singulière  antinomie.  Considérer  l'égoïsme  comme  la  loi 
inéluctable,  et  le  poursuivre  comme  infâme  jusque  dans  ses 
plus  nobles  créations  !  Mais  cette  sévérité  de  jugement  n'est- 
elle  pas  la  plus  belle  réaction  possible  contre  l'égoïsme  r  Ne 
témoigne-t-elle  pas  d'une  merveilleuse  puissance  d'aspiration 
vers  l'idéal  amour  >  Et  qu'est-ce  que  cette  aspiration,  sinon 
la  force  même  qui,  lentement,  finit  par  créer  l'objet  du  désir  r 

L'argument  négatif  est  celui-ci  :  «  La  pitié  se  fait  en  nous 
de  l'effroi  que  nous  inspire  la  douleur!  »  En  d'autres  termes, 
ce  sont  nos  maux  reconnus  dans  les  autres  que  nous  conso- 
lons chez  les  autres,  dans  l'espoir  évident  d'être  à  notre  tour 
consolés.  C'est  un  calcul!...  calcul  divin. 

L'argument  du  sceptique  n'est  qu'une  bonne  formule,  la 
plus  acceptable  du  monde  et  qui  ne  déshonore  rien  ni  per- 
sonne. 

En  vérité,  y  a-t-il  là  de  quoi  gémir  sur  la  vilenie  des  plus 
purs  sentiments  î  II  est  reconnu  que  moins  un  homme  a 
souffert,  moins  il  est  sensible  aux  maux  d'autrui  parce  que 
difficilement  il  s'en  fait  l'idée.  Je  ne  peux  me  faire  aucune 
idée  de  ce  qui  m'est  absolument  étranger.  Accuser  la  pitié  de 
comporter  en  son  origine  la  crainte  pour  soi  des  maux  que 


ESSAIS  2  4  5 

l'on  soulage,  c'est  vouloir  éteindre  le  feu  par  le  feu,  la  cause 
par  la  raison  d'être,  et,  ici,  le  bien  par  le  bien.  Besogne  de 
néant,  coupable  besogne  s'il  en  fut  ! 

Ce  qui  est  plus  doux  à  songer,  c'est  que  l'admirable  puis- 
sance, créatrice  et  protectrice  de  vie,  qui  est  la  pitié,  pousse 
tels  êtres  sublimes,  qui  pourraient  vivre  dans  l'oubli  de  la 
plupart  des  misères  humaines,  à  les  rassembler  au  contraire 
dans  leur  cœur,  à  les  souffrir  pour  savoir  les  consoler.  Et  la 
récompense  merveilleuse,  tout  intellectuelle,  toute  d'âme,  des 
êtres  de  pitié,  c'est  la  foi  qui  leur  vient,  en  retour,  dans  une 
Pitié  immanente,  ne  fût-elle  qu'humaine  !  Ils  ne  peuvent  douter 
que  ce  pouvoir,  vivant  en  eux,  de  consoler  autrui,  existe  chez 
les  autres  ;  et,  par  la  seule  existence  ainsi  prouvée  de  la 
Tendresse  humaine,  ces  âmes  de  sympathie  se  trouvent  con- 
solées. L'âme  orpheline  a  une  mère. 

Dans  l'actuelle  obscurité  que  la  parole  scientifique  répand 
sur  le  monde,  en  nous  annonçant  la  double  mort  de  la  justice 
de  Dieu,  et  de  la  justice  dans  le  monde  périssable,  il  n'y  a 
donc  plus  qu'une  seule  lueur  rassurante.  Mortes  les  étoiles 
au  ciel,  mortes  les  flammes  sur  la  terre,  mais  la  petite  phos- 
phorescence se  traîne  en  nous,  suprême  espérance,  contre 
laquelle  s'acharnent  les  souffles  sceptiques.  Protégeons-la. 
Abritons-la  du  cœur  et  de  l'esprit. 

Et  chantons  pour  elle  le  chant  du  soir  comme  d'autres,  au 
matin  des  jours,  célébrèrent  l'espérance  humaine,  la  naissance 
du  feu. 

Ce  poème  est  un  chant  d'adoration  en  l'honneur  de  la 
Pitié,  en  l'honneur  de  la  Tendresse  qui  est  la  pitié  pré- 
ventive. 

En  nos  cœurs  où  des  siècles  d'atavisme  ont  imprimé  des 
milliers  de  fois  la  figure  du  Christ,  cette  noble  figure,  la 
plus  belle  de  toutes  les  faces  créées  à  l'image  de  Dieu, 
demeure  ineffaçable.  Et  elle  reste  la  plus  expressive,  la  plus 
propre  à  faire  concevoir  tout  ce  qui  est  de  l'homme  doulou- 
reux. Seulement  le  chrétien  qui  a  cru  autrefois  le  Verbe 
divin  incamé  dans  son  Christ,  à  son  tour,  involontairement. 


a  46  LA  PROSE   DE   JEAN   AIGARD 

incarne  en  ce  Christ  ses  pensées  humaines,  transformées  par 
le  siècle.  Et  pourvu  qu'elles  demeurent  hautes,  à  la  fois 
tristes  et  consolantes,  il  ne  croit  pas  faire  déchoir  le  Dieu  qui 
fut  un  homme  en  lui  mettant  sous  le  front  les  troubles  de  la 
présente  humanité  et  dans  le  cœur  toutes  les  détresses  de 
l'inconsolable  Orpheline. 


Jérusalem  tête  de  ligne. 

Le  24  de  ce  présent  mois  de  septembre  a  été  solennellement 
inauguré  le  chemin  de  fer  de  Jaffa  à  Jérusalem. 

La  petite  caravane  des  invités  s'est  divisée  en  deux  brigades. 

La  première,  composée  du  président  de  la  Compagnie,  M. 
Collas,  de  deux  des  administrateurs,  MM.  F.  Barrot  et  le 
comte  de  Foucault,  de  M.  Magnard  fils,  de  M.  de  Combes  et 
de  M.  Chervillon,  a  quitté  Marseille  le  10  septembre.  Une 
escale  de  deux  jours  à  Alexandrie  aura  permis  à  ces  mes- 
sieurs d'aller,  sur  les  bourriquots  que  l'Exposition  a  fait 
connaître  à  Paris,  saluer  les  Pyramides. 

La  seconde  brigade  s'est  embarquée  à  Brindisi,  le  18.  Elle 
est  composée  de  M.  l'ingénieur  Villard,  de  M.  Albert  Tissan- 
dier,  de  M.  Sauvage,  ingénieur  des  mines  ;  de  M.  Geiser, 
directeur  de  l'École  polytechnique  de  Zurich,  et  d'un  citoyen 
romain,  M.  le  baron  Lazzaroni. 

La  seconde  brigade  de  la  caravane  pour  Jaffa  y  est  arrivée 
le  23. 

Mes  renseignements  sont  précis,  voici  pourquoi  :  j'avais  le 
bonheur  d'être  au  nombre  des  invités,  mon  passeport  était 
prêt... 

Les  longs  voyages  me  font  peur,  et  cependant  j'avais 
accueilli  avec  joie  l'idée  de  celui-ci.  Un  motif  impérieux  m'a 
retenu  :  je  ne  lui  en  veux  pas.  Aussi  bien,  le  moment  était 
mal  choisi  pour  moi  de  quitter  le  champ  du  travail,  et  comme, 
à  moins  d'être  infirme  ou  d'être  mort,  je  ne  tarderai  guère  à 
aller  voir  les  Pyramides  et  même  l'Himalaya,  je  me  console. 


ESSAIS  247 

tout  en  regrettant  beaucoup  les  compagnons  de  choix  qu'une 
grande  bienveillance  m'avait  spontanément  offerts,  de  ne  pas 
voir  Jérusalem  en  ce  jour  singulier  où  le  premier  train  inau- 
gurera la  voie  ferrée  qui  va  désormais  de  Jaff a...  au  Calvaire! 

Quel  effet  bizarre,  celui  de  ces  mots  rapprochés  :  Voie 
ferrée  —  Calvaire  ! 

Les  mamelons  pierreux  que  traverse  aujourd'hui  le  train 
ont  vu  de  loin,  courbé  sous  le  poids  de  son  gibet  qu'il  porta 
lui-même,  se  traîner  le  Juste.  Alors  fut  créée  la  «  Voie  »  dou- 
loureuse où  les  Stations  étaientdes  prolongements  mystérieux 
du  fécond  martyre...  Jérusalem  —  ^Mjfe/.'...  Josaphat,  tout  le 
monde  descend! 

J'ai  cherché  à  noter  mes  impressions...  de  voyage,  depuis 
le  moment  où  j'ai  pris  mon  passeport,  —  jusqu'à  l'instant  où 
j'écris  ces  lignes,  sans  avoir  quitté  ma  chambre.  La  fièvre 
est  un  des  motifs  qui  m'ont  enchaîné  au  rivage. 


D'abord,  à  ne  m'y  pas  tromper,  ont  été  remués  en  moi, 
d'une  grande  secousse,  les  vieux  fonds  chrétiens  qui  sont  en 
nous  tous. 

Les  Pyramides  }  Oui,  en  passant,  ou  bien  au  retour,  j'aurais 
été  tout  à  elles  ;  car  elle  émeut  aussi  comme  une  terre 
natale,  cette  contrée  de  magie  où  les  morts  durables  sont 
devenus  l'immortalité  même  d'une  race,  où  tous,  ils  racontent 
leur  histoire,  leurs  intimités,  leurs  amours  et  leurs  haines; 
elle  émeut  comme  un  lieu  d'énigme  originaire,  —  mais  le 
Calvaire  trouble  comme  le  lieu  où  l'Explication,  mal  comprise 
encore,  a  été  donnée  pourtant'défînitive  et,  à  voix  retentissante, 
dans  un  mot  :  «  Aimez-vous.  » 

Et,  pourtant,  nous  sommes  chrétiens,  tous  !  Le  musulman 
lui-même  est  chrétien,  puisqu'il  vénère  comme  un  prophète 
Jésus,  qu'il  nomme  Aïssa.  Tout  est  chrétien,  qui  est  civilisé. 
Tout  est  d'aspiration  chrétienne.  Cette  formidable  civilisation 


2^48  LA   PROSE   DE   JEAN   AICABD 

qui,  à  toute  heure,  prépare  les  guerres,  est  chrétienne,  puis- 
qu'elle les  redoute  et  les  retarde,  à  force  d'avoir  pitié  d'elle- 
même! 

Lorsque  Jésus  descendit  aux  enfers,  il  y  retrouva  l'âme  du 
roi  Xercès,  et  il  éteig-nit  à  jamais  les  feux  diaboliques  avec 
les  quelques  larmes  que  ce  grand  païen  a  versées  à  l'heure 
où,  devant  le  défilé  de  ses  armées  innombrables,  il  se  prit  à 
songer  que,  de  tant  de  milliers  d'hommes,  beaux  et  jeunes,  si 
peu  reverraient  leurs  foyers  ! . . .  L'esprit  du  monde  est  chrétien. 
Nous  le  sommes.  Nous  ne  l'avons  jamais  été  si  profondément 
que  depuis  la  mort,  en  nous,  de  l'espérance  et  de  la  foi  ! 

La  voilà  bien,  la  douleur  du  siècle  !  C'est  toujours  et 
encore  la  lamentation  de  RoUa...  Plus  chrétiens  que  jamais, 
c'est-à-dire  plus  humains  que  jamais,  plus  universels  que 
jamais  —  avec  le  chemin  de  fer  comme  moyen  d'expansion, 
d'échange,  de  propagation  des  idées,  de  fusion  des  races  — 
et,  en  même  temps  plus  étonnés  que  jamais  de  ne  pas 
retrouver  tout  entier  en  nous  le  Christ  vivant,  celui  de  jadis, 
celui  de  la  petite  enfance. 

Notre  attachement  passionné  à  la  douce,  à  l'idéale  Figure, 
blonde,  comme  la  lumière,  comment  sera-t-il  récompensé  > 
On  trouvera  la  Parole  décisive,  grâce  à  laquelle  la  seule 
charité,  l'amour  au  sens  chrétien,  sera  multipliée  assez  pour 
nourrir  les  âmes  vides  de  foi  et  vides  d'espérance,  les  âmes 
modernes,  les  âmes  scientifiques,  naturalistes,  réalistes, 
expérimentales  et  cependant  humaines,  c'est-à-dire  affamées 
d'amour  I 

Il  m'est  arrivé  de  songer  parfois  que  toute  douleur  n'est 
jamais,  au  fond,  que  l'épouvante,  consciente  ou  non,  en  face 
des  infinis  inexpliqués  et  menaçants.  Si  cela  est,  quelque 
chose  de  constaté  est  en  nous  :  l'amour,  —  qui  peut  rassurer 
l'humanité  par  elle-même,  lui  donner  le  royaume  du  Ciel 
promis  par  Jésus,  cet  apaisement  tout  simple  que  l'enfant 
connaît,  quand  la  mère  l'endort  dans  son  amour,  pourtant 
terrestre. 

Mais  voici  l'antinomie.  Cette  sympathie  humaine,  qui  est  le 


ESSAIS  2&9 

moyen  et  le  but  de  tous,  à  toute  heure  nous  la  blasphémons, 
nous  la  foulons  aux  pieds,  nous  la  nions  !  Où  sont,  en  vérité, 
les  paroles  de  charité  réelle  ?  Dans  les  gouvernements  ?  Dans 
les  diplomaties?  Dans  nos  articles  de  journaux  >  Dans  nos 
conversations >  Dans  nos  rapports  sociaux:  Dans  nos  livres >.. 
Oui,  certes,  par  boutades,  on  les  entend,  juste  assez  — 
heureusement  !  —  pour  prouver  que  le  germe  en  existe  ; 
mais  sont-elles  quelque  part  la  loi  de  vie,  la  règle  quoti- 
dienne à  laquelle  nous  ne  manquons  que  par  exception  r 
Non.  Et  pourtant,  la  quantité  de  bonheur  possible  à 
l'Homme  est  là,  dans  la  pitié  de  lui-même  pour  lui-même. 
Jésusalem  !  Buj^et  !. . .  Tout  le  monde  descend. 


J'ai  été  visité  dun  songe  véritablement  bien  bizarre,  — 
œgri  somnia  durant  cet  accès  de  fièvre  qui  a  été  un  des 
obstacles  à  mon  voyage  en  Terre-Sainte.  Il  se  pourrait  que 
ce  songe  eût  un  sens.  Je  ne  lui  en  vois  aucun  :  voici. 

J'arrivais  en  Palestine  sur  une  galère  à  dix-huit  étages  de 
rameurs,  avec  le  président  de  la  Compagnie  du  chemin  de  fer 
de  Jaffa,  avec  M.  Magnard  et  les  autres  personnes  que  j'ai 
nommées  plus  haut.  Notre  galère,  fantastique,  était  immense. 
A  la  proue,  sommeillait,  les  pattes  étendues  au-dessus  des 
eaux,  le  grand  sphinx  d'Egypte  en  personne,  celui  dont  Hugo 
a  dit: 

Ce  n'est  pas  d'encensoirs  que  le  sphinx  est  camus  ! 

En  regardant  bien,  je  reconnus  à  bord,  dans  une  grande 
foule  de  Parisiens,  celle  des  vernissages,  M.  Zola,  qui  reve- 
nait de  Lourdes,  et  M.  Renan,  qui  revenait  de  tout.  Pierre 
Loti,  sur  la  passerelle,  en  grande  tenue  d'amiral  aux  brode- 
ries d'un  vert  déplorable,  commandait.  M.  Eiffel  faisait  le 
point.  M.  Sarcey,  retenu  à  Paris  par  la  première  représenta- 
tion —  enfin  !  —  de  mon  Othello  à  la  Comédie-Française,  y 
était  resté  à  seule  fin  de  me  faire  un  bon  article,  bien  chari' 

11. 


25o  LA   PROSE  DE  JEAN  AICARD 

table  ;  mais  mon  ami  Henry  Becque  était  là,  avec  M.  Dreyfus. 

Entrés  non  sans  peine  dans  l'absurde  rade  de  Jaffa,  — 
nous  fûmes  admis  aussitôt  à  la  libre  pratique...  parce  que  la 
peste  régnait  en  maîtresse  sur  la  Syrie  et  l'Arabie,  et  nous 
nous  aperçûmes  alors,  d'ailleurs  sans  surprise  aucune,  que 
tous,  peu  ou  prou,  nous  avions  nous-mêmes  la  peste.  Nous 
étions  hâves,  maigres,  couverts  de  taches  livides.  A  peine 
débarqués,  nous  dûmes  nous  laisser  tomber  à  terre,  dans  des 
positions  variées,  avec  le  sentiment  ridicule  de  ressembler 
aux  pestiférés  de  Jaffa,  tels  qu'on  les  représente  en  peinture, 
au  moment  où  Bonaparte  les  passe  en  revue. 

Il  arriva  enfin  à  cheval.  Qui  ça  >  Bonaparte  >  assurément 
non...  Son  cheval,  par  moments,  nous  paraissait  un  âne,  et 
le  cavalier,  alors,  ressemblait  beaucoup  à  Jésus-Christ.  M.  de 
Vogué,  qui  était  des  nôtres,  soutenait  que  c'était  Tolstoï.  Il 
nous  touchait  comme  un  Tsar  en  visite  dans  un  hospice,  et, 
à  l'endroit  précis  où  nous  étions  touchés,  quelque  chose  de 
doux  ineffablement  s'éclairait  en  nous-mêmes.  Un  docteur 
militaire  suivait,  son  carnet  en  main,  et  notait,  à  côté  de  cha- 
cun de  nos  noms,  la  nuance  de  peste  qu'il  croyait  reconnaître. 
On  l'entendait  murmurer  :  «Pessimisme  raisonné,  égoïsme 
purulent,  ironie  chronique,  haine  aiguë,  esprit  d'analyse, 
loustiquerie  d'habitude,  orgueil  exaspéré,  indifférence  croupis- 
sante »,  et  mille  autres  vocables  parfaitement  incompréhensi- 
bles mais  funestes,  dont  je  donne  le  sens  plutôt  que  la  lettre 
et  le  son. 

Tout  à  coup,  nous  entendîmes  crier  :  «  Les  voyageurs  pour 
Jérusalem,  en  voiture  !  En  voiture,  messieurs  les  voyageurs  !» 
Nous  montâmes  sur  une  immense  plate-forme  roulante,  classe 
unique,  décorée  de  pavillons  italiens,  russes,  allemands,  fran- 
çais et  anglais.  Et  cette  espèce  de  radeau  de  la  Méduse  sur 
roulettes  nous  amena,  avec  la  promptitude  du  tapis  enchanté 
des  Mille  et  une  Nuits,  à  Jérusalem. 

Tous  les  temples  avaient  disparu.  Plus  de  maisons.  Plus 
de  murailles.  Seul,  le  Calvaire  pierreux,  tout  nu,  se  profilait, 
humble  monticule,  sur  la  limpidité  du  ciel  d'Orient. 


ESBATB  j5« 

Une  antique  croix  rugueuse  y  était  plantée,  bien  droite. 
Nous  vîmes  alors  tout  à  coup  que  la  courbe  du  pauvre  Gol- 
gotha,  c'était  la  grande  courbe  de  la  sphère  terrestre,  que 
nous  regardions  d'une  autre  planète  ;  et  des  bras  de  la  croix 
qui  était  toute  petite,  tombait  une  ombre  portée  immense, 
infini  embrassement  qui,  étreignant  le  monde,  le  dépassait, 
s'allongeait  plus  loin  encore,  sautait  d'un  astre  à  l'autre,  les 
enveloppant  tous,  un  à  un  ;  et  à  mesure  qu'il  arrivait  vers 
nous,  nous  nous  mettions  à  comprendre  le  sens  intransmissible, 
et  qui  nous  paraissait  tout  nouveau,  de  la  tant  vieille  parole  : 
«  Aimez-vous...  »  Nous  étions  guéris.  Les  univers  étaient 
heureux. 

Et  M.   Eiffel,  en  homme  d'équipe,  allait  partout  criant  : 
«  Jérusalem!  tête  de  ligne  !  » 
1892. 


La    Bêtise    est    immortelle. 

Il  faut  qu'elle  soit  robuste,  notre  foi  dans  la  liberté, 
dans  le  progrès  social,  —  pour  qu'elle  ne  succombe  pas  aux 
rudes  négations  de  l'expérience. 

Il  est  difficile,  par  moments,  de  se  défendre  contre  le 
découragement  définitif  de  tout  effort.  Le  monde  apparaît 
parfois  comme  une  vaste  agglomération  de  Bouvards  et  de 
Pécuchets  voués  avec  confiance  à  des  besognes  vaines  et, 
d'ailleurs,  ineptes.  Et  l'on  s'étonne  alors  de  voir,  derrière  ces 
deux  ahuris  de  la  science  et  de  la  civilisation,  apparaître  la 
tête  de  Bruno  le  fileur  ou  de  Jacques  Bonhomme  qui,  les 
croyant  heureux,  les  envient  ou  les  menacent,  et  les  égorgent 
un  peu,  pour  avoir  «  leur  secret  ». 

Alors,  on  relit  Gustave  Flaubert  avec  une  admiration 
rajeunie  par  l'indignation  et  le  désespoir;  alors  on  se 
demande  si  la  bêtise  humaine  n'est  pas  immortelle,  si  elle 
pourra  être  détruite,  si  l'espérance  n'est  pas  une  folie,  si  le 
progrès  humain  n'est  pas  un  faux  dieu,  si  celui-là  n'a  pas 


202  LA  PH08K  DE  JEAN  ArCARD 

raison  qui  s'isole  dans  un  mépris  insolent  de  tout  et  de  tous, 
si  l'impassibilité  harmonieuse  d'un  Leconte  de  Lisle  n'est  pas 
la  plus  belle  des  attitudes,  si  même  le  silence  absolu  ne  vaut 
pas  mieux  encore,  ce  silence  du  Loup  qui,  plus  fier  que  les 
hommes, 

...vit  et  meurt  sans  parler. 

Rassurez-vous,  ceci  n'est  qu'une  boutade,  et  nous  sommes 
de  ceux  «  qui  planteraient  l'espoir  sur  l'univers  détruit  »,  mais 
cette  boutade  nous  est  inspirée  par  un  fait  assez  triste  pour 
qu'elle  paraisse  excusable. 

Les  écoles  primaires  m'inspirent  un  intérêt  plein  d'émotion. 
Je  suis  de  ceux  qui,  volontiers,  répètent  cette  parole  de 
Spencer  :  «  Si  nous  nous  emparions  vraiment  de  l'âme  des 
enfants,  nous  renouvellerions  le  monde.  » 

Or,  je  traversais,  il  y  a  quelques  jours,  un  village  du  Var 
en  compagnie  d'un  brave  vigneron  du  pays  et  de  sa  fillette.  Je 
remarquai  sur  le  seuil  d'une  humble  boutique,  une  enfant  du 
même  âge  à  peu  près  que  la  nôtre,  et  qui,  en  nous  voyant,  pré- 
cipitamment se  détourna  ;  puis,  quittant  la  chaise  où  elle 
lisait,  elle  rentra  dans  la  maison  d'un  air  digne...  La  rue  était 
solitaire. 

—  Tiens,  dis-je,  voilà  une  enfant  timide,  à  qui  les  étran- 
gers font  peur. 

—  Oh  !  non.  Monsieur,  ce  n'est  pas  cela  dit  l'autre. 

—  Et  qu'est-ce  donc,  petite  > 

Je  pressentais  un  ragot  de  village,  mais  je  ne  m'attendais 
pas,  non  certes  !  à  la  réponse  que  j'obtins. 

—  Cette  jeune  fille.  Monsieur,  ne  veut  plus  me  saluer 
depuis  que  nous  sommes  sorties  toutes  les  deux  de  l'école  pri- 
maire du  village,  parce  que  moi,  Monsieur,  j'ai  pris  un  métier, 
tandis  qu'elle  va  entrer  à  l'école  supérieure  «  en  ville  1  » 

Il  m'est  impossible  de  dire  la  véritable  douleur  dont  je  me 
sentis  pénétré. 

L'année  d'avant,  le  père  de  celle  qui  me  parlait  était  venu  me 
consulter  sur  la  question  de  savoir  s'il  devait  faire  apprendre 
un  bon  métier  à  sa  fille  ou  l'envoyer  encore  aux  écoles. 


ESSAIS  253 

Et  j'avais  répondu  ; 

—  Un  bon  métier,  l'ami,  un  bon  métier  honnête,  de  ceux 
qui,  donnant  du  pain  assuré,  valent  mieux  qu'une  dot,  un 
métier  qui  attirera  chez  vous  un  travailleur  pareil  à  vous, 
dont  vous  ferez  le  mari  de  la  petite...  Si  le  pays  donne  à  tous 
de  l'instruction,  ça  n'est  pas  pour  faire  déserter  les  ateliers 
par  tous  ceux  qui  savent  b,  a,  ba,  écrire  et  calculer... 
On  leur  apprend  tout  cela,  à  nos  chers  enfants,  pour  les  aider, 
au  contraire,  à  mieux  exercer  leur  métier  ;  à  l'exercer  en  con- 
naissance de  cause  ;  à  faire  eux-mêmes  leurs  comptes  ;  à 
écrire  leurs  lettres  d'affaires,  sans  qu'ils  aient  besoin  de  per- 
sonne ;  à  écrire  aussi  les  consolantes  lettres  d'amitié  à  leurs 
parents,  quand  il  devient  nécessaire  de  vivre  séparés.  Il  y  a 
assez,  aujourd'hui,  d'instituteurs  et  d'institutrices  ;  alors, 
comme  il  n'y  a  pas  de  place  pour  tout  le  monde,  que  voulez- 
vous  que  deviennent  ceux  et  celles  qui  ont  appris  pour  avoir 
une  place  et  qui  n'en  trouvent  pas?  Ils  ont  trop  d'orgueil 
bête  pour  retourner  aux  travaux  de  la  campagne  et  même  aux 
métiers  des  villes.  Et  ça  fait  des  malheureux,  des  jaloux,  des 
envieux  ;  ils  trouvent  qu'après  leur  avoir  promis  quelque 
chose,  on  a  menti  à  la  promesse.  Et  quand  il  y  a  beaucoup 
de  ces  mécontents,  quand  ils  sont  des  centaines,  des  milliers, 
quand  on  s'attriste  à  les  compter  sans  avoir  les  moyens  d'en 
diminuer  le  nombre,  tout  ça  fait  un  pays  de  misère  et  de  cha- 
grin, un  pays  malheureux.  Lorsqu'un  enfant  a  du  talent,  comme 
vous  dites  vous  autres,  eh  bien,  il  sort  de  l'atelier  par  la  seule 
force  de  son  mérite,  comme  en  sont  sortis  deux  hommes  de 
ma  connaissance,  pour  ne  citer  que  ceux-là  :  M.  Franklin  et 
M.  Michelet...  Il  est  bon  que  le  génie  soit  exalté  par  l'obstacle. 

J'avais  ainsi  parlé  ou  à  peu  près.  Et  l'homme  m'avait  cru. 
Et  maintenant  voilà  qu'on  ne  saluait  plus  sa  fille,  parce 
qu'elle  avait  un  métier  ! 
Je  le  regardai  avec  un  peu  d'inquiétude.  Il  souriait. 

—  Oh!  ça  ne  fait  rien,  répondit-il  à  mon  regard,  après  un 
long  silence,  je  crois  tout  de  même  que  nous  avons  eu  raison. 

—  Et  pourquoi  croyez-vous  que  nous  avons  eu  raison  ! 


254  LA    PROSE   DE   JEAN   AICARD 

—  Parce  que,  Monsieur,  les  choses  étant  ainsi,  peut-être 
bien  que  ma  fille,  si  elle  avait  été  plus  instruite,  ne  voudrait 
plus  reconnaître  ni  père  ni  mère. 

Il  ajouta,  song-eur  ;  «  Les  livres,  pourtant,  ça  n'est  pas  tout  !  » 

Certes,  non  !  ça  n'est  pas  tout  !  C'est  ce  qu'il  y  a  de  pire, 
quand  ça  n'est  pas  ce  qu'il  y  a  de  meilleur. 

Je  commence  à  croire  que  ce  ne  sont  pas  les  idées  qui 
divisent  les  hommes.  Ce  sont  les  qualités  des  cœurs  et  des 
caractères.  Je  connais  de  beaux  messieurs  qui  valent,  pour  le 
cœur,  le  paysan  dont  je  parle.  Il  y  a,  dans  le  monde,  d'un 
côté,  les  braves  gens,  et,  de  l'autre,...  les  autres;  il  y  aici  les 
gens  d'intelligence  et  là-bas  les  imbéciles.  Des  imbéciles,  on 
en  voit  qui  savent  lire.  De  ceux-là,  on  en  voit  même  beaucoup 
plus  aujourd'hui  qu'hier. 

Et  voilà  que,  tout  à  coup,  je  songe  à  l'effort  anarchiste.  Et 
ce  qui  m'en  frappe,  dans  cette  minute,  c'est  —  beaucoup 
plus  que  la  cruauté  atroce,  —  la  stupidité  inutile.  A  voir  avec 
quelle  précipitation  la  fille  d'un  bouvier  devient  méprisante  et 
mauvaise,  je  me  dis  que  l'anarchie  n'a  pas  fini  de  fabriquer 
des  bombes  si  elle  en  destine  une  à  chaque  imbécile  nouveau- 
né.  Ce  n'est  plus  au  bourgeois  qu'il  faut  s'en  prendre.  C'est 
aux  enfants  du  pauvre  bougre,  sans  sou  ni  maille,  mais  qui 
méprise  son  père  parce  que  son  père,  qui  ne  sait  pas  lire, 
travaille  de  ses  mains...  Faux  plébéien  et  faux  bourgeois, 
aristocrate  en  sabots  ! 

Par  ma  foi!  ce  n'est  pas  mon  arrogante  villageoise  qui 
aurait  tendu  sa  main  à  Caserio.  Elle  eût  trouvé  le  personnage 
trop  mal  vêtu  ! 

O  anarchiste  naïf  !  regarde  un  peu  le  simple  et  généreux 
Carnot  pressant  la  main  de  l'homme  qui  va  le  tuer  tout  à 
l'heure  ;  puis  regarde  la  jeune  paysanne  qui  refuse  de  saluer 
sa  compagne  moins  instruite,  et  dis-moi  de  quel  côté  tu  recon- 
nais le  bourgeois  détesté,  l'aristocrate  parvenu,  la  bête  mal- 
faisante }  Crois-moi,  tu  ne  viendras  pas  à  bout  de  ta  besogne, 
je  te  dis,  si  tu  veux  supprimer  tous  les  sots.  La  graine  en  est 
féconde  et  cachée. 


ESSAIB  265 

Pour  une  plante  que  tu  arraches,  il  en  sortira  cent  mille.  Il 
en  sortira  toujours  plus  qu'il  n'y  aura  de  bras  pour  les 
extirper...  Si  tu  n'as  pas  le  moyen  de  faire  sauter  d'un  seul 
coup  la  boule  du  monde,  tout  le  reste,  crois-moi,  est  du 
temps  perdu. 

Et  toi,  toi,  paysan,  mon  frère  aux  mains  rugueuses,  ne 
quitte  pas  la  terre  :  elle  est  meilleure  aux  hommes  que  le  pavé 
des  villes,  et  apprends  à  connaître  ton  bonheur.  Personne 
n'est  parfaitement  heureux,  en  ce  monde.  Mais  ta  part  a  son 
prLx,  et  l'outil  qu'on  appelle  plume  est  bien  souvent,  —  tu 
me  l'as  dit  toi-même,  —  plus  lourd  que  ta  lourde  pioche.  Non, 
non,  ne  quitte  pas  la  terre.  N'oublie  pas  de  te  réjouir  des 
beaux  soleils  utiles,  qui  tôt  ou  tard  suivent  les  jours  mauvais. 
Envoie  ta  fille  aux  écoles,  mais  méfie-toi  des  chapeaux  fleuris 
de  la  sous-maîtresse.  C'est  souvent  pour  ces  chapeaux-là  que 
nos  filles  sont  prises  d'un  si  beau  désir  d'enseigner  à  leur 
tour  les  enfants  des  autres.  Ceux  qui  ont  quelque  chose  dans 
la  tête  et  dans  le  cœur,  ceux-là  t'aiment,  ô  paysan,  et  ils  te 
respectent,  parce  que  tu  es  le  bon  nourricier,  l'ouvrier  pa'" 
excellence.  Tu  es  l'homme  de  la  terre,  de  cette  terre  par  qui 
tout  germe  et  recommence,  et  par  laquelle  tout  finit,  —  même 
les  orgueilleux.  C'est  là,  je  le  sais  bien,  la  pensée  qui  te 
console. 
1894. 

Le  Financier  et  le  Savetier. 

Le  financier,  d'abord. 

Pessimisme,  réalisme,  idéalisme,  on  causait  de  tout  cela. 
Quelqu'un  fit  le  procès  des  journaux,  répéta  les  phrases- 
clichés  sur  la  presse  routinière  :  «  Elle  pourrait  faire  beau- 
coup de  bien  et  n'en  a  cure.  »  —  «  Le  livre  et  le  journal 
sont  d'accord  pour  nous  conter  les  crimes,  nous  dénoncer 
les  vilenies,  nous  dépeindre  les  caractères  qui  déshonorent 
l'humanité  en  général,  la  patrie  française  en  particulier.  » 


a 56  LA  PROSE   DE   JEÀX    AICARD 

—  Pourquoi  ne  pas  créer  dans  tous  les  journaux  une 
rubrique  :  Faits  divers  du  bien  ? 

—  Ça  serait  ennuyeux  comme  un  discours  d'académicien 
sur  les  prix  de  vertu  ! 

Et  cette  plaisanterie  toute  neuve  égaya  fortement  les  gens 
d'esprit  que  nous  étions.  Alors  on  parla  du  cas  de  M.  Baïhaut. 
Serait-il  gracié  ■■ 

Chose  curieuse,  d'un  bond  la  conversation  s'éleva.  Les 
gouailleurs  ne  riaient  plus.  Les  regards  vifs  s'éteignirent, 
prirent  du  vague.  On  regardait  plus  loin,  en  dedans,  sans 
doute,  dans  l'âme,  dans  cette  âme  à  laquelle  personne  ne 
croit  plus,  dans  le  «  moi  »  supérieur,  qui  si  rarement  se 
prouve,  qui  tient  si  peu  de  place  en  nous  —  plus  sensible  à 
de  certains  regards  affinés  par  la  solitude,  à  des  regards 
chargés  d'on  ne  sait  quels  rayons  X,  pénétrant  l'invisible, 
l'inconnu,  l'impalpable. 

Quelqu'un  parlait  maintenant.  On  ne  savait  pas  qui.  Comme 
il  n'était  plus  question  d'avoir  beaucoup  d'esprit,  on  ne  se 
regardait  même  pas  ;  on  écoutait  la  parole  sans  s'occuper  du 
discoureur.  La  voix  prononçait  : 

«  Ayons  la  modestie  et  le  courage  de  le  dire  :  cet  homme 
—  à  l'heure  qu'il  est  —  vaut  mieux  que  nous  tous.  Sa  décla- 
ration devant  la  Cour  d'assises  a  la  simplicité,  la  douceur, 
l'énergie  et  l'humble  fierté  que  l'on  rêve.  Vous  cherchez  de 
l'idéal?  en  voilà.  Ne  remarquez-vous  pas  qu'autour  de  ces 
paroles  il  s'est  fait  une  soudaine  attitude  de  respect  ?  Le 
vacarme  de  nos  querelles  s'est  tu  une  seconde,  leur  a  fait 
comme  un  chemin  de  silence,  afin  qu'on  entendît  mieux  cette 
conscience  se  révéler,  et  marcher  droit  devant  elle.  Tout  ce 
que  l'on  nie  s'est  affirmé  brusquement  par  elle,  écouté  au 
nom  du  malheur.  Les  mêmes  choses,  dites  par  le  livre,  par 
l'article  de  journal,  accusables  d'être  littéraires,  seraient 
devenues  aussitôt  matière  à  critique.  Ici,  il  a  bien  fallu 
croire,  parce  que  ce  n'était  pas  un  esprit  qui  affirmait  la 
conscience,  mais  une  conscience  qui  s'affirmait  hautement 
elle-même,  au  nom  de  la  douleur.  Quand  la  faute  devient 


ESSAIS  a  57 

douleur,  non  point  par  le  seul  châtiment  subi,  mais  par  le 
remords  et  le  sentiment  profond  de  l'expiation,  elle  élève  le 
coupable  au-dessus  de  l'innocent  heureux  sans  conscience, 
pur  sans  mérite! 

»  Écoutez  celui-ci  :  «  J'éprouve  le  besoin  de  le  dire  :  au  fur 
et  à  mesure  que  je  souffrais  davantage,  j'avais  en  moi  le 
sentiment  que  j'étais  plus  complètement  absous  par  une  plus 
dure  expiation.  » 

»  La  portée  d'une  telle  parole,  en  une  telle  heure  —  au 
milieu  des  ironies,  des  rancunes,  des  dénonciations,  des  mal- 
versations, des  hontes  —  peut  être  incalculable.  Une  seule 
affirmation  d'une  seule  conscience  peut  suffire  à  régénérer  un 
monde,  comme  une  étincelle  peut  devenir  le  départ  d'un  grand 
feu.  Je  sens  ici  le  pouvoir  mystérieux  de  la  Victime  expia- 
toire. Elle  rassemble  en  elle  tous  les  traits  épars  de  la  faute 
générale.  En  cessant  d'être  dispersés,  ils  nous  frappent 
davantage.  Le  miroir  synthétique  explique  et  fait  tout  com- 
prendre. Et  au  grand  cri  d'une  seule  victime  répond,  dans  le 
secret  de  tous  les  cœurs,  le  cri  de  la  conscience  unifiée.  Or, 
celui-ci  s'est  lui-même  dévoué  par  l'Aveu.  Mais  à  présent 
qu'il  a  rendu  témoignage,  c'est  assez,  c'est  fini,  nous  ne 
devons  plus  le  laisser  souffrir...  Je  vous  le  dis,  en  vérité, 
cet  homme  vaut  mieux  —  en  ce  moment  précis  —  que  nous 
tous  ;  car  vous  et  moi,  qui  cependant  n'avons  pas  commis  sa 
faute,  nous  n'avons  eu  ni  le  pouvoir,  ni  le  droit,  d'être  utiles 
comme  lui,  secourables  comme  il  vient  de  l'être... 

»  A  son  cri  de  douleur  une  digne  réponse  a  été  faite  :  c'est 
le  cri  de  pitié  de  l'admirable  pétition  de  M.  Charles  Couyba, 
signée  par  la  députation  de  la  Haute-Saône.  Si  la  grâce  effec- 
tive n'arrivait  pas,  on  ne  comprendrait  plus.  Oui,  la  grâce 
éclatante  donnera  aux  paroles  et  à  l'attitude  de  M.  Baihaut 
tout  son  sens,  le  définitif  caractère  d'un  haut  exemple.  Il  nous 
la  faut  donc.  A  cela,  comment  pourrait-on  se  dérober  r  Accor- 
der cette  grâce,  c'est,  aujourd'hui,  un  devoir  de  conscience 
française,  un  devoir  de  civilisation,  un  beau  devoir  d'âme 
humaine...  » 


258  LA  PROSE  DE  JEAN   AICAED 

La  voix  se  tut.  Il  y  eut  un  long  silence.  Quand  nous 
revînmes  à  nous-mêmes,  c'est-à-dire  aux  futilités  coutu- 
mières  :  —  «  Qui  donc  a  parlé?  »  dis-je  à  mon  plus  proche 
voisin.  On  était  assez  nombreux  ;  nous  nous  regardions  à 
présent  les  uns  les  autres. —  «  Qui  a  parlé?...  je  ne  sais 
pas...  »  Nous  venions  tous  de  penser,  en  même  temps,  les 
mêmes  choses... 


—  Allons!  allons  !  reprenons  pied,  dit  brusquement  l'un  de 
nous.  Nous  le  pouvons,  sans  quitter  les  nobles  pensées. 
Connaissez-vous  le  savetier  Jacques?  Son  histoire  aussi  est 
un  «  trait  d'époque  »,  et  qui,  si  un  journal  la  contait  au  public, 
aux  jeunes  écrivains  en  particulier,  pourrait  bien  avoir  son 
efficacité  réelle. 

Personne  ne  connaissait  le  savetier  Jacques,  sans  doute 
parce  qu'il  est  en  même  temps  poète,  le  poète  Jacques  Le 
Lorrain. 

«  Elle  n'est  pas  gaie,  son  histoire,  j'en  conviens;  mais  elle 
montre  un  tel  courage,  une  si  énergique  belle  humeur,  qu'elle 
n'entraîne  nulle  mélancolie.  Elle  éveille,  au  contraire,  l'amour 
de  l'action.  Elle  est  un  exemple  de  persévérance...  inutile, 
qui,  au  lieu  de  conduire  son  homme  au  désespoir,  l'amène  à 
changer  de  voie,  non  sans  ironie  peut-être,  mais  sans  arrière- 
pensée,  gaillardement. 

«  A  Bergerac,  en  i858,  il  naquit  savetier,  fils  de  savetier, 
Jacques  Le  Lorrain.  Dès  qu'il  fut  assez  grandelet  pour  tenir 
droite  sa  colonne  vertébrale,  on  l'assit  sur  le  tabouret  de 
cuir,  au  milieu  des  alênes,  des  tire-points,  des  tranchets  et 
des  bottes  crevées  apportées  au  ressemeleur.  Il  y  resta 
jusqu'à  l'âge  de  seize  ans  et  demi,  battant  sur  les  semelles 
les  clous  étoiles...  Quelque  homme  d'esprit,  en  bottes  éculées, 
vint  un  jour  —  tel  Corneille  —  chez  le  savetier  de  Bergerac, 
causa  avec  l'enfant,  le  trouva  plein  d'esprit,  et  conseilla  le 
séminaire,  les  Jésuites  de  Sarlat...  Fut-ce  un  bonheur?  Ques- 
tion. Ce  client,  homme  d'esprit,  semble  avoir  pris  là  une 


ESSAIS  269 

terrible  responsabilité,  mais  nous  lui  devons  les  beaux  vers 
de  Le  Lorrain,  —  lequel  se  serait  passé,  peut-être,  d'acquérir 
une  âme  moderne  maladive,  inquiète  de  tout  et  de  rien,  endo- 
lorie par  le  contraste  des  réalités  décevantes  et  des  vagues 
idéals,  plus  décevants  encore  parce  qu'irréalisables,  —  une 
âme  sensibilisée  à  l'excès,  finement  amenuisée,  selon  l'expres- 
sion même  de  Jacques,  par  l'analyse,  pour  la  souffrance... 

«  Bachelier  à  vingt  ans  au  sortir  du  collège  de  Bergerac, 
élève  brillant  de  la  Faculté  de  Nancy,  à  la  veille  dépasser  sa 
licence  ès-lettres,  le  savetier  éprouva  l'impérieuse  envie 
d'exprimer  quelque  chose  de  son  âme  tourmentée;  il  voulut 
nous  montrer  les  orchidées  de  sa  serre,  nous  emporter  sur 
les  €  ondulations  spumantes  de  la  mer  »,  dans  un  coup  d'aile 
d'albatros  ;  puis,  sur  les  trottoirs  de  Paris,  nous  inquiéter  de 
ses  rêves  sous  la  lanterne  de  Nerval;  et  aussi  —  en  vers 
inattendus,  savoureusement  personnels,  sonnant  le  nouveau 
comme  un  exotisme  qui  serait  purement  d'âme  —  nous  dire  le 
néant  horrible,  le  vide  vertigineux  reconnu  tout  à  coup  sous 
le  beau  front  de  telles  femmes  qui  ignorent  la  pensée  et  le 
rêve,  la  tendresse  même,  tout  le  bel  idéal  qui  est  création 

d'homme  : 

Oh  !  vous  êtes  pauvre,  madame, 
Malgré  vos  diamants  et  vos  colliers  de  perles  !... 


Descendez  de  votre  voiture, 
Tendez  votre  sébile,  afin  que  j'y  dépose 
Le  charitable  sou  pour  votre  âme  en  guenilles  ! 

«  Voilà  comme  il  chantait  et  faisait  l'aumône  aux  riches.  A 
moins  que,  pur  classique  par  tous  les  détails  de  la  forme, 
mais  très  personnel  toujours  par  la  rudesse  franche  du  trait, 
il  n'écrivît  le  pâtre,  ou  le  boucher,  avec  sa  main  de  savetier  : 

Parmi  les  vendeurs  grouillants  qu'il  bouscule. 

La  voix  éraillée,  il  marche  portant 

La  moitié  d'un  bœuf  sur  ses  reins  d'hercule. 

«  Ou  encore  il  s'écriait  : 

Non  !  ne  demande  rien  à  la  vie  insultante  ! 


26o  LA    PROSE   DE   JEAN   AICARD 

«  Il  ne  lui  demandait  pas  grand'chose  :  deux  sous  de  pain. 
Elle  les  lui  refusa.  En  revanche,  Théodore  de  Banville  disait 
volontiers  :  «  Celui-ci  est  un  poète,  un  vrai.  »  Jean  Richepin 
écrivait  une  belle  et  bonne  préface  pour  un  livre  de  Jacques. 
Francisque  Sarcey,  dans  un  grand  article  sur  un  roman  de  Le 
Lorrain,  déclarait  sans  connaître  l'auteur  :  «  Voici  un  écrivain 
d'avenir.  »  Et  Jacques  espérait...  Quoir  Les  deux  sous  de 
pain...  peut-être  un  peu  de  beurre  avec.  Il  n'eut  ni  beurre,  ni 
pain.  La  dure  misère  noire.  Et  il  travaillait,  avec  acharnement, 
encore  et  toujours,  empilait  manuscrits  sur  manuscrits,  les 
portait  aux  éditeurs,  aux  directeurs  de  revues.  Mais  Jacques 
n'était  pas  aidé  par  le  mot  du  camarade  arrivé,  du  monsieur 
rencontré  dans  le  monde,  ami  des  puissants...  Et  l'échiné  tou- 
jours raide,  —  comme  sa  frileuse:  «  Votre  buste  érigé 
s'écartait  du  dossier  »,  —  il  fit  peut-être  l'effet  d'un  «  trop 
fier  ».  Avait-il  le  droit,  vraiment,  de  ne  s'abaisser  point  aux 
mendicités  littéraires,  aux  flatteries  habiles?...  Il  travaillait 
et  attendait.  Cela  dura  quinze  ans,  pendant  lesquels  il  étudia 
avec  passion,  en  Bénédictin  bohème,  l'ethnographie,  la 
sociologie,  les  sciences  naturelles,  la  biologie,  la  psychologie, 
s.  V.  p.  !  la  bicyclette  et  l'épée.  Il  a  fait  deux  mille  kilomètres 
à  pied,  pour  se  reposer  de  penser,  et  quatre  mille  à  bicyclette, 
dans  la  même  intention...  » 

On  interrompit  celui  qui  parlait  :  —  Tu  nous  impatientes. 
Tout  le  monde  a  essayé  d'être  un  grand  homme  de  lettres  et 
de  faire  fortune.  C'est  un  raté,  ton  Le  Lorrain...  Eh  bien, 
quoi?  il  vient  de  se  brûler  la  cervelle,  n'est-ce  pas>  de  se 
pendre  au  réverbère?  Il  y  en  a  tant  d'autres...  ' 

—  Qui  aient  son  talent?  que  nennil...  Qui  aient  conclu 
comme  lui  ?  que  non  pas  ! 

—  Qu'a-t-il  donc  fait  ? 

—  Il  a,  très  simplement,  repris  en  main  le  marteau  du 
savetier,  l'outil  de  son  enfance.  Le  même  marteau  que  Tolstoï 
manie  en  moraliste,  voici  qu'il  le  tient,  lui,  en  homme  noble- 
ment décidé  —  après  quinze  ans  de  patience,  de  travaux, 
d'inutiles  efforts  littéraires  —  à  demander  au  travail  manuel 


ESSAIE  iGl 

le  pain  quotidien.  Entendez  bien  que  ce  n'est  ici  ni  une  pose, 
ni  un  moyen  de  réclame.  Le  Lorrain  n'espère  plus  rien  de  ses 
livres.  Il  signe  :  «  Jacques  le  Savetier  »  son  appel  aux  clients 
du  quartier  Latin.  11  ne  demande  point  d'articles  critiques,  il 
voudrait  seulement  des  clients,  fussent-ils  lettrés,  qui  lui 
apportent  des  bottes  à  ressemeler,  à  son  échoppe  du  25  de  la 
rue  du  Sommerard.  N'avais-je  pas  raison  de  dire  qu'une  telle 
résolution  aurait  sa  place  dans  une  chronique  du  bien  et  du 
bon  }  Voyons,  qui  est-ce  qui  va  écrire  sur  ce  noble,  et  mora- 
lisant, et  curieux  fait  contemporain,  un  article  de  journal,  en 
lieu  sonore  r 
—  J'essayerai... 

1896. 


Jeanne   d'Arc. 

—  L'histoire  de  Jeanne  d'Arc  n'est  pas  celle  d'héroïsme  ; 
c'est  l'histoire  d'une  infamie. 

Je  regardai  mon  interlocuteur  avec  quelque  étonnement. 
C'était  un  poète  de  nos  amis.  Il  a  cinquante  ans.  Il  n'a 
jamais  rien  publié,  et  —  peut-être  à  cause  de  cela  —  il  n'a 
partout  «  que  des  svmpathies  ».  Les  critiques  eux-mêmes  ne  le 
trouvent  pas  gênant.  On  s'accorde  à  lui  prêter  du  génie...  et 
même  de  la  facilité.  Pourtant,  notre  poète  ayant,  l'année 
dernière,  annoncé  qu'il  est  prêt  à  doter  enfin  la  France  d'un 
poème  sur  Jeanne  d'Arc,  auquel  il  a  travaillé  toute  sa  vie  et 
qui  sera  son  œuvre  unique,  les  gazettes,  d'un  commun  accord, 
l'ont  baptisé  :  le  nouveau  Chapelain.  «  Voilà  une  œuvre, 
pensai-je,  condamnée  d'avance.  Nous  pouvons  dormir 
tranquille  :  la  France  n'aura  pas  son  poème  épique.  » 

Et  je  regardai  avec  surprise  ce  bon  t  Chapelain  ».  Com- 
ment !  lui  !  le  nouvel  Homère  de  la  Pucelle  !  il  parlait  ainsi  ! 

A  l'interrogation  de  mon  regard,  il  répondait  : 

—  Écoutez...  je  la  connais  à  fond  cette  horrible  histoire 


262  LA  PROSE  DB  JE  AN  AICARD 

avec  laquelle  je  vis  depuis  ma  rhétorique.  Eh  bien,  jamais 
personne  n'en  fera  un  bon  poème.  »  il  ajouta  en  riant  :  «  Pas 
même  moi  !  » 


Le  grand  Chapelain,  comme  nous  l'appelons  entre  nous, 
m'inquiétait.  Je  crus  qu'il  devenait  fou.  Il  m'entraîna  chez  lui, 
dans  le  vaste  atelier  de  peintre  où  il  lit,  écrit  et  rature,  entouré 
de  toutes  les  images  de  Jeanne  d'Arc  qu'ont  produites  la 
peinture,  la  sculpture,  et  de  toutes  les  Jeanne  d'Arc  des 
historiens  et  des  dramaturges.  Un  grand  poêle  ronflait  au 
milieu  de  l'atelier  ;  cette  mémorable  conversation  avait  lieu 
l'hiver  passé.  Il  m'ofi'rit  un  cigare  et,  soupirant  avec  douleur  : 

—  Oui,  mon  cher,  dit-il,  oui  !  je  viens  cette  nuit  même,  en 
relisant  le  livre  du  grand  Michelet  et  les  deux  volumes  de 
Joseph  Fabre,  je  viens  de  découvrir  brusquement  qu'un 
poème  sur  Jeanne  d'Arc  est  chose  impossible...  Cette  infamie 
ne  relève  que  de  l'histoire.  Les  procès-verbaux  répugnent  à 
la  poésie.  J'ai  manqué  ma  vie  ! 

Nerveusement  le  pauvre  garçon  fourragea  dans  le  poêle 
pour  activer  le  feu,  qui  ronflait  pourtant  de  son  mieux,  et  il 
reprit  avec  une  émotion  très  simple  : 

—  Pauvre  petite  !  j'ai  vécu  ma  vie  avec  elle.  Je  la  vois 
encore  tous  les  jours.  Je  la  connais,  cette  enfant.  Je  l'aime 
avec  passion,  dans  tous  les  âges  de  sa  vie.  Il  n'y  a  rien  pour 
moi  d'inexplicable  ni  même  de  surprenant  dans  le  merveilleux 
de  son  aventure...  C'est  une  bergerette.  La  fille  des  paysans 
lorrains  défend  parfois  ses  moutons  contre  le  loup,  à  coups 
de  bâton,  de  houlette  si  vous  voulez.  Et  déjà  elle  a  l'air  de 
tenir  la  hampe  d'un  étendard.  Les  léopards  anglais  rongent 
la  France  tombée.  Elle  le  sait.  Les  garçons  des  villages 
jouent  à  la  petite  guerre,  s'invectivant  entre  eux  :  —  Arma- 
gnacs !  —  Bourguignons  !  —  A  la  veillée,  les  parents  s'entre- 
tiennent de  ces  choses,  de  leurs  espérances,  de  leurs  craintes, 
et  de  ce  pauvre  Dauphin,  du  gentil  Dauphin.  La  petite 
s'émeut,  silencieusement.  Dans  leurs   batailles   à  coup  de 


EBSÀIS  263 

fronde,  les  garçonnets  de  Domrémy  l'appellent  parfois  au 
secours,  sous  la  grêle  des  pierres  :  —  A  nous,  Jeannette  !  — 
Par  saint  Denis  !  mon  frère  est  blessé  !  —  Elle  brandit  le 
bâton  qui,  hier  encore,  dans  sa  main  hardie,  a  menacé 
messire  le  loup.  —  Tiens  bon  !  j'y  vais,  mon  Jacques  1  —  Et 
elle  les  disperse,  en  les  surprenant...  —  Tu  es  vaillante. 
Jeannette,  comme  le  chevalier  saint  Michel  qui  est  si  beau 
en  peinture,  au  vitrail  de  notre  église  !  —  Et  elle  en  rêve,  la 
nuit,  de  ces  batailles  où  elle  est  ardente.  Elle  y  songe,  le 
jour,  sous  l'Arbre  des  fées,  plein  de  grands  murmures.  Et 
Monseigneur  saint  Michel  lui  apparaît  maintenant,  durant  le 
jour,  dans  ses  rêves.  Le  vieux  chêne  de  France  est  secoué 
par  l'orage  jusque  dans  ses  racines,  et  la  terre  en  est 
ébranlée.—  Jeanne!  petite  Jeanne  !  à  moi!  Les  léopards 
d'Angleterre  me  mangent  le  cœur  !  —  Elle  relève  la  tête  :  — 
Suis-je  folle,  ô  sainte  Vierge,  ma  mie  !  qui  donc  m'appelle  r 
—  C'est  moi.  Jeannette  !  au  secours  !  —  Toi  !  et  qui  donc 
es-tu  >— Ton  pays,  bonne  paysanne!  je  suis  ton  pays  de 
France.  Les  loups  anglais  boivent  mon  sang  !  —  Jamais  loups 
ne  me  firent  peur.  Je  chasserai  ceux-ci  comme  les  autres.  A 
moi  !  grands  saints  du  paradis  !  —  Et  les  saints  de  lui  appa- 
raître, car  ils  étaient  dans  son  cœur. 

»  Elle  sait  par  cœur,  notre  Jeanne,  les  chansons  simples  et 
les  sentences  où  si  bien  sont  représentés  avec  des  mots  qui 
font  couleur,  saint  Michel  et  le  Dragon,  et  Monseigneur  Jésus 
(bon  berger,  lui  aussi)  sous  son  «  petit  chapeau  de  blanches 
épines  ».  Elle  connaît  le  Grimoire  des  bergers,  où  si  délicieu- 
sement il  est  dit  : 

France  est  le  paradis  du  monde 
Paradis,  la  France  du  ciel  ! 

1^1  Et  la  voici  grandelette  et  toujours  rêvant  aux  mêmes 
choses,  car  rien  autour  d'elle  n'a  changé.  On  ne  lui  connaît 
point  d'amour,  et  comme  elle  est  à  l'âge  où  il  faut  aimer,  elle 
aimera,  quoi  donc  r  Son  rêve.  Il  s'anime  de  plus  en  plus,  et 


a64  l'A   PROSE  UK  JEAN  AKAUU 

s'empare  de  son  âme  entière.  Son  sein  bat  vitement  parfois, 
tout  gonflé,  et  elle  se  sent  prête  à  mourir  d'on  ne  sait  quelle 
espérance.  Toute  sa  vie  jeune  se  concentre  sur  son  idée  qui 
prend  corps,  et  comme  dans  le  mystère  de  la  Nativité,  voici 
que  la  Vierge  a  conçu...  Elle  porte  en  elle  un  fruit  mysté- 
rieux :  son  sublime  projet.  Elle  le  nourrit,  comme  Marie  son 
Jésus.  Et  de  même  que  ce  Jésus  a  voulu  mourir  par  pitié 
pour  le  monde,  elle  veut  bien  aff"ronter  la  mort  dans  les 
batailles,  par  pitié  pour  le  royaume  de  France...  Elle  ira  voir 
Monseigneur  le  Dauphin.  Elle  part.  Rien  ne  la  retient 
plus. 

»  Et  Baudricourt  dit  la  première  affreuse  parole  :  «  Ren- 
»  voyez-la  à  son  père,  bien  souffletée  !  »  Mais  il  se  laisse  con- 
vaincre et  aussitôt  commence  une  magnifique  histoire  de 
guerre.  C'est  Orléans  —  puis  Reims...  Oh!  s'il  s'arrêtait  là, 
le  drame,  quelle  joie  !  La  guerrière,  fidèle  à  la  pitié  de  Jésus, 
a  sauvé  la  patrie  sans  avoir  versé  de  sa  main  une  seule  goutte 
de  sang,  non  pas  même  de  sang  anglais,  symbolisant  ainsi, 
sans  la  consacrer,  la  nécessité  des  guerres,  patriote  pour  le 
présent,  humaine  pour  l'avenir.  Elle  a  gardé,  sans  cesse  et 
partout,  l'épée  au  fourreau.  Elle  a  vu  un  jour  un  Français 
qui,  rageusement,  frappait  un  Anglais  gisant  à  terre  : 
«  Méchant  Français  !  »  lui  a-t-elle  crié,  et  elle  l'a  souffleté 
du  plat  de  son  glaive.  Maintenant,  le  Roi  est  sacré.  La 
France  est  sauvée.  La  patrie  commence.  Un  sentiment  nou- 
veau est  né  d'une  vierge.  Voilà  le  miracle  !  L'amour  pour  la 
patrie  généreuse  pourra  s'agrandir  lentement  en  sympathie 
universelle.  La  France  sera  le  Christ  des  nations.  Honneur 
à  l'étendard  qui  présage  si  noble  avenir  !...  Certes,  il  a  été  à 
la  peine;  qu'il  soit  à  l'éternel  honneur  !...  Oh!  si  le  récit, 
vous  dis-je,  pouvait  finir  là  !  Mais  non,  l'histoire  inexorable 
nous  impose  la  captivité  de  Jeanne,  le  procès,  le  bûcher  ! 
C'est  horrible,  d'une  horreur  sans  nom  !  Il  faut  laisser  cela  à 
l'histoire,  qui  est  le  charnier  des  hontes.  Le  poème  ne  peut 
consacrer  cela.  C'est  horrible  à  ce  point,  parce  que  c'est  inu- 
tile. Jeanne  est  un  Christ,  dit-on.  Nullement.  Elle  n'est  un 


ESSAiis  a  65 

Jésus  ni  un  Socrate.  Elle  n'est  pas  un  penseur,  un  docteur, 
une  volonté  consciente.  Elle  n'est  qu'une  passive,  elle  n'est  que 
naïve,  elle  ne  sait  pas.  Elle  ne  sait  qu'aimer 

»  Elle  n'apportait  pas  un  Evangile  qui  eût  besoin  d'être 
consacré  par  la  persécution.  A  l'idée  qu'elle  incarne  il  suffi- 
sait de  la  mort  glorieuse,  sous  l'étendard.  Elle  comptait 
n'affronter  que  celle-là.  Et  voici  donc  qu'elle  défaille  et  pleure. 
Elle  est  prise  sous  un  filet  d'arguties.  Une  enfant  !  une  enfant  ! 
oh  I  l'ignoble,  la  basse,  l'inutile  infamie  !  que  de  lâchetés  réu- 
nies !  Et,  avant  la  mort  libératrice,  oh  !  ces  visites  d'Anglais 
dans  la  geôle  !  ces  convoitises  de  soudards,  ces  équivoques, 
ces  aréopages  de  matrones  que  surveille  un  œil  de  gentil- 
homme par  un  trou  de  serrure  !  Ce  procès  !  ce  long  procès, 
qui  prend  toute  la  place,  qui  n'en  finit  plus,  qui  multiplie  les 
formalités,  qui  tisse  des  ruses  de  mots,  qui  aiguise  en  poi- 
gnard la  lettre  des  dogmes,  qui  met  comme  un  poison  de 
crachats  dans  le  calice  de  la  communiante  !  Oh  !  l'appareil, 
la  pompe  de  l'audience  !  la  tribune  sur  la  place  !  les  dames 
aux  fenêtres  !  les  simarres  des  juges  !  les  chapes  des  prélats  ! 
les  armures  des  chevaliers  1  la  hauteur  du  bûcher  calculée 
soigneusement,  imposante  !  Quand  on  a  bien  lu,  bien  compris 
cette  histoire,  on  ne  peut  plus  rien  voir,  plus  rien,  que  la 
lâcheté  et  la  malice  humaines,  et  la  sottise  ;  et  il  faut,  d'avance, 
se  résigner  à  tout,  car  on  sait  que  tout  est  possible.  C'est 
l'abomination  des  abominations,  un  sujet  de  narration  à  don- 
ner en  concours  aux  plus  désolés  pessimistes,  aux  plus  déter- 
minés nihilistes,  à  tous  ceux  qui  nient  tout...  et  qui  ont  rai- 
son... C'est  un  mauvais  rêve,  un  odieux  cauchemar.  Élevez 
donc  à  Jeanne  d'Arc  vos  statues  tardives,  accumulez  des 
bibliothèques  en  son  honneur...  Vains  simulacres,  vaines 
déclamations  que  tout  cela  !  toutes  les  cataractes  du  ciel 
ruisselleraient  en  déluge  pour  laver  la  tache  sanglante  que 
cette  mort  a  laissée  sur  le  manteau  de  la  justice,  sur  la 
tunique  de  l'Église,  sur  la  robe  de  la  Patrie,  qu'elles  ne  par- 
viendraient pas  à  l'effacer  !...  Lorsque  Socrate  meurt  dans  la 
sérénité,  c'est  qu'il  veut  faire  de  sa  mort  un  argument...  mais 

12 


266  LA  PROSE  DE  JEAN  AICARD 

celle-ci,  la  pauvre  petite  i^orante,  elle  s'arrachait  les 
cheveux  !  —  €  Se  peut-il,  gémissait-elle,  que  mon  corps,  si 
»  net  en  son  entier,  soit  consumé  et  rendu  en  cendres  !...  Ha! 
»  ha  !  j'aimerais  mieux  être  décapitée  sept  fois  !  »  Et  ils  l'ont 
brûlée  !  brûlée  vive  !  il  me  semble  que  cela  s'est  passé  hier 
et  vos  statues  me  paraissent  les  monuments  les  plus  frap- 
pants de  la  majestueuse  hypocrisie  humaine!...  La  patrie > 
le  peuple >  les  rois?  vous  croyez  à  ça,  vous,  après  avoir  lu 
l'histoire  de  Jeanne  !  Et  vous  la  faites  lire  à  vos  fils  de  pay- 
sans }  Mais  c'est  à  leur  donner  à  tout  jamais  l'horreur  de 
tout  dévouement  !  Cachez  ça,  croyez-moi.  Arrachez-la  de 
l'histoire,  cette  page  décourageante.  Au  feu  !  au  feu  !  Et 
si  elle  est  écrite  sur  le  bronze,  au  feu  encore  !  elle  y  fondra. 
Qu'elle  soit  brûlée...  comme  Jeanne  !...  —  «  Jésus  !  »  cria- 
t-elle  au  milieu  des  flammes.  Et  elle  poussa  un  grand  cri... 
Elle  n'avait  pas  vingt  ans,  monsieur  !  » 


Le  malheureux  exalté  fondit  en  larmes.  Il  s'était  levé,  et, 
saisissant  sur  une  table  un  gros  manuscrit,  il  m'en  lut  le 
premier  vers  : 

Une  grande  pitié  du  royaume  de  France... 

Puis,  avant  que  j'aie  pu  prévenir  son  mouvement,  il  préci- 
pita son  poème,  l'œuvre  de  sa  vie,  dans  le  feu  exaspéré... 
Machinalement  il  s'était  appuyé  au  socle  d'une  grande  repro- 
duction en  bronze  de  l'admirable  Jeanne  d'Arc  de  Paul 
Dubois.  Et  il  sanglota  longtemps,  image  désespérée  d'une 
génération  qui,  n'ayant  plus  l'espérance  en  Dieu,  n'a  plus  de 
force  ni  de  courage  devant  les  inexplicables  triomphes  de 
l'intrigue  et  de  l'injustice. 

1896 


BSaAJS  267 

Simple  Histoire  d'un  Petit  Enfant. 

Je  suis  à  Rome  et  l'envie  me  prend  de  vous  conter  une 
histoire  vraie  qui  a  l'accent  d'une  ballade  poétique. 

Il  y  a  dix-neuf  siècles  vivait  à  Rome  un  petit  enfant.  Il  avait 
cinq  ou  six  ans,  sa  mère  lui  parlait  matin  et  soir  du  dieu  Jésus, 
qui  aimait  les  tout  petits,  et  qui,  du  geste,  ordonnait  aux 
foules  de  s'écarter  pour  laisser  les  innocents  arriver  auprès 
de  lui.  —  «  Quand  ils  étaient  près  de  lui,  disait-elle,  il 
caressait  leurs  beaux  cheveux  ainsi...»  Et  la  mère  cares- 
sait les  cheveux  de  son  fils  avec  la  tendresse  d'un  dieu 
Jésus.  Cette  tendresse  était  un  sentiment  tout  nouveau 
que  les  Romains  ne  comprenaient  pas  encore  et  dont  ils  se 
méfiaient.  Les  Romains  aimaient  la  force  et  la  beauté,  la  force 
surtout.  Ils  pensaient  qu'elle  prime  la  justice.  Jésus  était  venu 
dire  au  monde  non  pas  que  la  justice  prime  la  force,  mais,  bien 
plus  !  que  l'amour  véritable  (la  tendresse  faite  de  douce  pitié 
pour  l'humaine  misère)  était  meilleur  que  tout,  plus  fort  que  la 
force,  plus  beau  que  la  beauté,  plus  juste  même  que  la  justice. 

Aujourd'hui,  après  dix-neuf  cents  ans,  le  monde  semble 
parfois  revenir  à  la  dure  pensée  romaine.  On  croit  la  voir 
renaître,  abstraite  dans  les  cerveaux  ou  vivante  dans  les 
g-estes,  mais  toujours  diminuée  de  la  qualité  suprême  qui,  aux 
temps  antiques,  la  rendait  attrayante  et  qu'on  nomme  la  beauté. 
Beaucoup  d'hommes,  aujourd'hui,  adorent  la  luxure,  l'avarice, 
la  force  brutale,  mais  ils  ignorent  les  Grâces  et  Vénus,  et 
Plutus  et  Hercule  ;  ils  ont  des  vices  sans  art  ;  ils  nous  font 
regretter  à  la  fois  la  superbe  forme  païenne  (vis  superbae 
formae)  et  l'âme  délicieuse  de  l'Évangile  —  toutes  deux 
déchues...  Le  monde  est  triste.  Heureux  ceux  qui  furent  aimés 
par  les  femmes,  à  l'heure  où  se  levait,  toute  nouvelle  dans  les 
cœurs  et  fraîche  comme  une  aube,  la  tendresse  chrétienne  î 

Or,  la  mère  dont  je  parle  était  de  ces  patriciennes  de  Rome 
que  la  poésie  de  Virgile  avait  préparées  à  celle  du  Christ 
Jésus.  Et  son  petit  enfant  savait  répéter  déjà  de  beaux  vers 


a  68  LA  PROSE  DE  JEAN  AICARD 

d'églogue  qui  parlaient  du  chant  des  cigales,  du  miel  des 
abeilles,  du  susurrement  desjruisseaux  et  il  savait  aussi  réciter 
de  belles  proses  qui  demandaient  au  Dieu  nouveau  —  à  Dieu 
le  Père  —  le  pain  quotidien  et  le  pardon  des  offenses.  Il 
disait  volontiers,  quand  on  le  lui  demandait  : 

Qui  legitis  flores  et  humi  nascentia  fraga, 
O  pueri,  fugite  hinc,  latet  anguis  in  herba. 

Et  c'était  là  sa  langue  maternelle. 

Et  il  disait  soir  et  matin,  en  joignant  ses  mains  mignonnes, 
captives  dans  celles  de  sa  mère  :  «  Pater  noster,  qui  es  in 
cœlis,  adveniat  regnum  tuum,  fiât  voluntas  tua...  » 

Hélas  !  le  petit  enfant  tomba  malade.  Il  cessa  de  courir 
dans  les  jardins.  Il  garda  la  maison.  Et,  assis  sur  des  tapis 
épais,  il  jouait  avec  des  figurines  d'hommes  et  d'animaux  que 
son  père  achetait  pour  lui  dans  les  boutiques.  Mais  l'enfant, 
comme  il  arrive,  les  dédaignait,  ayant  une  préférence  marquée 
pour  trois  objets  sans  valeur  :  un  morceau  de  serpentine, 
débris  de  quelque  dallage,  et  deux  billes  d'agathe.  Il  aimait 
aussi  beaucoup  un  petit  fragment  de  pierre  dure  oîi  un  habile 
ouvrier  avait  gravé  la  figure  d'un  génie  douteux,  ange  ou 
amour,  et  trois  fleurs  à  trois  pétales  qui  semblaient  tomber 
du  ciel. 

Et  le  bel  enfant,  hier  encore  si  joyeux,  quand  il  eut  bien 
souffert,  mourut.  Le  père  et  la  mère  se  regardèrent  en  pleurant 
sans  rien  dire.  On  enveloppa  le  petit  chrétien  dans  un  linceul 
et  on  le  porta  dans  la  basilique  souterraine.  Le  petit  mort  fut 
placé  au  milieu  du  temple.  Les  hommes  se  rangèrent  d'un 
côté,  les  femmes  de  l'autre.  Le  prêtre  officia.  Puis  les  chrétiens 
suivirent,  dans  les  étroits  couloirs  de  la  catacombe,  le  cercueil 
où  dormait  l'espoir  terrestre  des  parents. 

Les  murs  semblaient  des  parois  de  ruche,  tout  creusés 
d'alvéoles.  Ruches,  en  effet,  où  entraient  ces  larves  :  les  corps, 
et  d'où  s'envolaient  ces  abeilles  :  les  âmes  —  chargées  du 
miel  de  leurs  bonnes  œuvres. 

Et  dans  une  de  ces  alvéoles,  la  plus  petite,  on  déposa  le 


ESSAIS  269 

petit  corps  enveloppé  de  lin.  Hélas!  II  ne  jouera  plus,  l'enfant, 
avec  les  jouets  préférés  !  Il  dort  pour  toujours  :  il  ne  deman- 
dera plus  à  Dieu  le  pain  quotidien  : 

<  Miserere  mei,  Domine!  Fiat  voluntas  tua.  Et  Pax  in  terra 
hominibus  bonœ  voluntatis.  » 

On  ferma,  dans  la  paroi  du  mur,  le  trou  noir.  On  le  ferma 
d'une  plaque  de  marbre  de  la  longueur  du  lit  d'un  enfant  de  cinq 
ans,  et  les  bords  de  la  plaque  furent  scellés,  aux  quatre  côtés 
du  trou  carré,  par  le  ciment  romain  —  dont  le  secret  est  perdu. 

En  cet  instant,  on  entendit  un  sang-lot  dans  l'assistance  de 
ces  résignés.  C'était  la  mère.  Elle  croyait  son  enfant  heureux 
d'être  mort  puisque  la  mort,  c'était,  en  ce  temps-là,  le  retour 
vers  Dieu,  un  Dieu  qui  était  le  Père  !  Elle  pleurait  pourtant 
malgré  elle,  avec  sa  chair,  parce  que  son  enfant  ne  jouerait 
plus,  assis  sur  des  tapis  aux  belles  couleurs,  avec  les  billes 
d'agathe  et  le  morceau  de  dalle  cassée. 

Le  morceau  de  marbre  et  les  deux  billes,  elle  les  avait 
apportés.  Ils  brillaient  entre  ses  mains  à  la  lueur  des  lampes 
d'argile  qu'on  abaissait  vers  les  maçons  agenouillés  —  car  le 
petit  sépulcre  était  au  ras  du  sol. 

Et  la  mère  pria  les  maçons  de  sceller,  avec  leur  bon  ciment, 
dans  l'encadrement  de  la  tombe,  les  deux  billes  d'agathe  et 
le  pauvre  morceau  de  marbre  ébréché,  ce  qu'ils  firent  avec 
soin.  C'était  un  signe  où  l'on  reconnaîtrait  plus  facilement  la 
tombe  chérie,  et  puis,  qui  sait,  le  petit  corps  serait  content 
d'avoir  près  de  lui  les  humbles  jouets  favoris,  pendant  que 
l'âme  jouerait  dans  le  ciel  sur  les  tapis  de  nuage  du  bon  Dieu... 
Les  mères  ont  de  ces  pensées  qui  peuvent  sembler  sacrilèges, 
mais  qui  font  sourire  les  anges. 

A  ce  moment,  on  entendit  encore  un  sanglot  plus  fort. 
C'était  le  père.  Il  avait,  lui,  apporté  le  petit  génie  incertain, 
amour  ou  ange,  gravé  dans  la  pierre  dure.  Il  avait  fait  emplir 
d'un  bel  or  reluisant  le  creux  de  la  pierre  incisée,  et  il  la  fit 
sceller  au  fronton  de  la  tombe,  sous  la  protection  d'une  vitre 
bien  transparente;  puis  l'assemblée  chrétienne  se  retira... 

Et,  pendant  dix-neuf  cents  ans,  les  deux  billes  d'agathe,  le 


270  LA  PR06K  UE  JEAK  AICARD 

morceau  de  serpentine  et  le  petit  génie  incertain  aux  trois 
fleurs  mystérieuses  devaient  reluire  dans  l'ombre,  sous  les 
seuls  regards  de  Dieu  l'Inconnu,  pour  affirmer  obscurément, 
mais  obstinément,  l'immortalité  de  l'amour,  du  seul  amour 
vrai,  celui  qui  accompagne  les  morts. 

Or,  hier,  je  suis  entré  dans  la  catacorabe,  assez  nouvelle- 
ment explorée.  La  curiosité  des  historiens,  des  savants,  des 
artistes  y  a  profané  déjà  toutes  les  tombes.  Presque  toutes 
sont  éventrées,  livrant  le  secret  des  poussières  moisies  et  des 
ossements  verdissants,  mais  la  petite  tombe  de  l'enfant  est 
toujours  close  hermétiquement. 

—  Vous  ne  l'ouvrirez  pas,  j  espère>  ai-je  demandé  à  l'ingé- 
nieur. 

—  Elle  ne  sera  pas  ouverte,  me  fut-il  répondu. 

Et  j'eus  envie,  agenouillé  comme  j'étais,  pour  mieux  voir,  de 
baiser  ce  marbre,  ces  agathes,  cette  vitre. 

Et,  ce  matin,  j'ai  eu  l'honneur  insigne  d'être  reçu  par  une 
reine,  dans  son  palais  magnifique  qui  s'appelle  le  Quirinal. 
La  reine  d'Italie  daigna  me  demander  quelles  étaient  mes 
admirations  à  Rome,  et  ce  qui  m'avait  touché  le  plus  parmi 
tant  de  merveilles.  Et  je  n'ai  pu  m'empêcher  de  répondre: 
«  Majesté,  c'est  la  tombe  d'un  petit  enfant,  mort  depuis  dix-neuf 
cents  ans.  »  Et  la  mort  de  l'enfant  de  cinq  ans,  du  petit  enfant 
âgé  de  dix-neuf  siècles  a  touché  la  reine.  Et  tandis  que, 
selon  la  règle  du  palais,  les  laquais  en  livrée  rouge,  dans  la 
galerie  par  où  s'en  allait  l'étranger,  se  rangeaient  en  bel 
ordre  sur  son  passage  —  l'âme  du  visiteur,  au  sortir  de  la 
somptueuse  demeure,  retournait  dans  la  catacorabe,  s'enfonçait 
sous  l'humide  poussière  des  siècles,  et  là,  parmi  les  osse- 
ments verdâtres,  elle  baisait,  agenouillée  dans  la  nuit,  le 
petit  génie  incertain,  amour  ou  ange,  qui  brille  au  fronton  de 
la  petite  tombe  chrétienne,  avec  ses  trois  fleurs  mystérieuses, 
tout  près  des  deux  billes  d'agathe  et  du  morceau  de  dalle 
cassée... 

Éternels  débris  ! 
1899. 


S86ÀIS  a~,  I 


L'Ame  Arabe  *. 


A  PIERRE    LOTI. 


Ce  que  j'ai  fait  en  Algérie,  ô  Loti,  c'est  à  vous  que  je  le 
veux  conter,  parce  que  vous  avez  une  âme,  une  âme  qui  va  loin 
sous  les  choses,  qui  lit  le  verbe  entre  les  lignes;  parce  que 
dans  vos  yeux  vagues,  la  vie  même  incomprise  se  reflète 
approfondie  et  conçue;  parce  que  vous  êtes  un  poète  et  que 
moi,  n'ayant  rien  à  vous  apprendre,  je  suis  sûr  d'être  deviné 

par  vous. 

* 
*  ♦ 

Je  suis  allé  dans  ce  pays  qui  vous  charme,  d'abord  pour 
changer  de  place;  pour  monter  à  cheval  en  quittant  un  bateau; 
pour  voir  d'autres  visages  que  celui  de  nos  concierges  pari- 
siens ;  pour  acheter,  à  Biskra,  d'un  marchand  toulonnais,  une 
musette  en  poil  de  chameau  et  un  faux  poignard  touaregs  que 
m'ont  volés,  à  Biskra  même,  des  garçons  de  café  parfaitement 
européens;  pour  m'affubler  d'un  chapeau  de  palme  grand 
comme  un  parasol  et  brodé  de  laine  rouge;  pour  inaugurer 
un  chemin  de  fer;  pour  offrir  à  Tunis  la  première  conférence 
française  qui  y  ait  été  faite  :  pour  voir  Barka  danser,  un  peu 
niaisement,  la  danse  du  ventre,  qui  ne  vaut  pas  la  danse  du 
sabre  dansée  par  des  hommes  ;  pour  causer,  au  bord  du  désert 
avec  trois  ministres  et  quelque  cent  députés  ;  pour  trouver 
vilaines  les  juives  boursouflées  de  Tunis,  et  magnifique  l'hos- 
pitalité des  Tunisiens  ;  pour  effrayer  dans  Tunis,  une  Améri- 
caine qui  m'a  pris  pour  un  Américain  ;  pour  y  entendre,  à 
minuit,  dans  un  cabaret,  pleurer  tout  à  coup  un  rieur  sceptique 
qui  m'a  avoué  un  cœur  exquis  ;  pour  entendre  deux  cents 
personnes  me  demander  tour  à  tour,  en  une  heure,  devant  les 
gorges  du  Rummel,  à  Constantine,  si  ce  t  paysage  m'inspi- 

I.  Extrait  de  la  Préface  de  .4m  Bord  du  Désert. 


372  liA  PROSE  DE  JEAN  AICARD 

rait  »  ;  pour  m'entendre  dire  par  les  mêmes,  tous  les  jours 
cent  fois,  un  mois  durant,  cet  assommant  beau  vers  d'Alfred 
de  Musset  : 

Poète  prend  ton  luth...  et  me  donne  un  baiser. 

que  les  femmes  n'achèvent  jamais  !  pour  acheter  un  bracelet 
d'esclave  à  un  homme  libre  qui  voulait  me  le  vendre  six  fois 
sa  valeur,  —  mais  j'ai  dit,  prévenu  par  un  interprète  :  «  Prends 
ta  balance,  et  pèse  !»  —  et  il  a  répondu,  cet  Arabe  :  «  Je  vois 

que  tu  la  connais  » 

Après  cela,  j'ai  repris  le  bateau  «  pour  France  »  ;  j'ai 
quitté,  non  sans  tritesse,  des  amis  nouveaux;  j'ai  vu  le  grand 
continent  s'enfoncer  et  disparaître  dans  le  lointain  entre  ciel 
et  mer,  l'apparition  d'Alger,  teinté  de  bleu  de  ciel  et  de  blan- 
cheur d'écume,  fondre  lentement  sous  le  ciel  et  l'eau...  La 
nuit  est  venue,  sans  étoiles,  —  mais  des  étoiles  bleuâtres  se 
sont  allumées  le  long  du  bord,  dans  les  écumes  phosphores- 
centes. J'ai  regardé  longtemps  cet  éventail  blanc  qu'ouvre 
devant  lui  l'éperon  du  bateau  ;  la  route  étincelante  qu'il  laisse 
sur  l'eau  derrière  lui,  chemin  de  gloire  bientôt  effacé,  et  le 
sillage  de  fumée  bientôt  éparpillé  dans  l'air...  Le  capitaine 
m'a,  au  matin,  désigné  la  terre,  invisible  pour  moi  dans  les 
brumes  dorées.  Puis,  Marseille  a  surgi  ;  les  horizons  connus 
ont  reparu  ;  les  douaniers,  vainement,  ont  essayé  de  troubler  la 
douce  émotion  de  mon  cœur...  Et  me  voici  chez  moi,  à  la  cam- 
pagne, dans  ce  cabinet  de  travail  que  vous  connaissez,  en  train 
de  vous  écrire  entre  deux  étagères  algériennes  et  trois  pots  de 
Tunis,  un  peu  sot  du  retour,  si  je  n'avais  à  vous  dire  que  j'ai 
rapporté  de  là-bas  quelque  chose  de  l'âme  arabe. 


Il  y  a  six  mois  que  les  lignes  précédentes  ont  été  écrites, 
Loti,  dans  ma  retraite  de  Provence. 


ESSAIS  273 

Je  reprends  ces  pages  à  Paris,  comme  une  lettre  qu'on  a  un 
moment  interrompue. 

Ce  qui  m'a  interrompu,  c'a  été,  ô  Loti,  un  projet,  une  idée 
bizarres  :  l'idée,  le  projet,  de  faire  jouer  au  Théâtre-Français 
une  pièce  en  quatre  actes,  en  vers. 

Fatale  idée,  Loti,  projet  fatal  !  Puisse  le  Bouddha  cher  à 
Chrysanthème  vous  garder  à  tout  jamais  du  projet,  de  l'idée 
bizarres  qui  pourraient  vous  venir,  comme  à  moi,  —  ô  Loti, 
—  de  faire  marcher  sur  un  théâtre  vos  rêves  en  habits  de 
réalité  ! 

Le  théâtre,  ô  Loti,  est  un  endroit  redoutable,  où  les  rêves 
des  rêveurs  prennent  des  corps,  des  voix,  pour  injurier  et 
frapper  leurs  pères. 

Au  théâtre,  votre  frère  Yves  vous  dirait  que  vous  ne  savez 
pas  ce  que  vous  faites,  votre  petite  Chrysanthème  vous  affir- 
merait que  vous  ne  savez  pas  ce  que  vous  dites,  et  Azyadée 
que  vous  êtes  un  sot. 

Dès  qu'on  apprendrait  que  vos  propres  amoureuses,  vos  pro- 
pres frères  et  enfants,  n'ont  pour  vous  aucun  respect,  le  bruit 
se  répandrait  que  vous  êtes  plus  bête  encore  qu'ils  n'osent  le 
dire,  et  les  gazettes  l'imprimeraient  ! 


Elles  l'imprimeraient,  Loti.  Il  se  trouverait  des  confrères 
pour  annoncera  tout  l'univers  que  votre  oeuvre,  encore  incon- 
nue, votre  œuvre  encore  vôtre,  est  indigne  d'être  et  de  paraî- 
tre. 

Ils  ne  s'apercevraient  point  qu'il  y  a,  dans  un  procédé  pareil 
injustice  et  cruauté.  Ceux  mêmes  qui  demandent  des  œuvres 
dramatiques  nouvelles,  des  efforts  nouveaux,  qui  crient  : 
«  Place  aux  jeunes  !  »  c'est-à-dire  aux  auteurs  sans  autorité, 
—  ne  s'apercevraient  point  qu'ils  font  du  découragement,  du 
désespoir  peut-être,  qu'ils  ruinent  d'avance  l'avenir  sur  lequel 
comptait  un  travailleur.  Ils  ne  diraient  pas,  ô  Loti  !  qu'ils  sont 
pareils  à  la  grêle  qui  tue  la  moisson  à  peine  germée. 

12. 


374  LA  PROSE  DE  JEAN   AICARD 


Et  le  public,  indifférent,  croirait,  sur  la  foi  des  gazettes, 
que  l'œuvre,  inconnue  de  tous,  a  été  condamnée  par  tout  le 
monde,  —au  moment  même  où  vous,  l'auteur,  vous  déniez  à 
l'expérience  des  maîtres  eux-mêmes,  et  sur  leur  conseil,  le 
droit  de  dire  à  l'avance  :  «  Ceci  fera  de  l'effet,  ceci  n'en  fera 

pas.  » 

* 
*  * 

Car,  ô  Loti  !  l'art  du  théâtre  est  par  excellence  l'art  sans 
formule.  Au  théâtre,  tout  le  monde  vous  conseille,  personne 
ne  sait  quoi.  C'est  un  lieu  magique  où  on  perd  toutes  les  illu- 
sions. L'effet  y  prime  le  sentiment,  la  pensée,  l'émotion.  Tout 
le  monde  cherche  donc  l'effet,  mais  personne  ne  sait  où  il 
est.  La  grosse  affaire  est  d'affirmer  que  l'auteur  le  sait  moins 
que  personne.  Quelquefois  tout  le  monde  croit  le  savoir... 
«C'est ici  !  »  Quelle  erreur  !...  c'est  là-bas,  tout  au  contraire, 
qu'il  se  produit  alors  au  mépris  des  prévisions.  Et  le  critique 
triomphalement  de  s'écrier  :  «  Ça,  c'est  du  théâtre  !  »  juste 
quand  le  succès  le  lui  fait  croire. 


Qu'il  y  ait  un  art  dramatique  où  l'émotion  naîtrait  des 
situations  et  des  paroles,  sans  effet,  —  ce  qui  serait  d'un  très 
grand  effet,  —  je  suis  de  ceux  qui  le  pensent,  —  mais  les 
critiques  enseignent  le  contraire,  les  directeurs  affirment  le 
contraire,  parce  qu'ils  se  font  un  devoir  de  chercher  le  succès 
d'argent,  non  le  succès  d'art,  —  et  le  public,  —  qui  a  bien 
d'autres  affaires,  —  passe  condamnation.  Il  va  au  cirque,  — 
que  j'aime  beaucoup,  et  vous  aussi,  ô  Loti. 


Après  les  Burgraves,  Victor  Hugo,  —  ceci,  je  crois,  n'a 
jamais  été  raconté,  —  s'écria  :  «  Le  théâtre  m'ennuie  ;  les 


ESSAIS  27» 

comédiens  m'ennuient  ;  les  répétitions  m'ennuient  ;  les  direc- 
teurs m'ennuient;  les  ministres  m'ennuient;  la  censure 
m'ennuie;  les  rois,  les  empereurs  m'ennuient...  je  ne  ferai 
plus  de  théâtre!...  » 

Découragé,  il  employa  «  ce  qu'il  avait  de  talent  »  à  faire 
la  Légende  des  Siècles. 


Ne  faites  pas  de  théâtre,  ô  Loti.  Moi,  je  n'ai  plus  qu'une 
vingtaine  de  comédies  et  de  drames  à  écrire  et  je  jure  de  n'en 
plus  faire  aussitôt  après. 

Pour  le  moment,  impatienté,  j'ai  préféré  revenir  à  l'âme 
arabe  que  «  faire  du  théâtre  ».  Je  retournerai  dans  quelque 
temps  à  la  Comédie-Française.  Je  vous  y  convierai.  Vous  n'y 
viendrez  pas.  Vous  ne  devez  pas  aimer  ça. 

A  mon  retour  d'Algérie,  Loti,  au  sortir  des  grands  hori- 
zons de  désert  et  de  mer,  —  on  ne  saurait  croire  quel  effet 
lamentable  m'ont  produit  la  scène  et  les  décors  d'un  théâtre  ! 
Je  ne  comprenais  plus.  Le  joujou  de  carton  était  trop  petit  ; 
l'action,  trop  compliquée  et  trop  rapide...  C'est  que  j'étais 
habitué  aux  simplicités,  aux  grandeurs,  à  la  patience... 
j'étais  arabisé. 

L'âme  arabe,  ô  Loti,  est  simple,  grande,  patiente,  et  n'a 
rien  à  voir  aux  discussions  de  théâtre. 


J'ai  écrit  aujourd'hui  les  derniers  vers  de  mon  livre. 

Laissez-moi  vous  conter  comme  il  a  été  joyeusement  bap- 
tisé, à  vous  qui  aimez  les  jeux  de  la  vie,  du  hasard,  et  de  la 
fantaisie. 

Moi  qui  nai  pu  assister  à  Rochefort  à  votre  fête  •  moyen 
âge,  »  je  compte  aller  voir  samedi  prochain  le  bal  offert  aux 
Parisiens  par  M.  Cernuschi.  Je  rêve  un  costume  d'Othello,  et 
j'essayais  chez  moi  une  robe  blanche,  de  lin  et  de  soie,  quand 


276  LA   PROSK  DE  JEAN  ATCAED 

des  amis,  à  l'improviste,  ont  frappé  à  ma  porte.  C'était  ce 
soir  même  :  «  Ah  !  vous  voilà  !  vous  allez  baptiser  mon  livre  !  » 
Nous  éclairâmes  a  giorno.  Le  hasard,  qui  m'habillait  en 
Oriental,  fit  entrer  chez  moi,  à  ce  moment,  un  jeune  Arabe  qui 
fut  mon  compagnon  de  voyage  de  Tunis  à  Alger.  Quand  il 
eut  entendu  la  Pétition  de  l'Arabe,  la  dernière  pièce  de  ce 
livre,  mon  hôte,  touché,  ôta  de  son  doigt  une  bague,  et  me 
tint,  très  gracieusement,  ce  discours,  non  sans  quelque 
solennité  :  «  Ceci  est  un  talisman.  Douze  lignes  du  Koran  sont 
gravées  sur  la  pierre  de  cette  bague,  grande  comme  l'ongle  du 
petit  doigt,  et  qui  a  été  rapportée  de  la  Mecque.  Je  vous 
donne  cette  bague  en  souvenir  du  jour  où  vous  avez  achevé 
ce  livre,  qui  défend,  d'une  manière  si  touchante  pour  moi,  la 
race  arabe. 

«  Cette  bague  est  un  souvenir  légué  à  mon  père  par  le 
Kashnadar  (ministre  de  Tunis  avant  le  protectorat),  le  même 
à  qui  M.  Thiers  écrivait  :  «  La  Tunisie  est  pour  vous  un  trop 
€  petit  champ  d'action  ;  vous  êtes  vraiment  un  homme  d'État.  » 

«  Je  tiens  beaucoup  à  ce  talisman,  le  ministre  notre  ami  l'a . 
porté  trente-sept  ans.  J'aurais  «  le  cœur  fendu  »  s'il  était 
porté  à  l'avenir  par  un  autre  que  vous  ;  je  vous  l'offre  comme 
un  remercîment  des  Arabes.  » 


L'émotion  d'un  Arabe,  le  jour  même  où  j'ai  écrit  la  dernière 
ligne  de  mon  livre,  voilà,  Loti,  un  souvenir  émouvant  pour 
moi.  Je  vous  le  conte,  persuadé  qu'il  vous  touchera  aussi. 

Cette  bague,  c'est  le  signe  de  mon  alliance  avec  l'âme 
arabe.  Pendant  que  je  la  glissais  à  mon  doigt  j'évoquais  une 
forme  entrevue  dans  la  villa  mauresque,  à  la  grille  d'une 
fenêtre,  une  tête  fine,  curieuse,  aux  grands  yeux  doux,  bien 
noirs  et  luisants  d'une  vive  étincelle,  et  je  nommais  en  mon 
souvenir  la  Kheïra  du  poète  Bib-el-Thebib,  et  je  me  croyais 
son  fiancé,  dans  l'étincelante  demeure  du  Rêve,  où  les  jours 


ESSAIS  «77 

sont  des  nuits  constellées  de  flambeaux,  embaumées  de  fleurs, 
pleines  de  chansons. 

«  Les  étoiles  m'illuminent,  les  fleurs  m'embaument,  les 
chansons  me  bercent.  » 

Sur  l'or  de  cette  bague,  je  ferai  graver  une  date,  celle  d'au- 
jourd'hui :  i6  mai  1888. 


L'âme  arabe  dit  : 

Tu  ne  seras  vraiment  charitable  et  pieux 
Qu'après  avoir  donné  ce  qui  te  plait  le  mieux. 

Elle  a  dit  : 

Un  nom  obscur,  mais  pur,  est  glorieux  dans  l'ombre, 

Elle  a  dit  : 

Se  servir  du  poignard,  c'est,  —  fût-on  le  vainqueur,  - 
Lui  donner  pour  fourreau,  demain,  son  propre  cœur. 

Elle  a  dit  : 

Poète,  parle  à  tous  avec  force  et  douceur, 
Et  ni  juge  ni  roi,  sois  un  avertisseur. 


Aucune  sagesse  n'a  pensé  plus  haut.  C'est  la  parole  chré- 
tienne. 
L'âme  arabe,  ô  Loti,  est  simple,  grande,  patiente. 
Elle  accepte  la  vie  et  elle  accepte  la  mort. 


Parmi  les  procédés  d'art  et  de  critique,  il  y  en  a  deux,  très 
opposés,  et  qui  sont  symétriques  : 

L'un  consiste  à  voir  dans  la  nature  qu'il  s'agit  dexprimer, 
ou  dans  l'œuvre  qu'il  faut  qualifier,  uniquement  les  choses 


378  LÀ  PROSE  DE  JEAX  AICARD 

mauvaises,  déplaisantes,  le  mal  et  l'erreur.  Dans  ce  système, 
quand  le  bien,  l'agréable,  sont  constatés,  ils  prennent  l'arrière- 
plan  ;  ils  sont  subordonnés,  niés  presque,  sinon  tout  à  fait. 

L'autre  consiste  à  ne  voir  ou  à  ne  montrer  que  le  bon  et  le 
bien.  Le  mauvais  et  le  mal  sont  alors  sinon  niés,  du  moins 
subordonnés,  relégués  à  l 'arrière-plan...  Des  deux  systèmes, 
quel  est  le  meilleure 

Pour  moi,  qui  ne  me  permettrai  jamais  de  trancher  aucune 
question,  —  et  qui  ne  reconnais  aux  critiques  et  aux  chefs 
d'école  que  le  droit  d'affirmer  les  préférences  de  leur  nature 
propre,  mais  non  de  proclamer  des  règles,  je  préfère  l'art  qui 
met  au-dessus  de  tout,  —  comme  le  fait  la  nature  elle-même, 
—  les  rayons,  les  nettetés,  l'éclat,  la  vie,  l'épuration  perpé- 
tuelle, universelle. 

Je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  reprochent  aux  corbeaux  de 
manger  de  la  viande  corrompue  :  je  les  remercie  d'être  des 
nettoyeurs.  Les  charognes,  dans  la  nature,  tiennent  peu  de 
place,  et,  vite,  sont  éliminées,  disparaissent  sous  les  fleurs  et 
les  verdures. 

Je  ne  dis  pas  aux  roses  :  «  Fi  !  vous  naissez  du  fumier  !  » 
je  suis  tenté  de  dire  au  fumier  :  «  Gloire  à  toi  qui  nourris 
les  roses  !  » 


O  Loti,  le  réel  social,  que  l'on  confond  trop  souvent  avec 
la  nature,  est  quelquefois  abject  parce  qu'il  se  modèle  impar- 
faitement sur  la  nature  divine...  J'appelle  divin  tout  ce  qui 
échappe  à  l'homme,  se  passe  de  lui,  et  l'emporte. 

La  terre  n'est  pas  ignoble  ;  elle  absorbe  toute  ignominie  et 
en  fait  de  la  vie,  éternellement;  la  mer  n'est  jamais  salie  : 
elle  lave  tout  ce  qu'elle  touche,  les  rochers  du  rivage  et  le 
pont  de  votre  navire  ;  le  ciel  est  la  source  de  pureté,  eau  et 
feu.  La  vie  est  propre  et  glorieuse.  La  mort,  immortellement, 
est  absorbée  et  rendue  vivante.  Il  n'y  a  de  naturalisme,  d'art, 
de  politique,  de  philosophie  viables,  que  ceux  qui,  copiant  la 
nature  même,  simplifient  tout,  purifient  par  la  simplification 


ESSAIS  279' 

qui  rapporte  chaque  élément  à  sa  source  particulière,  lavent, 
éclairent,  et  font  grermer,  c'est-à-dire  monter  vers  la  lumière. 
L'esthétique  est  une  morale. 


J'ai  lu  sur  les  Arabes,  ô  Loti,  différents  ouvrages,  où  tous 
les  défauts  de  la  race  sont  signalés  avec  un  soin  méticuleux. 
Voleurs,  menteurs  et  pouilleux,  voilà  les  aménités  naturalistes 
dont  couramment  on  les  gratifie. 

J'estime  que  les  Français  orgueilleux  qui  parlent  ainsi  d'un 
peuple  vaincu,  le  traitent  injustement  et  maladroitement  en 
ennemi  armé  et  debout. 

L'Arabe  ne  nous  hait  point.  Il  hait  le  juif,  non  le  chrétien. 
Aïssa  ou  Jésus  est  pour  lui  un  prophète  vénérable.  En  outre, 
cette  race  guerrière,  chevaleresque,  a  le  respect  d'une  Force  à 
qui  Dieu  a  permis  le  triomphe. 

Elle  a  le  respect  du  vainqueur.  Si  tu  as  vaincu,  c'est  que 
Dieu  l'a  voulu.  De  plus,  trop  fière  pour  rabaisser  ses  ennemis, 
elle  les  estime,  les  admire  d'être  ses  vainqueurs,  et  demeure 
prête  —  si  le  vainqueur  n'essaie  pas  de  dominer  sa  conscience, 
n'offense  pas  sa  religion  —  à  le  servir  comme  un  noble  et  bon 
maître,  le  désigné  de  Dieu. 

Avec  de  telles  dispositions  d'âme,  TArabe,  manié  par  une 
autorité  éclairée,  énergique  et  subtile  à  la  fois,  aussi  polie  que 
ferme,  deviendrait  une  force  française  incomparable,  très 
supérieure,  par  entraînement  religieux  et  physiologique,  à 
l'élément  européen,  fatigué,  lui,  par  l'esprit  sceptique,  ana- 
lyste et  positif,  par  un  rationalisme  de  décadence  qui  est  la 
mort  de  tout  enthousiasme  et,  par  conséquent,  de  toute  gran- 
deur, de  tout  dévouement,  de  toute  patrie,  comme  de  toute 
famille  et  de  toute  religion. 


Il  va  sans  dire  qu'il  ne  me  vient  pas  à  l'esprit  d'opposer  la 
société  arabe  à  nos  sociétés  européennes.   C'est  de  Vdme 


a8o  LA  PROSE  DE  JEAX  AICARD 

arabe  que  je  parle  uniquement,  de  l'individualité  morale  de 
l'Arabe,  de  sa  conception  de  la  vie;  je  parle  de  ce  qu'il  y  a 
d'essentiellement  beau  dans  le  génie  de  cette  race,  qui  n'a 
rien  à  fonder,  puisqu'elle  a  placé  son  intérêt  d'être,  son  âme, 
bien  plus  haut  que  ce  monde,  —  et  qui  aurait  le  droit  en 
somme  de  vivre  à  sa  guise,  si  nous  n'étions  pas  encore  aux 
temps  de  deuil  où  la  Guerre  prétend  fonder  le  Droit. 


On  a  impolitiquement  fait  à  l'Arabe  la  mortelle  offense 
d'accorder  aux  Israélites  d'Algérie  des  privilèges  qu'il  n'a 
pas  ;  on  l'a,  de  fait,  déclaré  inférieur  à  la  race  qu'il  abomine. 
Faute  énorme  I  grosse  de  périls  !  La  France  de  l'égalité  doit 
aux  Arabes,  sans  tenir  compte  de  leur  intolérance,  plus  de 
respect  véritable. 

Au  lieu  de  respecter  la  foi  de  l'Arabe,  on  la  brave.  Au  lieu 
de  traiter  l'Arabe  en  noble  chevalier  vaincu,  on  le  traite  en 
indigne  ;  il  est  en  face  de  nous,  sans  moyens  d'action,  sans 
députés  indigènes,  sans  autre  défense  que  l'insurrection.  On 
en  abuse. 

En  ceci,  la  France  oublie  qu'elle  est  l'apôtre  de  tous  les 
affranchissements. 

Nous  ruinons,  nous  abîmons  une  grande  race  qui  nous  est 
fraternelle  et  demeure  prête  pour  nous  au  dévouement  des 
martyrs  :  l'Arabe  l'a  prouvé  en  70. 

Les  colons  supprimeraient  volontiers,  d'un  seul  coup, 
tout  l'élément  arabe. 

Eh  bien  I  la  France  qui  pense  ne  peut  pas  être,  en  1889,  la 
France  qui  exploite. 


Les  Arabes  demandent  quoi }  Plus  de  respect  de  l'âme 
française  pour  l'âme  arabe,  pour  la  dignité  arabe,  pour  les 
mœurs,  la  religion,  la  foi  arabes,  —  peut-être  pour  la  pro- 
priété arabe. 


ESSAIS  381 

Ce  qui  en  eux  réclame,  ce  n'est  pas  l'épargne,  c'est  la  géné- 
rosité, c'est  la  dignité...  J'ai  promis  à  un  certain  nombre  de 
cheiks  d'écrire  cette  revendication,  le  cri  de  leur  cœur.  J'ai 
tenu,  je  tiens  ma  promesse...  Vous  trouverez,  Loti,  à  la  fin 
de  ce  livre,  la  Pétition  de  l'Arabe,  dont  chaque  trait  m'a  été 
fourni  par  un  de  mes  hôtes  d'un  jour,  autour  du  couscoussou 
national. 


Hélas  !  il  faudrait  que  quelques-uns  au  moins  de  nos  admi- 
nistrateurs fussent  animés  d'un  esprit  d'apôtres.  Il  faudrait 
que  leur  mission  ne  leur  apparût  pas  seulement  comme  une 
fonction  lucrative  ;  il  faudrait  qu'une  forte  éducation  natio- 
nale eût  appris  à  ces  serviteurs  la  connaissance  des  âmes, 
des  religions,  des  intérêts  supérieurs,  et  comment  l'intérêt 
privé,  légitime,  s'élève  en  servant  celui  des  peuples. 

Il  faudrait,  ô  Loti,  que  nous  eussions  de  la  grandeur,  un 
idéal  politique,  national,  humain,  le  goût  de  l'unité,  l'horreur 
de  la  division,  beaucoup  de  choses,  ô  Loti,  dont  on  ne  parle 
même  plus... 

Comment  la  France  respecterait-elle  l'Arabe?  Nous  ne 
nous  respectons  plus  nous-mêmes.  La  liberté,  qui  nous 
semble  encore  le  principe  de  la  dignité  humaine,  est  en  train 
de  tuer  la  politesse  française!  Les  lettres  donnent  souvent 
l'exemple.  L'art  n'est  plus  la  fleur  par  excellence  d'une  nation 
policée  et  polie.  La  grâce  hellène,  si  bien  mariée  à  l'esprit 
français  d'autrefois,  se  cache,  honteuse,  devant  des  lourdeurs 
vraiment  tudesques,  des  violences  américaines  et  des  mer- 
cantilismes  anglais... 


Reprenez  la  mer,  ô  Loti.  C'est  elle  qui  vous  a  enseigné  la 
simplicité  et  la  grandeur,  qui  vous  a  donné  votre  génie,  le 
mépris,  l'oubli  plutôt,  des  bassesses  et  des  jalousies,  la 
patience,  l'acceptation  de  la  vie  et  de  la  mort. 

La  mer  enseigne  les  mêmes  choses  que  le  désert. 


282  Li.  PROSE  DB  JEAN  AICÀRD 


L'âme  arabe,  comme  le  désert,  est  simple  et  grande. 

Il  y  a,  dans  ce  livre,  Loti,  une  ou  deux  pièces,  où,  donnant 
la  parole  à  l'Arabe,  je  lui  prête  des  idées  ou  des  sentiments 
plus  compliqués  '  que  les  siens  propres  (le  Marcheur  du 
Désert,  par  exemple).  L'expression  seule  de  certains  sen- 
timents, fussent-ils  ceux  de  l'Arabe,  est  déjà  par  elle-même 
une  complication  dont  il  est  incapable.  Mais,  Loti,  comme 
vous  l'avez  dit  vous-même  du  Japon,  dans  votre  livre 
japonais,  je  dirai  à  mon  tour  :  Un  des  principaux  personnages 
de  ce  livre  est  l'Effet  que  me  fit  ce  pays. 

Ce  que  raconte  chaque  voyageur,  c'est  ceci  :  comment  il  a 
été,  personnellement,  impressionné  par  les  pays  qu'il  a  par- 
courus. 

Sans  cela,  il  y  a  beau  temps  qu'on  ne  parlerait  plus  ni  de 
la  terre,  ni  de  la  mer,  ni  du  ciel,  ni  des  fleurs,  ni  de  l'amour, 
et  ce  serait  vraiment  dommage,  ô  Loti. 


Simple  et  grande,  l'àme  de  r.\rabe!  comme  l'éternel  spec- 
tacle du  lever  et  du  coucher  des  soleils  dans  le  désert. 

Ici,  il  y  a  Dieu  et  l'homme.  Dieu  est  grand...  Moi  si  petit, 
si  perdu  !  Et  l'homme  s'incline,  grand  par  le  sentiment  cons- 
tant de  son  rapport  avec  l'infinie  immensité. 

L'Arabe  étant  assuré  dans  sa  foi,  la  mort  ne  lui  est  rien 
qu'une  délivrance.  A  toute  seconde,  il  est  prêt  à  se  montrer 
héroïque.  Quand  Mahomet  ne  serait  qu'un  politique,  il  reste- 
rait un  grand  prophète. 

La  foi  est  un  levier  perdu,  celui  qui  soulevait  les  mon- 
tagnes. Nous  qui  n'avons  plus  la  nôtre,  servons-nous  de 
celle-ci  en  l'honorant.  Ce  sera  plus  noble  d'abord,  plus  poli- 
tique en  même  temps  que  de  la  susciter  contre  nous. 


HtSÀi.H  a83 


L'Arabe  est  patient,  la  monotonie  des  jours  dans  l'horizon 
uniforme  lui  a  appris  la  patience.  Et  surtout  il  la  tient  de  sa 
foi,  patient...  parce  qu'il  se  sait  immortel. 

On  m'a  cité  l'exemple  d'un  Arabe  qui  arrive  dans  une  gare 
au  moment  précis  où  le  train  —  un  train  unique  par  vingt- 
quatre  heures  —  siffle  et  s'éloigne. 

L'Arabe  le  regarde  partir,  curieux,  charmé  de  voir  cette 
puissance  étrange  activer  sa  vitesse;  puis,  lentement,  le  fils 
du  désert  s'assied,  tire  quelques  dattes  du  capuchon  de  son 
burnous,  et,  vingt-quatre  heures  durant,  attend  le  train  qui 
doit  suivre. 

La  patience  aussi  est  une  force.  Pourquoi  la  mettre  contre 
nous? 


Voilà,  ô  Loti,  les  réflexions  que  je  vous  dédie,  à  vous  qui 
êtes  un  poète,  —  incompris  d'ailleurs  au  point  de  vue  philo- 
sophique, malgré  l'admiration  générale  qu'ont  soulevée  vos 
livres,  —  à  vous  qui  vous  êtes  fait  l'éducateur  d'un  simple, 
«  mon  frère  Yves  »,  d'un  nomade  du  désert  d'eau  que,  lentement 
et  à  force  d'aff"ection  et  de  génie,  vous  avez  élevé  au  rang  de 
frère. 

Cette  action-là,  ô  Loti,  c'est  l'action  future,  sacrée,  de  l'es- 
prit de  liberté  sur  les  masses  inférieures.  A  défaut  d'autre 
religion,  nous  aurons  celle  de  la  pitié,  la  vénération  de  la 
douleur,  le  respect  de  la  misère,  l'amour  des  faibles,  des 
vaincus,  sans  autre  réponse  que  la  joie  de  se  donner,  de 
créer,  de  faire  œuvre  d'hommes-dieux. 

C'est  là  l'essence  du  génie  chrétien,  qui  refleurira  à  la  cime 
de  la  civilisation  universelle. 

Un  de  mes  frères  à  moi  m'écrivait  il  y  a  quelques  jours  : 
«  Proclame  (pour  faire  ton  devoir  de  poète)  les  devoirs  du 
riche  et  les  droits  du  pauvre  ;  c'est  tout  l'Évangile.  »  Oui, 


aS4  LA  PROSE  DE  JEAN  AICABD 

quoi  que  cela  puisse  coûter,  c'est  cela,  ô  Loti,  qui  est  la 
vérité.  Elle  paraît  encore  gênante  à  beaucoup  des  nôtres,  je 
le  sais.  Mais  elle  est  impérieuse  et  s'imposera,  ou  bien  ce 
sera  la  fin  du  vieil  Occident. 

Oui,  il  faut  que  ceux  qui  savent,  proclament  les  droits  de 
l'ignorant  ;  que  les  forts  proclament  le  droit  des  faibles,  les 
riches  le  droit  des  pauvres,  le  vainqueur  les  droits  du  vaincu. 

Alors  seulement  il  sera  permis  aux  puissants  de  ce  monde 
de  parler,  avec  noblesse,  de  soumission  et  de  devoir,  aux 
ignorants,  aux  faibles,  aux  pauvres,  aux  vaincus. 

Là  est  la  Révolution,  ou  elle  n'est  qu'un  mensonge.  Là  est 
la  France. 

Paris,  le  i6  mai  1888. 


Pour   l'Arabe^ 

<■  Nous  sommes  déjà  morts.  Si  vous 
voulez  nous  ressusciter,  cela  dépend 
de  vous.  » 

(Cour  d'assises  de  l'Hérault  : 
Parole  d'un  accusé  à  ses  juges. 
—  Audience  du  4  février.) 

On  causait.  La  conversation  vint  à  tomber  sur  l'affaire  des 
révoltés  de  Margueritte,  qui  connaîtront  leur  sort  à  l'heure 
où  paraîtront  ces  lignes. 

Nous  étions  entre  amis.  Il  y  avait  là,  outre  une  vieille 
barbe  de  philosophe,  un  ancien  officier  qui  a  longtemps  vécu 
en  Afrique  et  un  peintre  ami  des  choses  de  l'Algérie... 

—  Parbleu  !  dit  le  peintre  (que  nous  appelons  entre  nous 
l'Orientaliste),  quand  j'ai  lu,  il  y  a  quelques  jours,  dans  le 
Figaroles,  lumineux  comptes  rendus  de  M.  H.  Varennes,  très 
naïvement  je  me  suis  dit  :  Enfin  !  la  misère  de  l'Arabe  est 

I.  Figaro  dimanche  8  février  1903. 


ESBAitJ  a85 

dénoncée  comme  elle  ne  le  fut  jamais  I...  L'esprit  de  justice 
étant  l'essence  même  de  notre  démocratie,  il  aura  suffi  qu'on 
ait  révélé  un  état  de  choses  essentiellement  contraire  à  la 
justice...  Mille  champions  vont  se  dresser  en  faveur  de 
l'Arabe  qui,  vaincu  d'une  république,  se  réclame  des  Droits 
de  l'Homme. 

—  Déclamation  !  monsieur,  vaine  déclamation  !  dit  le  vieux 
philosophe.  La  Révolution,  monsieur?  on  en  a  soupe! 

Nous  voyant  interloqués  : 

—  Le  mot  n'est  pas  de  moi,  dit-il.  Il  est  d'un  républicain 
du  dernier  bateau...  Et  je  veux  dire  en  le  citant  qu'il  n'y  a 
nulle  part  au  monde,  nulle  part  entendez-vous,  ni  justice  ni 
pitié  effectives  dans  l'âme  des  heureux  ou  des  vainqueurs, 
quels  qu'ils  soient.  Tout  ce  qui  se  fait  de  juste,  de  pitoyable, 
ou  plutôt  d'ainsi  nommé,  se  fait  sous  la  menace  des  malheu- 
reux et  des  vaincus  en  révolte,  —  et  cela  uniquement,  bien 
entendu,  lorsque  la  menace  mérite  d'être  prise  en  sérieuse 
considération.  C'est,  hélas!  l'idée  fondamentale  de  la  théorie 
anarchique.  Les  misérables  n'ont  de  partisans  déterminés  et 
par  conséquent  utiles  que  les  misérables.  Et  les  révolutions, 
qui  seraient  si  belles,  venues  d'en  haut,  ne  viennent  jamais 
que  d'en  bas.  C'est  bien  la  pensée  du  grand  iMichelet  lorsqu'il 
fait  dire  à  la  sorcière  présidente  des  réunions  anarchiques 
qui,  sous  le  nom  de  sabbats,  préparèrent  les  jacqueries  : 
«  Esprit  d'en  bas,  sois  béni  !  »  On  n'a  pour  l'heure  rien  à 
craindre  des  Arabes  :  on  ne  fera  rien  pour  l'Arabe. 

—  Vous  êtes  plutôt  consolant,  m'écriai-je.  Mais  en  vérité 
croyez-vous  possible  que  le  cœur  de  la  France  ne  s'émeuve 
pas  à  relire  la  plaidoirie  de  M*  Ladmiral  devant  la  Cour 
d'assises  de  Montpellier  >  Il  ne  déclame  pas  ;  il  cite  des  faits, 
celui-là.  Il  vous  apprend  que  •  dans  certaines  exploitations 
l'Arabe  est  battu  comme  un  cerf  I  ».  Oui,  il  y  a,  en  Algérie, 
des  amateurs  de  cet  odieux  moyen  de  gouvernement,  le  bâton, 
qu'on  nomme  là-bas  la  matraque.  De  là  cette  parole  inouïe  de 
certains  témoins,  à  la  Cour  d'assises  de  l'Hérault  :  «  Quand 
nous  avons  vu  qu'on  chargeait  à  coups  de  bâton  les  Arabes 


a86  LA   PllORK  DE   JEAN  AICARD 

assemblés,  nous  avons  pensé  que  le  feu  avait  pris  quelque 
part  et  qu'on  venait  les  chercher  pour  porter  secours  !  » 

—  Et  quel  est  le  Français,  dit  placidement  le  philosophe, 
qui  ne  serait  prêt  à  mourir,  en  dépit  de  tous  les  scepticismes, 
plutôt  que  d'admettre,  dans  le  plus  ignorant  des  villages  de 
France,  cette  façon  d'organiser  les  secours  en  cas  d'incendie? 

—  L'avocat,  repris-je,  expliquait  encore  que  l'administra- 
teur, en  vertu  du  Code  spécial  de  l'indigénat,  a  le  droit  d'in- 
fliger à  l'Arabe  cinq  jours  de  prison  et  quinze  francs  d'amende. 
La  peine  est  immédiatement  exécutoire.  C'est  là,  dit-il  fort 
bien,  une  arme  de  chantage  et  de  concussion.  »  Notez  que,  de 
la  part  d'un  Arabe,  toute  plainte  mal  fondée  contre  l'admi- 
nistrateur est  rudement  punie...  Et  vous  devinez  qu'une 
plainte  d'Arabe  est  toujours  mal  fondée  ! 

Le  philosophe  rêva  un  moment  : 

—  Soyons  sincères,  républicains  et  humanitaires,  dit-il  : 
un  peuple  de  vaincus  qui  se  sou  lèverait  tout  entier  et  qui 
mourrait  pour  échapper  à  une  telle  oppression  ferait  l'admi- 
ration... platonique...  de  tous  les  peuples  ! 

Ici  l'orientaliste  tira  de  son  portefeuille  quelques  «  petits 
papiers  »  et  lut.  Voici  comment  les  jurys  algériens  sont  appré- 
ciés par  ceux  qui  les  connaissent  :  «  L'indigène  a  la  conviction 
que  ces  jurés  qui  vont  le  juger  sont  ses  ennemis,  et  il  faut 
bien  reconnaître  que  sa  suspicion  devient  légitime  lorsque  le 
crime  a  été  commis  ati  préjudice  d'un  Européen.  En  pareil 
cas,  l'expérience  démontre  que  la  condamnation  est  certaine 
et  souvent  dépasse  la  mesure.  »  Qui  parle  ainsi?  M.  Foumez, 
procureur  général.  (Voyez  :  Procès-Verbaux  delà  sous-com- 
mission d'études  de  la  législation  civile  en  Algérie,  page  i3.) 
—  On  pourrait  citer  à  l'infini  les  histoires  authentiques  qui 
prouvent  que  les  Arabes,  en  Algérie,  sont  traqués  comme  les 
mulots  dans  un  champ  de  betteraves  français.  Q'est  un  vrai 
martyrologe.  (Voir  Pages  libres,  8,  rue  de  la  Sorbonne,  — 
numéro  du  i3  Décembre  1902.)  Les  décrets  des  29  mars  et 
29  mai  1902,  qui  instituent  des  tribunaux  répressifs,  ont  empiré 
la  situation  de  l'Arabe.  En  voici  deux  articles  suggestifs  : 


K8SAIS  287 

«  Art.  10  :  Le  tribunal  peut  autoriser  l'accusé  à  se  faire 
assister  d'un  parent  ou  d'un  membre  de  sa  tribu. 

Art.  II  :  La  faculté  d'appel  appartient  au  condamné 
lorsque  le  jugement  prononce  un  emprisonnement  de  plus  de 
six  mois,  etc.  » 

Or,  ces  décrets,  qui  consacrent  une  conception  fausse  du 
droit,  sont,  en  outre,  illégaux. 

La  Cour  de  cassation,  par  arrêt  de  sa  Chambre  criminelle 
en  date  du  22  mars  1878,  a  défini  la  valeur  des  décrets  : 
«  ...  Les  lois  françaises  en  vigueur  en  Algérie,  dit-elle,  ne 
peuvent  être  modifiées  que  par  une  loi  nouvelle  votée  par  les 
deux  Chambres  et  régulièrement  promulguée.  » 

En  résumé,  pas  d'instruction,  —  pas  de  défense,  —  pas 
d'appel!...  Tout  cela  est  odieux,  soit  dit  au  nom  de  la  justice 
et  au  nom  de  l'Arabe  vaincu,  battu,  spolié,  taquiné,  empri- 
sonné, bravé,  dédaigné,  humilié,  bâillonné,  et  finalement 
exaspéré!  Tout  cela  est  dangereux,  soit  dit  au  nom  de  la 
politique  française. 

—  Ce  qu'il  faut  bien  voir,  dis-je  à  mon  tour,  c'est  que  de 
tels  errements  administratifs,  positifs,  amènent,  d'une  façon 
nécessaire,  d'étranges  rapports  moraux  entre  l'indigène  et 
l'Européen.  Comment  serait-on  porté  à  traiter  en  homme,  en 
frère,  un  être  que  la  loi  traite  en  créature  déchue  r  Tout 
voyageur  indépendant  est  frappé,  en  Algérie,  par  l'allure 
méprisante  du  Français  pour  l'indigène,  pour  YArti.  Mal 
redoutable.  La  conquête  matérielle  n'est  pas  assurée  quand  la 
conquête  morale  n'est  pas  même  commencée. 

A  ce  mot,  je  regardai  le  colonel...  Il  dévorait  sa  moustache. 
Le  peintre  roula  entre  ses  doigts  une  cigarette  de  blond 
tabac  d'Orient,  et  conta  : 

—  Je  visitais  une  ville  d'Algérie  en  compagnie  d'un  jeune 
musulman  de  distinction,  suivi  de  son  domestique  arabe, 
serviteur  né  dans  sa  maison,  une  manière  de  gouverneur. 
Nous  regardions  nos  tasses  fumantes,  au  fond  d'un  café 
maure.  J'allai  serrer  la  main  à  un  jeune  administrateur  de 
ma  connaissance,  assis  non  loin  de  nous  et  que  je  rencon- 


j88  la  TROSE  de  JEAN  AICARD 

trais  là  par  hasard.  Un  vieux  cheik  entra,  beau  sous  le  bur- 
nous aux  grands  plis,  blanc  comme  sa  barbe  vénérable... 
Ayant  à  parler  au  fonctionnaire,  le  cheik  s'avança  vers  lui. 
Le  jeune  homme  —  un  républicain  !  —  tendit  sa  main  la 
paume  en  dessous,  les  doigts  retombant,  à  la  façon  des 
évêques...  Il  n'y  avait  pas  à  s'y  tromper:  il  fallait  baiser 
cette  main...  Le  vieux  chef  coula  vers  mon  ami  arabe  un 
regard  de  tristesse  impuissante,  de  rage  humiliée,  d'orgueil 
vaincu,  et  il  baisa  la  main  française.  Mes  amis  sortirent 
précipitamment  :  je  les  suivis,  et  aussitôt  le  jeune  seigneur 
me  dit  : 

«  —  C'est  trop  !  Cela  fait  venir  de  mauvaises  pensées. 

«  —  Oui,  tuer  !  laissa  échapper  le  chaouch. 

«  Je  crus  du  moins  entendre  ce  mot  qui  fut  comme  écrasé 
entre  ses  dents.  Son  maître  voulut  l'excuser  : 

«  Songez  donc  à  ce  que  vous  éprouveriez  si,  vous  Fran- 
çais, vous  étiez  forcé  de  baiser  la  main  d'un...  Anglais.... 
installé  en  France  !  » 

Il  y  eut  un  silence  pendant  lequel  on  entendit  tousser  le 
colonel.  Le  philosophe  marmotta  : 

—  Guillaume  Tell  et  Jeanne  d'Arc,  dans  le  meilleur  coin 
du  paradis,  ce  coin  privilégié  que  le  Grimoire  des  bergers 
appelle  «  la  France  du  ciel  »,  doivent  se  demander  si  la  loi 
des  vainqueurs  est  demeurée  aussi  barbare  que  de  leur 
temps.  Théroigne  de  Méricourt  peut  se  poser  des  questions 
analogues  dans  le  ciel  apothéotique  où  la  placent  M.  Hervieu 
et  Sarah  Bernhardt  !...  —  Vous  ne  dites  plus  rien  >  interro- 
gea-t-il  encore  en  se  tournant  vers  moi  :  je  croyais  que  vous 
aviez  des  amis  arabes  r 

—  Certes  !  et  des  amis  excellents  !  m'écriai-je.  Et  savez- 
vous  comment  j'en  ai  conquis  quelques-uns?  Voici.  Dans  un 
banquet  officiel,  au  moment  du  café,  l'impertinence  d'un 
valet  s'amusait  à  ne  pas  servir  à  leur  rang  six  ou  sept  cheiks, 
d'ailleurs  somptueux  sous  le  burnous  rouge  de  cérémonie 
orné  de  la  Légion  d'honneur  étincelante.  J'offris  ma  tasse 
tout  naturellement  à  l'un  d'eux.  Ses  veux  brillèrent  aussitôt 


ESSAIS  289 

d'une  flamme  de  sympathie  heureuse,  de  fierté  apaisée...  Je 
compris,  et  je  servis  alors  de  même  tous  les  autres.  A  la 
sortie  du  banquet,  c'était  à  qui  m'offrirait  en  échange,  avec 
des  mots  afiectueux,  parties  de  chasse,  courses  à  cheval, 
séjours  sous  la  tente... 

«  —  Puisque  tu  nous  aimes,  me  dit  l'un  d'eux,  fais  quelque 
chose  pour  nous...  un  jour  !... 

«  Que  peut  faire  un  poète,  sinon  des  vers }  C'est  ainsi  que 
j'écrivis  une  certaine  Pétition  de  l'Arabe...  Et  ceci  se  passait 
bien  avant  que  l'humanisme  fût  inventé,  —  V/iumanisme,  dont 
Victor  Hugo,  mort  trop  tôt,  n'entendit  jamais  parler  !...  Bien 
des  années  après  ces  petites  choses,  durant  l'Exposition  de 
89,  un  Arabe  inconnu  est  introduit  chez  moi,  à  Paris.  II 
s'avance,  salue  en  touchant  son  front,  puis  son  cœur  et,  sans 
autre  préambule,  il  se  met  à  me  réciter,  du  premier  vers  au 
dernier,  la  Pétition  Je  l'Arabe.  Il  faut  croire  que  les  bonnes 
paroles  vont  parfois  à  leur  adresse,  par  delà  les  grandes 
eaux  bleues... 

«  C'est  au  sujet  de  cette  «  pétition  »  que  le  vieil  interprète 
Roche,  un  des  combattants  des  guerres  d'Algérie  au  temps 
d'Abd-el-Kader,  m'écrivit:  «  Aimez  bien  ce  peuple  :  il  est 
«  généreux,  chevaleresque  ;  qui  cherchera  son  cœur  trouvera 
«  son  cœur...  »  Ne  connaissant  rien  à  ce  moment-là  du  vieil 
interprète  Roche,  l'auteur  de  Trente  Ans  en  Islam,  je  pris  la 
liberté  un  jour  de  le  nommer  devant  S.  A.  R.  le  duc  d'Au- 
male: 

«  —  Rocher  ah  1  le  brave,  le  vaillant  homme!  Sur  les 
Arabes,  vous  pouvez  croire  qu'il  sait  ce  qu'il  dit,  et  qu'il  dit 
la  vérité  !  » 

L'orientaliste  reprit  la  parole  : 

--  II  y  a  quelque  deux  ou  trois  ans,  un  littérateur  de  ma 
connaissance  écrivit  à  M.  Jonnart,  gouverneur  de  l'Algérie, 
pour  lui  recommander  un  de  ses  amis  indigènes.  «  Je 
souhaite,  répondit  le  gouverneur,  vous  inspirer  une  sym- 
pathie comme  celle  que  vous  montrez  pour  le  cheik...  »  Ce 
mot,  tout  à  fait  inusité  de   la  part  d'un  administrateur  — 

13 


a^  LA  PROSE  DE  JEAN  AIGARD 

parce  qu'il  met  à  égalité,  sur  le  terrain  des  sentiments,  un 
Arabe  et  un  Français,  —  alla  au  cœur  arabe  comme  il  était 
venu  du  cœur  français...  Avec  beaucoup  de  mots  pareils,  on 
commencerait  la  définitive  conquête  de  l'Algérie...  Eh  bien, 
mon  colonel,  que  dites-vous  de  tout  ça  > 

—  Moi,  dit  le  vieil  officier,  j'ai  vu  les  Arabes  se  battre 
pour  la  France,  à  mes  côtés,  en  70,  comme  des  lions.  Vaincus 
par  elle,  ils  se  sont  fait  vaincre  pour  elle...  Et  ils  sont  prêts 
à  recommencer...  Ça  vaudrait  bien  un  peu  de  justice! 

—  Messieurs,  conclut  le  philosophe  en  prenant  son  cha- 
peau, le  mot  du  colonel  résume  tout.  Je  désire  pourtant 
conclure.  Il  serait  digne  de  la  France  d'appeler  sur  les  bancs 
de  l'assemblée  nationale  un  représentant  musulman  (un  vrai), 
non  pas,  bien  entendu,  pour  qu'il  votât  les  lois  françaises, 
mais  pour  qu'il  eût  au  moins  le  droit  de  doléance  et  de 
remontrance  au  nom  des  vaincus  d'Algérie,  en  toute  occasion 
les  concernant.  Tant  que  cela  ne  sera  pas,  la  République,  en 
contradiction  avec  ses  principes  essentiels,  manquera  à  un 
grand  devoir.  Or,  soyez  tranquille,  elle  y  manquera  long- 
temps, car  la  générosité,  les  sentiments  chevaleresques  ne 
sont  plus  même  articles  de  littérature.  On  n'en  veut  plus  ni 
dans  la  vie,  ni  au  théâtre,  ni  chez  l'éditeur.  Le  public  a  peur 
d'avoir  pitié  ;  cela  troublerait  ses  digestions.  Il  ne  veut  donc 
entendre  parler  ni  de  douleur  ni  de  mort.  Rosserie  ou  vaude- 
ville, c'est  le  mot  d'ordre.  Mais  peut-être  finira-t-on  par 
s'apercevoir  qu'en  Algérie  comme  ailleurs  toute  compression 
extrême  et  continue  est  une  imprudence.  Que  voulez-vous  ! 
on  ne  fera  triompher  l'idée  de  fraternité  qu'en  montrant  que 
c'est  encore  la  meilleure  des  politiques. 


ESëAJbi  39 1 


Le  Pape'. 


Il  est  six  heures  du  matin.  Deux  ou  trois  coups  frappés  à 
la  porte  de  ma  chambre  d'hôtel  m'éveillent  brusquement. 

—  Qui  est  là } 

—  Vaticano! 

C'est  une  invitation  à  nous  rendre  au  Vatican,  le  matin 
même.  A  sept  heures  et  demie,  Léon  XIII  officiera  dans  la 
capella  Paolina. 

L'envoyé  s'excuse  d'arriver  à  une  heure  si  matinale.  Il  s'est 
présenté  déjà  la  veille  au  soir  en  notre  absence.  Son  devoir 
est  de  remettre  l'invitation  en  mains  propres.  11  recommande 
«  l'habit  noir  »  et  s'en  va. 

Plus  que  je  ne  peux  dire,  je  suis  heureux  d'être  admis  à 
approcher  cette  noble  figure  de  Léon  XIII.  Ce  grand  Pape  a 
une  politique  d'éternité.  Il  a  proclamé  la  légitimité  des  pou- 
voirs modernes,  et,  en  quelque  sorte,  le  droit  divin  des 
évolutions  et  des  républiques.  On  peut  supposer  à  cet  acte 
les  mobiles  qu'on  voudra,  les  plus  «  temporels  »  (et,  aux 
yeux  des  hommes  d'Etat,  il  n'en  est  pas  d'autres),  nous 
restons  libres  de  rêver  que  le  successeur  de  saint  Pierre  a 
eu,  lui,  en  vue,  dans  les  profondeurs  de  sa  conscience,  un 
moyen  mystérieux  d'appeler,  à  travers  les  siècles  futurs, 
l'unité  morale,  c'est-à-dire  la  catholicité  du  monde,  le  vrai 
règne  de  Dieu. 

La  proclamation  par  le  Pape  de  la  légitimité  des  pouvoirs 
populaires  est  un  acte  d'une  portée  infinie.  La  gloire  de 
l'homme  qui  l'a  accompli  sera  grande  un  jour.  Elle  lui  est 
due  précisément  à  cause  de  la  certitude  qu'il  avait  de  ren- 
contrer, dans  les  âmes  même  dont  il  est  le  roi,  une  résis- 
tance déterminée.  Il  savait  que  cette  résistance  serait  longue, 
mais  que,  pour  la  détruire  dans  l'avenir,  il  fallait  la  soulever 
et  la  heurter  dans  le  présent.  Nous  aimons  à  imaginer  qu'il 
croit  peut-être,  dans  le  secret  de  lui-même,  à  la  possibilité 

I.  Figaro,  samedi  2q  juillet  iSçr». 


293  LA  PROSE  DE  JEAN  AICAED 

d'une  transformation  lente,  presque  insensible,  des  moyens 
du  Pouvoir  spirituel  chrétien  sur  le  monde.  Peut-être  le 
veut-il  durable  à  ce  prix  seulement...  Et  quel  rêve  :  une 
àme-reine,  arbitre  de  paix,  seule  au-dessus  d'une  fédération 
de  républiques  !  un  idéal  moral  —  Dieu  —  faisant  l'unité  de 
tous  les  peuples  d'Europe  ! 

Quoi  qu'il  en  soit,  infaillible  sur  les  points  de  doctrine,  et 
libre  de  s'isoler  dans  l'orgueil  de  cette  infaillibilité  sacerdo- 
tale, le  Saint-Père  a  eu  l'incomparable  courage  humain  de 
se  faire  discuter,  de  se  mêler  aux  hommes,  de  leur  permettre 
l'examen  —  mot  condamné  avec  la  Réforme,  —  enfin  de  risquer 
délibérément  quelque  chose  de  son  prestige  pontifical,  aux  yeux 
mêmes  de  ses  fidèles,  en  leur  conseillant  une  attitude  poli- 
tique contraire  à  leurs  traditions  cléricales,  mais  plus  con- 
forme au  sens  (resté  secret  pour  eux)  de  l'Évangile.  Approuver 
hautement  l'idée  de  République,  c'est,  pour  un  Pape,  affirmer 
que  le  roi  Jésus,  en  abandonnant  les  délices  de  son  royaume 
céleste,  a  voulu  faire  honte  aux  rois  qui  ne  partagent  pas  la 
misère  de  leurs  peuples.  Jésus  n'est  pas  venu  sur  la  terre  pour 
y  faire  des  princes;  il  y  est  venu  consoler  les  misérables.  Et 
le  Prêtre  est  un  héros  historique,  qui,  étant  souverain  des 
âmes,  affirme  cela  aux  autres  souverains,  à  ceux  du  monde, 
non  plus  par  le  sermon  banal,  mais  par  des  actes  d'une  poli- 
tique toute  nouvelle. 

—  Cet  infaillible,  me  disait  hier  un  Italien,  homme  consi- 
dérable, et  qui  a  plus  d'une  fois  causé  avec  le  Pape,  —  cet 
infaillible  appelle  la  contradiction,  il  s'en  montre  charmé, 
Elle  l'éclairé.  Vraiment,  Léon  XIII  n'aime  pas  les  interlocu- 
teurs qui  sont  toujours  et  a  priori  d'une  opinion  sur  toutes 
choses  conforme  à  la  sienne.  C'est  un  grand  esprit  libre.  On 
ne  se  doute  pas  de  la  largeur  de  sa  pensée.  Elle  mériterait 
d'être  mieux  connue,  et  peut-être  vos  hommes  d'Etat  répu- 
blicains ont-ils  tort  de  ne  pas  lui  rendre  assez  hommage.  Il  y 
aurait  quelque  chose  de  gagné  pour  tous,  si  vos  républicains 
illustres,  quand  ils  traversent  Rome,  rendaient  visite  au  Vati- 
can. Seulement  ils  ont  peur  de  passer  pour  cléricaux,  —  et 


ESSAIS  393 

c'est  misérable.  Le  Tsar  n'est  pas  républicain  pour  être  allé 
saluer  chez  elle  la  République  de  France.  Vous  ne  savez  pas 
donner  au  Pape  la  monnaie  de  sa  pièce  d'or. 


...  Nous  voici  dans  la  capella  Paolina.  Deux  cents  personnes 
environ  attendent  l'entrée  du  Saint-Père;  un  assez  grand 
nombre  de  prêtres,  quelques  hommes  en  habit;  les  femmes 
en  noir,  une  mantille  sur  la  tête.  Le  passage  du  milieu,  qui 
va  de  la  porte  à  l'autel,  est  maintenu  libre,  occupé  ça  et  là 
par  des  hallebardiers  et  des  huissiers  aux  costumes  extraor- 
dinaires, jaunes,  verts,  écarlates  et  cramoisis. 

Tout  à  coup,  un  mouvement  se  fait  à  la  porte.  Les  officiers 
de  la  garde  du  Pape,  casque  reluisant,  épée  nue,  entrent,  se 
rangeant  sur  les  côtés.  La  piété,  la  foi,  la  curiosité  s'émeu- 
vent dans  l'assistance.  Toutes  les  têtes  se  tendent  vers 
l'entrée...  Il  apparaît,  suivi  de  cardinaux  et  d'évêques.  C'est 
Lui,  le  Prêtre  vêtu  de  blanc...  Il  a,  sur  le  seuil,  un  arrêt  d'un 
instant,  et  les  yeux  et  les  cœurs  ne  voient  malgré  les  ors  et 
les  pourpres  dont  elle  est  environnée,  que  cette  forme 
blanche,  svelte,  un  peu  inclinée  d'abord  qui  tout  de  suite  se 
redresse...  La  main  s'est  élevée  en  même  temps,  —  pater- 
nelle; et  légère,  transparente,  elle  semble  flotter  dans  l'air  où 
elle  esquisse  le  geste  de  bénédiction.  C'est  très  beau...  et 
c'est  charmant.  —  Il  s'avance  regardant  avec  douceur  à  droite, 
à  gauche,  la  main  toujours  levée  et  bénissante,  voltigeante 
comme  une  main  de  semeur.  Il  est  là,  à  deux  pas  ;  son  visage 
amaigri,  fin  et  doux,  d'homme  très  âgé,  est  éclairé  d'une 
bonté  qui  pense.  L'esprit,  qui  éclate  dans  les  yeux,  se  montre 
aussi  dans  toute  la  ligne  ner^'euse  du  corps  et  dans  la  démarche 
prompte,  comme  envolée,  du  vieillard  blanc. 

Ce  vieillard  blanc,  suavement  blanc  de  la  tête  aux  pieds, 
marche  sur  l'extrême  bord  du  tombeau  avec  sa  grâce 
souriante  de  roi  des  croyants,  en  bénissant  —  de  sa  main  qui 
meurt  —  l'universelle  vie. 

Les  fresques  de  la  capella  Paolina  sont  de  la  vieillesse  de 


3^4  LA   PROSE  DE  JEAN  AICARD 

Michel-Ange.  Voici  saint  Paul  terrassé,  sur  le  chemin  de 
Damas,  par  la  lumière  qui,  tombant  de  la  main  de  Dieu, 
s'élargit  et  s'abaissant  vers  la  terre... 

Maintenant  le  pape  officie.  Il  élève  l'hostie  sacrée,  blanche 
au  centre  d'un  soleil  d'or.  Les  officiers  font  le  salut  de  l'épée. 
Les  cardinaux  écrasent  sur  les  dalles  l'orgueil  de  la  pourpre. 

Le  Pape  prie  à  voix  haute.  Jamais  je  n'oublierai  cette  voix. 

Aucune  monotonie  d'inflexion,  rien  de  «  déjà  entendu  »  ne 
vient  détruire  l'idée  que  l'on  se  fait  d'un  pontife  souverain 
parlant  au  nom  de  sa  fille,  l'humanité.  Le  Père  est  vraiment 
ici  en  prière  pour  les  enfants.  Il  est  chargé  d'années  et 
chargé  de  douleurs,  des  douleurs  du  monde.  Sa  voix, 
simplement  et  vraiment  humaine,  sort  d'un  cœur  profond. 
C'est  un  soupir  et  c'est  un  sanglot,  très  personnels,  à  la  fois 
lassés,  expirants  et  indomptables,  qui  ont  parfois  de  grands 
sursauts,  et  qui  seraient  reconnaissables  entre  tous  les 
sanglots  et  tous  les  soupirs  de  la  terre.  Ce  qu'on  entend,  ce 
sont  les  cris  d'une  douleur  d'homme,  d'un  homme  dont  le 
cœur  s'élargit  jusqu'à  être  paternel  au  monde  entier.  Ame 
blanche,  prêtre  tout  blanc,  blanche  vieillesse,  candeur  de  la 
foi,  voilà  ce  qui  parle  et  ce  qui  prie.  Oh  !  la  plaintive 
humanité,  et  que  chaque  élancement  de  douleur  se  change  en 
élan  de  prière  I  II  est  impossible  d'avoir  entendu  cette  parole 
gémissante,  ce  sanglot,  ce  cri,  cet  appel,  cette  supplication, 
—  et  de  l'oublier.  Ce  qu'on  éprouve,  c'est  la  pitié  pour  celui 
qui  prie,  car  on  croit  deviner  qu'à  ce  moment  il  souffre 
surtout  de  l'impuissance  de  sa  propre  pitié  à  faire  le  bien 
parmi  les  hommes  !  —  «  Sans  vous,  ô  mon  Dieu,  ma  royauté 
trop  humaine  ne  servira  à  personne  !  mes  appels,  comme  mon 
silence,  demeureront  incompris  I  Domine,  exaudi  nos  !  Mise- 
rere I  miserere  !  » 

La  messe  du  Pape  est  dite.  Il  a  prié  pour  tous.  On  va 
prier  pour  lui.  A  son  tour  il  entend  la  messe. 

Et  le  voici  maintenant  au  milieu  du  chœur,  sur  son  trône 
de  soie  et  d'or. 

U  ne  s'y  repose  qu'un  instant.  Il  l'a  bientôt  c^uitté  ;  il 


ESSAIS  296 

sagenouille.  Agenouillé,  il  se  courbe,  il  prosterne  sa  vieillesse 
et  sa  grandeur  aux  pieds  de  la  croix.  Et  le  voilà  qu'ainsi 
prosterné,  les  bras  jetés  sur  le  prie-Dieu,  la  face  ensevelie 
parmi  la  blancheur  des  manches,  —  il  se  fige  dans  une  absolue 
immobilité.  La  marmoréenne  et  svelte  figure  va  demeurer 
ainsi,  indéfiniment  immobile.  Elle  a  prié  par  le  cri  et  par  le 
sanglot  tout  à  l'heure.  Elle  prie  maintenant  par  l'immobilité 
et  le  silence,  qui  sont  plus  près  de  l'Éternité. 

On  dirait  un  de  ces  pontifes  de  marbre  à  genoux  sur  leur 
propre  tombe,  dans  les  plis  roides  du  carrare  diaphane.  Nous 
nous  levons  ;  Il  reste  immobile.  Nous  nous  asseyons  ;  Il  reste 
immobile.  L'assistance  exécute  tous  les  mouvements  que 
commande  la  clochette  d'argent  au  timbre  léger,  véritable 
filigrane  de  sons  cristallins;  Il  reste  immobile.  Il  est, en  effet, 
mort  au  monde...  Où  s'en  va  cette  .'ime,  où  monte-t-elle,  où 
descend-elle,  en  ce  moment  tout  à  fait  solennel?...  L'hostie 
s'élève,  rayonnante.  Va-t-il  se  courber  plus  bas?  Non,  Il 
demeure  immobile.  Découvrira-t-il  son  front  devant  le  nimbe 
de  Dieu  >  non  ;  ce  n'est  plus  l'heure  où  il  peut,  libre  à  demi 
des  adorations  de  l'âme,  faire  un  geste  physique  d'adoration  ; 
Il  demeure  immobile  devant  la  gloire  de  son  Dieu...  Alors 
un  prêtre  s'avance,  étend  la  main  au-dessus  du  Pontife,  —  et 
la  découvre. 

Le  Pape  est  immobile. 

Il  est  seul  devant  Dieu  à  qui  il  apporte  en  silence  le  cri  du 
monde  universel,  l'universel  Miserere  : 

«  Ayez  pitié,  Seigneur!  —  Seigneur,  pitié  pour  tous,  sans  dis- 
tinction de  races,  de  croyances, de  philosophies,  de  religions! 
Pitié  pour  tout  ce  qui  souffre;  pitié  pour  l'innocence  et  pitié 
aussi  pour  le  crime  ;  pour  l'endurcissement  comme  pour  le 
remords!  Pitié  pour  tous,  justice  et  pitié,  ô  Dieu  qui  avez  été 
un  accusé  devant  des  juges,  un  prisonnier  devant  les  voleurs, 
un  flagellé,  souillé  du  crachat  des  impurs  ;  ô  Dieu,  qui  avez  été 
le  supplicié  d'un  supplice  infamant;  justice  et  pitié  pour  tous, 
ô  Dieu  qui  avez  voulu  être  un  homme  afin  de  créer  parmi 
les  hommes  la  justice  et  la  pitié,  la  pitié  et  la  justice!  » 


296  LA  PROSE  DE  JEAN  AICARD 


Sainte  Russie. 

Il  n'y  a  pas  moins  de  vingt-cinq  ans,  j'ai  lu  pour  la  première 
fois  un  livre  russe.  Il  m'avait  été  signalé  par  un  officier  de 
marine.  C'était  les  A7nes  Mortes,  de  Gogol.  Je  lus  ensuite 
Taras  Boulba.  J'eus  l'impression  d'une  réalité  d'art  plus 
concentrée  que  la  réalité  des  choses,  arrivant  à  communi- 
quer le  sentiment  intense  de  la  vie  par  la  force  môme  de 
cette  concentration  artificielle,  et  tout  cela  enveloppé  d'une 
magie  de  description  qui  est  de  la  poésie. 

Peu  de  temps  après,  je  lus  les  Récits  d'un  Chasseur,  le 
livre  illustre  d'Ivan  Tourgueneff.  C'était  bien  la  suite  de  la 
même  impression.  L'art  était  différent,  mais  l'âme  était  la 
même,  préoccupée  de  la  nature  et  attirée  par  la  douleur 
humaine  en  général,  par  les  misères  du  servage  en  particulier. 
Je  voyais  une  âme  douce,  généreuse  et  puissante,  sur  qui 
pesaient  des  fatalités  étranges...  Elle  aurait  pu,  étant  très 
énergique,  les  secouer  d'un  coup,  comme  des  épaules  de  por- 
tefaix pourraient  secouer  le  fardeau  accepté.  Mais  non,  cette 
âme,  l'âme  russe,  préférait  s'interroger  sur  la  nature  même 
de  ce  qui  l'écrasait,  et,  cela,  peu  à  peu,  le  dissoudre.  Il  y  avait, 
dans  cette  œuvre,  une  insinuante  grâce,  un  charme  inévitable 
qui  attachait  la  pensée  et  la  sympathie  du  lecteur  sur  des 
êtres  très  humbles,  très  pauvres,  déshérités,  dédaignés,  sur 
des  serfs.  D'une  lumière  douce,  très  douce,  voilà  qu'ils  étaient 
éclairés  dans  leur  obscurité  ;  «  Voyez,  regardez  bien  ;  à  cette 
souffrance-ci,  àcettedouleur-lâ,  vous  reconnaîtrez  des  hommes, 
des  hommes  tout  pareils  à  vous  et  à  moi,  et  plus  résignés,  plus 
touchants...  ils  n'ont  pas  de  défense!  »  Et  le  maître  écrivain 
semblait  copier  leur  si  touchante  résignation.  On  ne  pouvait 
pas  ne  pas  être  ému  avec  lui  ou  par  lui.  On  le  suivait,  on 
l'approuvait,  on  l'aimait.  Et,  ainsi,  tout  simplement,  tout  len- 
tement, il  poursuivait  à  lui  seul  une  révolution  sociale  dans 
les  fonds  de  l'âme  russe.  Il  déplaçait  l'intérêt  qui  jusqu'ici 


ESSAIS  397 

ne  s'attachait  qu'aux  grands  de  la  terre  et  le  portait  sur  les 
plus  humbles  qu'il  faisait  aimer... 

Cela  est  donc  si  nouveau  >  Certes  !  La  patrie  de  l'écrivain 
n'était  point  habituée  à  entendre  pareil  langage.  Et,  d'ailleurs, 
ne  voyez-vous  pas  que  cela  serait  nouveau,  même  en  France, 
un  pays  prétendu  révolutionnaire.  —  mais  qui  n'a  pas  su 
encore  trouver  des  mœurs  de  fraternité  profonde,  un  ensei- 
gnement moral  qui  adoucirait  les  rapports  entre  gens  de 
classes  différentes,  les  baignerait  pour  ainsi  dire  d'une  sym- 
pathie devenue  instinctive  par  l'éducation... 

...  Ne  croyez  pas  que  je  parle  au  hasard.  Voyez  notre 
théâtre.  Est-ce  que  le  drame  bourgeois  ou  le  drame  ouvrier 
y  sont  communément  en  honneur?  Est-ce  que  la  scène  n'y 
est  pas  réservée  à  M.  le  comte  et  à  M'"^  la  duchesse  >  Et, 
même,  est-ce  que  la  littérature  qui  dira  l'âme  vraie  du  peuple, 
du  peuple  intelligent,  fort,  doux,  patient,  est  créée  r  Est-ce 
que,  pour  nos  plus  puissants  maîtres,  pour  les  Guy  de  Mau- 
passant,  pour  les  Zola,  un  paysan  est  autre  chose  qu'une 
brute  !  Et  pourtant,  le  paysan  de  France  est  émancipé  par  la 
Révolution,  et  notre  égal  !...  En  Russie,  où  il  appartient,  — 
la  littérature  a  trouvé  et  exalté  son  âme,  l'âme  du  moujick, 
l'âme  de  la  vieille  et  sainte  Russie. 

On  ne  peut  pourtant  pas  l'accuser  de  violence,  le  bon  et 
vigoureux  Tourgueneff,  lui  qui  trouvait  des  notes  comme 
celle-ci  :  «  La  voix  métallique  de  la  fauvette  révèle  son  insou- 
ciance légère,  et  sa  légèreté  s'accorde  tien  avec  le  parfum  du 
muguet.  > 

Or,  écoutez  encore  :  il  raconte  quelque  part  qu'un  enfant, 
le  fils  du  maître,  a  les  habitudes  un  peu  insolentes  d'un  sei- 
gneur mal  élevé.  Un  jour,  le  gamin  entre,  sans  frapper,  dans 
la  chambre  d'un  vieux  domestique  un  peu  ridicule,  et  dont  il 
riait  à  l'ordinaire  :  «  Barine,  mon  petit  père,  dit  doucement 
le  valet,  —  dans  cette  chambre-ci  je  ne  t'appartiens  plus. . .  je 
suis  à  moi-même...  Une  autre  fois,  barine,  il  faudra  frapper  ». 

Qui  ne  sent  que  l'homme,  en  Russie,  est  en  train  de  se  faire 
plus  fier,  plus  vraiment  libre  dans  les  mœurs  sociales,  plus 

13. 


agS  LA  PROSE  DE  JEAN  ATCaRD 

libre  dans  les  profondeurs  de  l'âme,  que  nous  ne  le  sommes 
peut-être,  malgré  nos  libertés  politiques! 

Voilà,  il  me  semble,  le  point  de  vue  intéressant  à  signaler 
aujourd'hui  en  France.  C'est  là  qu'il  faut  prendre  l'âme  russe. 

Et  ce  n'est  point  ici  un  épisode  isolé.  Toute  la  moderne 
littérature  russe  n'est  autre  chose  qu'un  hymne  à  la  liberté 
intime,  à  la  dignité  individuelle,  à  l'émancipation  de  l'âme. 

Tolstoï,  dans  un  livre  dont  le  titre  m'échappe  (on  me  par- 
donnera, je  ne  l'ai  pas  sous  la  main),  nous  montre  un  chan- 
teur ambulant  arrêté  sur  une  petite  place,  dans  une  ville 
d'eaux.  Le  soir  tombe,  paisible  et  charmant.  L'homme  chante 
et  sa  voix  est  si  belle  que,  peu  à  peu,  tous  les  oisifs  à  la 
promenade,  s'arrêtent  pour  l'écouter.  Cet  homme  a  faim,  et, 
quand  il  a  cessé  de  chanter,  timidement  il  demande  qu'on  le 
secoure,  en  tendant  son  chapeau.  Mais  l'égoïsme  riche  et 
distrait  de  son  public  ne  l'écoute  déjà  plus.  Les  couples 
d'amoureux  même,  que  sa  chanson  a  charmés  un  moment,  ne 
pensent  déjà  plus  à  lui,  qui  demeure  là,  triste,  seul  et  stupéfait. 

Alors,  l'auteur  s'indigne  et  il  trouve,  pour  exprimer  son 
indignation,  des  paroles  inentendues  jusqu'ici,  et  à  peu  près 
semblables  à  celles-ci  :  «  L'histoire  enregistre  des  faits  plus 
bruyants...  Elle  dit  par  exemple  qu'en  l'année  1789,  il  y  a  eu 
en  France  un  grand  mouvement  populaire  qui  s'est  appelé  la 
Révolution  française,  mais  elle  ne  signalera  pas  ce  fait  inouï, 
monstrueux,  et  cependant  fréquent  :  tel  jour,  à  telle  heure, 
dans  telle  ville,  de  riches  oisifs  ont  écouté  avec  joie  la  chan- 
son d'un  malheureux  artiste...  ils  ont  accepté  que  cet  homme, 
épuisé  de  jeûnes,  se  fatiguât  pour  eux,  et  ils  ont  commis  ce 
crime  de  ne  pas  lui  donner  le  juste  salaire  de  sa  peine  et  de 
leur  plaisir!  » 

...  Je  ne  sais  si  l'expression  paraît  bien  claire,  quand  je  dis 
que  la  Russie  est  en  train  de  créer  un  Droit  chrétien  ;  je 
m'entends  du  moins  très  bien.  Elle  est  en  train,  la  Sainte 
Russie,  de  trouver,  en  exprimant  tout  simplement  son  âme, 
les  Droits  de  l'homme  tels  que  les  a  intrinsèquement  pro- 
clamés l'Évangile.  Les  puissants  n'ont  pas  le  choix  entre  la 


ESSAIS  299 

domination  dure  et  la  domination  tendre  et  paternelle.  Si  le 
fort  ne  s'attendrit  pas,  invinciblement  le  faible  lui  apprendra 
qu'il  a  un  droit  positif  et  un  droit  transcendant  à  la  part 
qu'autrefois  on  ne  manquait  jamais  de  réserver  pour  lui,  au 
repas  de  Noël. 

Bref,  l'humilité  et  la  résignation  chrétiennes  semblent,  pour 
l'âme  russe,  des  moyens  transitoires  (que  deux  mille  ans  ont 
usés},  d'imposer  l'amour  au  monde.  Maintenant  tout  change. 
Le  serf  sent  sa  dignité  d'homme  et  il  se  relève.  Il  dit  douce- 
ment mais  fermement  :  «  J'ai  droit  à  ta  pitié,  j'ai  droit  à  ton 
amour.  Fais-moi  place,  petit  père  ;  je  m'assiérai  prés  de  toi... 
et  nous  vivrons  dans  la  paix  de  Dieu.  » 

Ce  n'est  pas  par  hasard  que  la  sainte  Russie  est  l'amie  de 
la  France.  A  regarder  de  près  malgré  les  formes  politiques 
qui,  je  le  répète,  ne  sont  qu'apparence  —  dans  les  fonds 
intimes,  dans  les  replis  secrets  de  l'âme  russe,  l'instinct 
humanitaire  vit  comme  dans  l'âme  française. 


3oO  LA  PROSE  DE  JEAX  AICARD 


La  Galégeade. 

Elle  est  plus  facile  à  peindre  qu'à  bien  définir,  la  Provence 
joyeuse.  Qu'est-ce  qui  la  fait  le  plus  rire,  d'un  rire  qui  n'est 
qu'à  elle>  c'est  la  galégeade. 

C'est  une  certaine  gouaillerie,  très  artiste,  très  imagée,  une 
plaisanterie  qui  a  l'aspect  d'une  bêtise  énorme  mais  qui,  çà  et 
là,  se  hérisse  de  fines  malices,  pas  toujours  visibles.  Vous  ne 
les  voyez  pas  d'abord?  c'est  très  amusant  ;  vous  les  apercevez 
enfin  tout  à  coup>  c'est  encore  plus  drôle. 

Quand  elle  est  bien  topique,  la  galégeade  n'est  comparable 
ni  à  un  trait  d'humour  ni  à  une  gauloiserie,  l'une  étant  à  fond 
de  spleen,  l'autre  à  fond  de  grossièreté.  Elle  peut  être  salée, 
et  fortement,  —  mais  de  quels  jolis  cristaux  !  autant  de  prismes 
que  de  grains  de  sels!  Où  donc  est  l'esprit  essentiel  de  cette 
drôlerie?  Partout  et  nulle  part,  comme  une  atmosphère. 

La  galégeade  est  une  mise  en  action,  en  gestes,  en  images 
et  en  mouvement,  d'une  idée,  d'un  mot,  —  le  tout  démesu- 
rément grossi.  C'est  «  du  théâtre  »  au  premier  chef.  La  Farce 
de  maître  Pathelin  est  une  galégeade. 

Il  y  a  deux  siècles,  le  président  du  Parlement  d'Aix  en 
Provence  était  un  galégeaïré  qui  s'appelait  non  pas  Maurin 
mais  Marin. 

Ceci  est  de  l'histoire...  Marin  n'aime  pas  son  Parlement. 
Comment  s'y  prendra-t-il  pour  le  lui  dire?  oh!  bien  simple- 
ment :  De  sa  fenêtre,  il  tire  un  coup  de  pistolet  sur  un  âne. 
L'âne  en  meurt.  Procès.  Marin  se  lève  et  gravement  dit  :  «  Je 
soutiens,  messieurs  du  Parlement,  que  vous  ne  pouvez  pas 
connaître  de  cette  cause,  étant  tous  plus  ou  moins  parents  de 
la  victime  l  » 

Voilà  jusqu'où  l'esprit  de  galégeade  pouvait  {avant  la  Révo- 
lution) conduire  un  magistrat!...  Mais  Marin  avait  offensé  le 
goût  classique,  confondu  les  genres,  le  tragique  et  le  comique. 
On  le  déposa. 


ESSAIS  3oi 

C'est  Louis  Mérj-  qui,  le  premier,  donna  à  la  galégeade 
droit  de  cité  dans  la  littérature  française  et  la  révéla  aux 
Parisiens.  Jusque-là,  elle  était  restée  chez  elle.  Méry  vint  et 
nous  donna  la  Chasse  au  chastre!  En  poursuivant  d'arbre  en 
arbre  le  chastre  qu'il  ne  parvient  jamais  à  tirer,  un  chasseur 
marseillais  se  réveille  un  matin  à  Rome  !  Marseille,  qui 
compte  plus  de  chasseurs  que  d'habitants,  relit  encore  cette 
histoire,  et  Marseille  pouffe. 

Après  Méry,  Daudet  parut,  —  qui  nous  donna  Tartarin. 
Les  Tarasconnais,  quoi  qu'on  ait  pu  dire,  pouffèrent  les 
premiers.  Je  fus  chargé  par  eux  d'annoncer  à  Daudet  que 
Tarascon  rêvait  de  lui  offrir  une  grande  fête.  Il  n'avait  qu'à 
leur  envoyer  un  mot  pour  faire  savoir  son  jour...  Il  eut 
d'autres  lettres  à  écrire.  On  pouffa  sans  lui. 

Alphonse  Daudet,  qui  avait  l'accent  du  Midi  d'une  manière 
jolie,  estompée  et  musicale,  me  dit  un  jour  :  «  C'est  drôle,  tu 
n'as  pas  beaucoup  d'accent?  »  Je  répondis  :  «  A  force  d'avoir 
habité  le  Nord...  à  Nimes!...  je  l'ai  un  peu  perdu!  »  —  Il 
répliqua  vivement  :  «  Ah  r  moi  au  contraire,  c'est  à  Paris  que 
je  l'ai  pris,  à  force  d'en  faire  la  charge  !  » 

Paul  Arène  a  manié  la  galégeade  en  maître.  Rappelez-vous 
son  mot  à  un  débutant  de  lettres  :  «  Vous  n'êtes  pas  du  Midi, 
monsieur  r  alors,  qu'est-ce  que  vous  venez  faire  à  Paris  >  » 

Un  autre  Arène  (Emmanuel)  la  connaît  aussi  bien 
qu'homme  du  monde,  la  galégeade;  il  en  a  écrit  de  délicieuses. 
11  y  en  a  qui  ont  des  siècles  (voir  plus  haut);  ce  sont 
souvent  les  meilleures. 

On  en  sait  plus  d'une  qui  contient  à  elle  seule  vingt 
vaudevilles...  au  moinss  fïtWo,  autre  est  assez  pareille  à  tout 
un  jeu  de  ces  boîtes  chinoises  qui  rentrent  toutes  l'une  dans 
l'autre.  La  plus  grande  de  ces  boîtes  a  l'air  de  faire  des  petits. 
La  dernière,  la  plus  tard  visible,  est  la  plus  jolie. 

Au  commencement  d'un  méchant  hiver,  un  Marseillais  écrit 
à  son  ami  le  Parisien  :  «  Venez  vite  chez  nous,  car  —  comme 
l'a  dit  notre  immortel  Méry  —  l'été  passera  tout  l'hiver  à 
Marseille.  »  Le  Parisien  se  laisse  séduire  ;  le  Parisien,  si  vous 


.^^02  LA  PROSK  I)E  JEAX  AIOATin 

voulez,  ce  sera  vous...  c'est  vous;  vous  arriverez  donc  à 
Marseille...  par  un  froid  de  Sibérie  !  Tout  est  gelé.  Dans  le 
port,  la  mer  est  prise  !  Vous  êtes  vexé  et  vous  exprimez  votre 
étonnement;  le  Marseillais  vous  répond  :  *  Voyez-vous,  mon 
çer,  l'eau,  ici,  elle  est  si  frileuse,  qu'un  rien  y  nous  la  zèle/  » 
Et  vous  riez,  —  un  peu  (convenez-en)  aux  dépens  de  votre 
interlocuteur;  vous  pensez  :  «  Ces  xMarseillais,  quels  hâbleurs  ! 
ils  exagèrent  toujours  !  »  Seulement,  vous  n'avez  pas  deviné 
que  le  Marseillais,  de  son  côté,  s'est  dit  :  t  Attends  un  peu, 
mon  petit  parisot  !...  Ah  I  tu  as  l'habitude,  à  Paris,  de  te 
ficher  de  moi  dans  les  journaux  de  la  localité,  parce  que,  dis- 
tu,  j'ai  dans  le  sang  la  manie  de  l'exagération?...  Vl'an!...  Et 
tu  croiras  qu'elle  m'est  naturelle,  nigaud  !  »  —  Voilà  ce  que 
s'est  dit  le  xMarseillais;  et  notez  ce  point,  qui  est  admirable; 
il  n'a  pas  besoin  que  vous  deviniez  la  qualité  supérieure  de 
sa  malice.  Vous  pouvez  le  prendre  si  cela  vous  plaît,  pour  un 
grotesque,  il  n'en  a  cure.  Il  se  sacrifie,  payé  par  la  joie  de  se 
sentir  moins  bête  que  vous,  bien  au  fond.  «  Ah!  tu  me  prends 
pour  un  monsieur  tout  en  dehors?...  Tu  es  refait,  mon  bon  : 
j'ai  un  secret  !»  Et  il  laisse  fermée  hermétiquement  la  der- 
nière boîte  du  jeu  de  boîtes  —  vous  savez,  —  la  plus 
mignonne...  Que  si  vous  arrivez  à  l'ouvrir  tout  seul,  vous  n'y 
trouverez  jamais  l'ironie  cruelle,  mon  ton  !  il  n'en  sortira 
jamais  qu'une  mouche  à  miel. 

Cela  est  tellement  vrai  que  si  un  hypocondre  vient  à  se 
fâcher  contre  le  plaisantin,  la  galerie  aussitôt  s'écriera  : 
«  Vous  ne  voyez  donc  pas  qu'il  galège  !  »  Et  alors  >... 

Alors,  il  n'y  a  rien  !  Au  bon  galégeaïré  il  faut  tout  per- 
mettre avant,  parce  qu'on  serait  forcé  de  tout  pardonner 
après. 

La  galégeade,  c'est  la  critique  aimable,  amicale,  l'ironie 
généreuse  !  M.  Henry  Roujon  la  pratique  mieux  que  per- 
sonne. Lisez  dans  sa  Galerie  des  bustes  le  portrait  de  San- 
terre,  ceux  d'Antoine  Cros,  de  Villiers  de  L'Isle-Adam,  de 
Mallarmé.  L'esprit  de  galégeade  y  court  partout  entre  les 
lignes.  Le  Midi,  vovez-vous,  c'est  aussi  Athènes. 


ESSAIS  3o3 

Mais...  je  brûle  de  vous  conter  ma  «  Poule  verte  ».  —  Un 
paysan,  qui  n'a  jamais  vu  de  perroquet,  blesse  d'un  coup  de 
fusil  un  Vert- Vert  échappé:  «  Vé  !  une  poule  verte!  »  Il 
ramasse  l'oiseau,  le  soupèse,  l'examine  et  s'écrie  :  «  Oï  ! 
qu'il  est  mègre!  »  Le  perroquet  agonisant  ouvre  l'oeil  et  pro- 
nonce, en  français  de  Mocotie,  cette  phrase  apprise  autrefois  : 
<  Ze  suis  été  un  peu  malade  !  »  Saisi  d'une  terreur  supersti- 
tieuse, le  pa^'san  laisse  tomber  le  perroquet  à  terre  et,  ôtant 
son  chapeau  !  <  Oh!  pardon,  mossieu,  ze  vous  avais  pris  pour 
un  oiso!  »  —  Arrière-pensée  :  L'électeur  rural,  faiseur  de 
députés,  prend  quelquefois  un  oison  pour  un  homme. 

Le  suffrage  universel  est  plus  rudement  atteint  par  l'histoire 
suivante.  Devinez  par  qui  je  l'ai  entendu  conter,  autrefois, 
avec  un  timbre  de  voix  sans  pareil,  délicieusement  teinté  d'ac- 
cent? Par  un  grand  orateur,  l'éloquence  même:  M.  Emile 
Ollivier. 

Un  paysan  qui  ne  sait  pas  lire  s'en  va  voter  un  beau 
dimanche.  —  «  Quel  billet  t'a-t-on  donné  là>..  ce  n'est  pas  le 
bon  !»  Et  le  bourgeois  qui  l'apostrophe  ainsi  ajoute  :  «  Des 
bons,  j'en  ai  plein  ma  poche  ;  tiens  en  voici  un.  »  —  Au 
retour  du  vote,  le  même  bourgeois  dit  à  notre  homme  :  «  Tu 
as  mis  le  bon  billet,  au  moins?  Montre-moi  l'autre...  que 
j'aurais  dû  garder,  crainte  d'erreur  de  ta  part!  »  —  «  L'autre 
billet?  réplique  l'électeur,  je  ne  Tai  plus  pardi!  Figurez-vous 
que  j'ai  rencontré  à  la  mairie  cette  canaille  d'Untel  qui  ne 
sait  pas  plus  lire  que  moi.  Alors,  je  le  lui  ai  donné  parce 
que  je  me  suis  pensé  :  «  Té!  le  mauvais,  c'est  toi  qui  le  met- 
tras, imbécile!  ». 

La  galégcade,  c'est,  je  vous  dis,  l'ironie  caressante.  Quand 
elle  vous  pince,  il  semble  qu'elle  vous  chatouille.  Et  de  rire! 

A  un  grand  chasseur  que  je  connais  bien  et  pour  cause, 
j'ai  dit  un  jour,  par  raillerie  parisienne  :  «  Vous  avez  dû  chas- 
ser le  lion,  maître  Maurin  des  Maures?  »  Un  autre,  «  un  du 
Nord  »,  se  serait  fâché  peut-être.  Mais  chez  nous  (notez 
ceci)  un  galégeaïré  de  race  s'appelle  aussi,  en  bonne  part, 
«  un  ridicule  »,  comme  vous  diriez  ici  «  un  comique  ».  A 


3o4  LA  PROSE  DE  JEAN  AICARD 

Paris,  «  un  ridicule  »  c'est  un  sac  à  main.  A  Pézenas,  c'est 

xMolière  ! 
Or  Maurin  des  Maures  me  répondit  gravement  : 
~  Pardi!  vous  voulez  pas  que  z'ai  cassé  le  lion,  un  homme 

comme  moi  ! 

—  Contez-moi  ça, 

—  C'était,  dit  Maurin,  en  Afrique.  Ze  me  posai  près  d'une 
source,  en  plein  dézert  !  avec  une  cèvre  attacée  à  n'un  arbre, 
et  z'attendis.  On  m'avait  dit  qu'il  y  avait  du  lion  par  là... 
Tout  à  coup... 

Ici,  Maurin  des  iVlaures  prit  un  temps  tout  comme  mon 
ami  Mounet-Sully  qui  est  à  la  fois  de  la  Comédie-Française 
et  de  Berg-erac...  Je  palpitais  de  curiosité. 

—  Tout  à  coup...  continua  Maurin  (un  peu  pâle  à  ce 
souvenir),  tout  à  coup  je  sens  qu'on  me  frappe  sur  l'épole. 
Ze  me  retourne.  C'était  un  garde  çampêtre  qui  me  montre 
du  doigt  un  écrito  cloué  à  n'un  arbre  et  que  ze  n'avais 
pas  encore  aperçu.  Sur  l'écriteau,  il  y  avait  : 

LA  CASSE  AU   LION 
ELLE  EST  LNTERDITE   DANS  CETTE  PROPRIÉTÉ 

J'étais  refait. . .  et  il  y  avait,  hélas  1  des  témoins. 

Maître  Maurin  me  désignant  à  eux  d'un  index  méprisant 
leur  dit  :  €  Ze  vous  l'ai  débrouté,  hein  r  > 

Débrouter  un  perdreau,  à  la  chasse,  c'est  lui  casser  tout 
juste  le  fin  bout  de  l'aile. . ,  ce  qui  ne  l'empêchera  pas  de  se 
sauver  ensuite,  mais  avec  ses  pattes. 

Mon  Maurin  ajouta,  poursuivant  sa  métaphore  :  »  Ze  vous 
l'ai  mis  à  pied  !  » 

J'étais  battu  et  content.  O  galégeade  ! 

Et  voilà  comment  rit  la  Provence  joyeuse. 

En  somme  tout  cela  est  bien  français,  et  Figaro,  le  narquois, 
peut  donner  la  main  à  Maurin  des  xMaures. 
1908. 


ESSAIS  3o5 


Les  Fêtes  de  Pâques 

à  Bord  des  Navires. 

Un  réveil  de  printemps,  auquel  est  mêlée,  dans  une  fraî- 
cheur de  lumière  nouvelle,  la  mélancolie  d'un  désir  migra- 
teur —  et,  traversant  le  ciel  doux  et  léger,  la  plaintcnnfinie 
des  cloches  chrétiennes...  Voilà  l'impression  que  donnent 
ces  mots  :  Fêtes  de  Pâques. 

Elle  me  suit  depuis  l'enfance,  cette  impression.  Ainsi  pour 
beaucoup  d'entre  nous,  car  les  fêtes  de  Pâques  appellent 
l'idée  des  vacances,  de  liberté  promise,  de  départ  vers  la 
maison,  de  retour  au  foyer...  Quelque  chose  de  la  force  mys- 
térieuse qui  oblige  l'hirondelle  à  reprendre  la  route  bleue 
—  précise  dans  l'espace  sans  limites,  —  nous  tourmente, 
nous  aussi,  les  hommes.  Le  rythme  des  saisons  ramène  ce 
trouble,  ce  mouvement,  au  fond  de  nos  âmes,  d'une  aile 
mystérieuse,  prête  à  s'ouvrir. 

Où  veux-tu  donc  t'envoler,  âme  troublée  r  —  Vers  l'amour, 
comme  vers  l'ancien  nid  l'oiseau  fidèle  ;  mais  aussi  vers  tout 
l'Inconnu,  vers  tout  l'Inconnaissable,  que  mes  pères  appe- 
laient Dieu. 

Quand  Faust,  vieux  et  tout  près  de  rajeunir,  promène 
autour  de  lui,  dans  son  laboratoire  sinistre,  ses  regards 
pleins  de  détresse,  —  alors,  tout  à  coup,  les  cloches,  par  la 
fenêtre  entrouverte,  lui  apportent  le  souvenir  de  ses  joies 
d'enfance...  —  «  Ah  oui!  dit-il,  je  n'y  songeais  plus;  c'est 
Pâques,  demain!  »  Et  des  rires  de  jeunes  filles  montent 
vers  lui,  que  toute  la  douleur  de  ne  plus  croire  traverse,  et 
il  s'imagine  boire  encore  à  la  coupe  des  Aïeux,  communier, 
par  delà  les  passions  humaines  dans  l'universel  Amour! 

Men,'eilleux  symbole  —  ce  Faust  —  de  tous  les  hommes 
vieillis,  comme  de  tous  les  siècles  finissants...  Un  souvenir 
suffit  à  les  rajeunir  une  heure,  un  souvenir  d'amour  et  de  foi. 

Ne  les  exilons  pas  à  jamais,  les  cloches  hier  parties  pour 


3o6  LA   PEOSE  DE  JEAN  AICARD 

Rome.  Laissons-les  revenir.  Laissons  les  petits  enfants 
bretons  courir  sur  la  falaise  pour  les  chercher  du  regard  le 
jour  du  départ  ou  du  retour,  au  fond  des  ciels  clairs  ou 
nuageux  —  et  laissons  le  siècle  moribond  en  écouter  dans 
l'espace  la  note  mourante...  —  *  Ah!  oui,  c'est  Pâques 
demain,  dit-il,  je  l'avais  oublié!...  »  Comme  nous  étions 
jeunes  alors,  au  temps  où  dans  la  chapelle  de  l'école, 
les  jeunes  filles  de  la  ville  venaient  répondre  avec  leurs 
voix  frêles  à  nos  chants  d'écoliers  captifs.  Comme  l'encens 
mystique,  doré  d'un  rayon  de  printemps  traversait  bien,  à  la 
façon  d'un  nuage  miraculeux,  l'artificiel  bosquet  d'orangers 
et  de  lauriers  disposé  autour  de  l'autel  !  Comme  elle  éclatait 
en  joie  dans  nos  âmes  d'enfants  la  résurrection  divine... 

O  filii  et  filiaî, 
Rex  ccelestis,  rex  gloria? 
Morte  surrexit  hodie 
Alléluia  ! 


Sur  la  grande  rade  bleu-de-saphir  et  cerclée  par  les  rives 
couleur  d'émeraude  l'escadre  immobile,  dort  comme  un 
archipel. 

C'est  le  Vendredi-Saint.  Tous  les  pavillons  sont  en  berne, 
hissés  à  mi-mât.  Les  vergues  en  pantenne,  tristement  obli- 
quées,  d'une  pointe  semblent  montrer  la  mer,  la  grande 
tombe  —  de  l'autre,  le  ciel,  la  grande  espérance.  Christ  est 
mort.  Le  Sacrifié  sur  la  croix  a  souffert  tout  son  martyre, 
pour  nous  apprendre  la  tendresse  et  le  dévouement.  Jean, 
l'Amitié,  et  Magdeleine,  la  Femme,  et  Marie,  la  Mère,  l'ont 
mis  au  tombeau  en  baisant  ses  pieds  morts,  en  appuyant 
contre  leur  poitrine,  sa  tête  qui  pend...  Et  le  souvenir  de  la 
plus  grande  des  Tragédies  qui  aient  ensanglanté  et  affligé  la 
terre,  de  la  plus  féconde  par  la  beauté  convaincante  de 
l'exemple,  s'est  perpétué  à  travers  les  horreurs  de  l'histoire, 
et  plane  encore,  inexpliqué  et  souverain,  sur  la  mêlée  affreuse 


ESSAIS  3o7 

des  passions  et  des  intérêts...  Christ  est  mort.  Et  voilà 
pourquoi,  sur  la  vaste  rade  bleue,  ces  effrayants  cuirassés, 
créés  pour  la  bataille  et  les  épouvantements,  pour  la  mort,  — 
ont  mis  leurs  vergues  en  pantenne  et  leurs  pavillons  en  berne. 

Les  hommes  à  bord  aujourd'hui  ne  font  rien.  Pas  d'exer- 
cices. Repos  militaire  en  l'honneur  de  l'amour  des  hommes  !... 
A  l'aurore,  vingt-et-un  coups  de  canon  ont  salué  le  souvenir 
sacré.  D'heure  en  heure,  un  coup  de  canon  le  rappelle  aux 
coeurs  inattentifs.  Au  soir,  vingt-et-un  coups  de  canon  por- 
teront encore  au  loin,  dans  l'écho,  ce  cri  profond  :  «  Christ 
est  mort  !»  il  se  prolonge  dans  les  vallées  ;  il  flotte  sur  les 
eaux. 

C'est  la  réplique  perpétuée  au  cri  du  monde  païen  :  <  Pan 
est  mort!  »  qui  retentit  voici  deux  mille  ans,  au  pied  du 
Golgotha  romain,  quand  le  dernier  soupir  s'exhala  des 
lèvres  du  Juste. 

Mais,  dès  le  lendemain,  que  diront  les  cloches  r 

Elles  clameront,  lancées  à  toute  volée  :  «  Christ  est  ressus- 
cité !...  »  et  les  pavillons,  hissés  à  bloc,  flottent  dans  l'air 
bleu...  les  vergues  se  redressent  horizontales...  Christ  est 
ressuscité  I 

Laissons  au  marin  de  Bretagne  cette  consolation  et  cette 
joie  de  voir  que  l'âme  de  sa  petite  patrie  bretonne  le  suit  au 
service,  sur  ce  pont  de  navire  qui  est  un  morceau  de  sa 
grande  patrie  française... 


Regardez  celui-ci  qui  pleure.  Il  est,  depuis  peu  de  temps, 
au  service  de  l'État,  et  son  père,  un  vieux  maître,  vient  de 
mourir  au  Tonkin,  laissant  six  enfants.  Celui-ci  est  l'aîné. 
L'inscrit  paye  sa  dette.  Il  s'est  même  engagé,  à  dix-sept  ans, 
pour  envoyer  à  la  mère  «  sa  délègue  »...  Nul  ne  dira  ce  que, 
dans  cette  âme  confuse,  met  de  rêverie  consolante  cette  par- 
ticipation publique,  solennelle,  de  la  Marine,  à  la  douleur 
des  croyants,  le  jour  du  Vendredi  Saint.  A  quelle  heure, 
dites-moi,  les  officiers  rapprocheront-ils  de  cette  âme  leur 


3o8  LA  PROSE  DE  JEAN  AICARD 

âme  toute  différente  r  avec  quelle  parole  la  consoleraient-ils  ? 
Et  même  n'y  a-t-il  pas  je  ne  sais  quelle  règle  de  convenances 
disciplinaires  qui  interdit  à  ces  deux  catég-ories  sociales  de 
se  rapprocher  dans  une  tendresse  >  Quel  blâme  ou  quelle 
raillerie  suivrait  l'officier  qui  viendrait  dire  à  ce  pauvre 
diable  :  «  Frère  Yves,  ou  frère  Yân,  ne  pleure  plus,  mon 
gas...  Nous  sommes  des  frères,  je  te  dis...,  ou  si  tu  veux 
pleurer  encore,  mets  un  instant  ta  tète  sur  mon  épaule,  mon 
frère,  comme  Jean  fit  à  Jésus...  >  Oh!  non,  en  vérité,  ce  n'est 
pas  un  langage  à  tenir!...  Personne  ne  peut  y  songer...  Per- 
sonne ne  comprendrait...  Tout  le  monde  en  sourirait...  Mais 
il  y  a  un  jour  où  la  grande  voix  redoutable  des  pièces  de 
quatorze  dit  cependant  des  paroles  semblables  ;  où  les  vergues 
s'inclinent,  dans  un  geste  de  commisération  émouvante;  où 
le  pavillon  se  replie  et  parle  :  —  «  xMon  matelot,  dit-il,  il  y  a 
pour  toi,  dans  les  choses,  même  dans  les  choses  terribles 
préparées  pour  la  guerre,  un  cœur  tendre  et  bon,  une  âme 
fraternelle  et  émue.  Les  sens-tu  qui  communient  avec  ta 
peine>  C'est  l'âme  et  le  cœur  de  ta  patrie.  » 

La  pensée  religieuse  n'est-elle  pas  bien  cela>  Elle  rem- 
place l'irréalisable  communion  des  individus  sociaux  par  une 
fraternité  éparse  dans  les  symboles...  —  «  Toutes  les  puni- 
tions sont  levées,  matelots!...  »  C'est-à-dire:  «  Quelque  chose 
vous  aime  et  vous  suit,  loin  de  vos  foyers,  sur  la  grande 
mer...  » 

Et  voilà  pourquoi,  peut-être,  au  jour  du  naufrage  ou  à 
l'heure  du  combat,  le  pauvre  matelot  reconnaissant  distinc- 
tement verra  derrière  les  cruautés  de  la  guerre  et  celles  du 
destin,  quelque  chose  à  sauver,  qui  s'appelle  «  France  » 
c'est-à-dire  «  humanité...  » 


Sonnez,  cloches  chrétiennes!  Les  humbles  vous  com- 
prennent, eux  qui  ne  comprendraient  pas  les  discours  des 
savants.  Et  c'est  pourquoi  les  poètes  vous  vénèrent. 


i 


fcssAis  3o9 

Sonnez,  cloches  chrétiennes!  Le  vieux  siècle,  agonisant 
mais  près  de  rajeunir,  lève,  pareil  à  Faust,  la  coupe  symbo- 
lique en  l'honneur  de  la  foi  et  de  l'amour,  pendant  que  les 
cloches,  à  leur  retour,  sonnent  à  toute  volée...  Des  chansons 
de  jeunes  filles  montent,  de  la  rue,  par  la  fenêtre  entr'ouverte, 
tandis  qu'en  tournoyant  autour  du  clocher  sonore,  les  marti- 
nets et  les  hirondelles  poussent  leurs  cris  légers,  le  cri  du 
désir  migrateur,  dans  la  lumière  renouvelée... 
1899. 


vu 


IDÉES   LITTÉRAIRES 


Auguste  Sabatier,  critique  littéraire. 

Par  M.  Henry  Dartigue. 

PRÉFACE 

Dans  les  chemins  du  «  champ  de  la  littérature  »  il  est  rare 
qu'on  rencontre  la  critique  vraiment  bienveillante,  au  sens 
humain  de  ce  mot. 

Je  ne  sais  pas  exactement  pourquoi  je  suis  entré  dans  la 
vie  avec  des  idées  si  fausses  sur  toutes  choses,  si  fausses 
que  j'imaginais  notamment  la  république  des  lettres  comme 
la  plus  aimable  des  républiques. 

J'étais  persuadé  que,  là,  l'émulation  remplaçait  l'envie.  Le 
tendre  Fénelon  me  semblait  l'éducateur  triomphant  de  tous 
les  lettrés  :  dans  ses  fables  Virgiliennes,  c'est  le  mot  «  policé  » 
qui  me  frappait  le  plus.  La  culture  intellectuelle  me  parais- 
sait avoir  pour  résultat  assuré  non  seulement  l'élégance  des 
manières,  mais  je  ne  sais  quelle  délicatesse  de  cœur  atten- 
tive aux  peines  des  hommes  en  général,  aussi  bien  des  égaux 
que  des  créatures  inférieures,  y  compris  bien  entendu,  les 
bêtes,  nos  frères  d'en  bas.  Cette  conception  naïve  fut  bientôt 
un  peu  démentie  pour  moi,  dès  mon  entrée  au  collège,  par 
l'attitude  rogue  des  maîtres.  N'importe,  mon  optimisme 
tenait  bon.  11  devait  résister  à  de  bien  autres  déceptions,  jus- 
qu'aux dernières  années  de  ma  vie... 


3l2  LA  PROSE  DE  JEAN   AICAED 

Quelle  jolie  mission  ce  serait  pourtant,  celle  du  «  critique 
bienveillant  »  dont  toute  l'attitude  habituelle  serait  un 
encouragement  aux  faibles  et  dirait  :  «  La  vie  est  dure  et 
l'art  difficile.  Ils  sont  aimés  des  dieux,  ceux-là  qui  tentent, 
même  sans  y  réussir,  de  donner  aux  hommes  un  rêve  de 
beauté.  Leur  moindre  effort  est  touchant.  Il  faut  les  aider. 
Il  faut,  avant  tout,  les  mettre  en  garde  contre  le  décourage- 
ment. Ils  n'y  sont  que  trop  disposés  par  leur  nature  toujours 
inquiète,  éprise  qu'elle  est  d'un  inaccessible  idéal.  Je  suis 
celui  qui  voit  les  lignes  de  la  beauté  pressentie,  même  quand 
elles  se  perdent  sous  les  gaucheries  de  l'ébauche.  J'aime 
tous  les  artistes  sincères,  même  les  vaincus,  surtout  les 
vaincus  peut-être.  Courage,  vous  tous  qui  courez  vers  la 
palme.  Je  suis  le  témoin  d'Olympie.  Tous  n'ont  pas  la 
victoire,  mais  j'ai  vu,  moi,  avant  leur  chute,  le  bel  élan  harmo- 
nieux des  vainqueurs  tombés  en  route,  une  main  tendue  vers 
la  palme,  l'autre  posée  sur  leur  cœur  brisé...  Courage, 
amis  !  » 

Il  me  semble  que  bien  rarement  j'ai  entendu  langage 
pareil.  On  voit  que  les  plus  grands  et  les  meilleurs  d'entre 
les  écrivains  se  détestent  souvent  entre  eux  jusqu'à  se  nier 
les  uns  les  autres.  Et  vous  n'ignorez  pas  qu'au  théâtre,  un 
soir  de  première,  on  vient,  comme  au  cirque,  dans  l'espoir 
devoir  tomber  la  bête,  je  veux  dire  l'auteur.  On  dit  rarement  : 
€  Quel  noble  et  bel  effort  vers  la  beauté!  »  On  dit  presque 
toujours  :  «  Quelle  prétention  impertinente  !  »  En  réalité, 
plutôt  qu'à  un  taureau  dans  le  cirque,  l'auteur  débutant  est 
comparable  à  un  accusé  devant  la  cour  dassises.  Et,  ce  qui 
est  plus  grave,  à  un  accusé  qui,  contrairement  à  l'équité,  est 
présumé  coupable  et  traité  d'avance  comme  un  coupable. 
Coupable  de  quoi  >  d'avoir  eu  l'audace  d'espérer  qu'une 
œuvre  sortie  de  lui  le  mettrait  au-dessus  de  toute  critique. 
Admirer,  n'est-ce  pas  affirmer  qu'on  se  trouve,  au  moins 
dans  l'instant  que  dure  l'admiration,  inférieur  à  l'artiste  qu'on 
admirer  Pareille  idée,  sans  doute  inconsciente,  change  en 
adversaire  le  créateur  au  regard  des  critiques.  L'auteur  est 


ib££8  LITTEBAIKËS  3l3 

un  fat  qui  prétend  les  réduire  au  silence,  ou,  ce  qui  estjpire, 
à  l'approbation... 
On  connaît  l'anecdote  : 

—  On  ne  vous  voit  jamais  au  théâtre? 

—  Que  voulez-vous  >  Quand  la  pièce  est  un  four,  je 
m'ennuie;  quand  c'est  un  succès,  ça  m'ennuie. 

J'ai  voulu  mettre  cette  critique  de  la  critique  en  face  de 
l'éloge  qne  j'ai  à  faire  d'Auguste  Sabatier  et  du  témoignage 
de  reconnaissance  que  je  lui  dois. 

Il  fut  pour  moi  le  c  critique  bienveillant  »  par  excellence. 
L'indulgence,  la  bonté  humaine,  étaient  répandues  dans  sa 
critique.  11  ne  croyait  pas  qu'elles  fussent  des  qualités  anti- 
littéraires. Elles  sont  partout  des  forces  fécondes  et  bénies. 
Il  les  possédait  au  plus  haut  degré. 

Les  pages  qu'il  écrivit  sur  mes  ouvrages,  je  les  ai  conser- 
vées pieusement,  sous  une  reliure  durable,  à  côté  d'un 
article  d'Henri  Chantavoine  et  de  quelques  lettres  d'Emile 
Augier  et  de  Sully-Prudhomme. 

Sabatier  me  fut  consolant  en  des  heures  difficiles  de  ma 
vie,  et  par  sa  critique  imprimée,  et  par  ses  conversations,  par 
le  charme  apaisant  qui  émanait  de  sa  personne,  de  sa  vie 
laborieuse  et  sereine,  de  sa  confiance  profonde  et  raisonnée 
dans  la  fin  des  choses,  dans  les  grands  Inconnus. 

Ce  que  Sabatier  avait  cru  apercevoir  en  mes  essais,  ce  fut 
ce  qu'il  appelait  :  «  l'intelligence  sympathique  des  âmes 
populaires  ».  J'ai,  en  effet,  à  plusieurs  reprises,  tenté  de  dire 
ce  que  je  crois  avoir  senti  d'humanité  tendre  dans  les  natures 
populaires  les  plus  frustes.  Besogne  ingrate.  Cela  ne  peut  pas 
encore  arriver  jusqu'au  peuple,  grand  lecteur  de  romans  à 
intrigue  et  à  effet,  et  cela  inspire  quelque  éloignement  aux 
«  gens  distingués  ».  Mais  l'âme  profonde,  pénétrée  d'Evan- 
gile, de  notre  ami  Sabatier,  s'intéressa  à  certains  de  mes 
héros  qui  sont  gens  vulgaires  d'apparence  jusqu'au  jour  où 
ils  laissent  éclater  la  belle  lumière  de  sympathie  humaine  qui 
veillait  au  fond  de  leur  être... 

Ces  humbles  personnages,  Sabatier  les  aima  et  les  fit  aimer 

14 


âl4  ïiA  PBO»£  DE  JEAN  AICARD 

à  ses  lecteurs  du  Journal  de  Genève.  Et  j'ai  l'idée  que  ceci  se 
passait  en  dehors  de  toute  littérature.  Nos  rapports  étaient 
un  fait  d'humanité  et  de  pensée  pure.  Il  me  donnait  à  croire 
fortement  qu'avec  un  roman,  l'écrivain  peut  secourir  une  âme 
lointaine  et  douloureuse...  Je  croyais  cela  avec  lui.  C'était 
bon.  Quelle  force  jeune  il  me  communiquait  !  Comme  on 
irait  loin  et  haut,  excité,  entraîné  par  de  tels  critiques  !... 

Sabatier  était  de  ceux  qui  nous  réconfortent  toujours,  à 
toute  heure,  souvent  même  à  leur  insu,  parce  que  leur  vie 
même  est  une  affirmation  constante.  Comment  ne  pas  croire 
à  la  bonté,  lorsqu'on  les  voit  si  naturellement  bons  ! 

De  tels  hommes  ne  seront  pas  remplacés.  La  force  de  gar- 
der leur  force,  leur  volonté  d'espérer,  ils  la  tiraient,  je  le 
crains,  d'une  foi  à  laquelle  tout  le  mouvement  de  la  pensée 
moderne  devient  chaque  jour  plus  hostile.  L'homme  qui 
dominera  le  monde  de  demain  aura  des  muscles  d'acier,  un 
accumulateur  pour  cerveau,  et  il  écrasera,  sur  tous  les  che- 
mins du  globe,  ce  qui  restera  de  chair  humaine...  Et  pourquoi  ? 
pour  aller  toujours  plus  vite...  Il  ne  sait  pas  où  ! 

La  bonté  de  Sabatier  m'a  souvent  empêché  de  désespérer. 
Son  souvenir  m'aide  encore,  par  moments,  à  espérer  un  peu... 
je  ne  sais  quoi...  que  j'ai  tant  aimé  ! 


mÉEB  LITTERAIIIES  3l5 


Le  Vers  dans  les  Pièces  Modernes'. 

«...  Nous  rêvions  de  ressusciter  le  héros,  mais  dans  son 
milieu  mauvais,  même  trivial,  avec  ses  faiblesses,  ses  travers, 
et  d'autant  plus  grand  à  l'heure  de  l'action  généreuse  et  noble, 
qu'il  s'est  montré,  à  l'ordinaire  plus  semblable  aux  autres 
hommes.  Ainsi,  sans  flatter  l'esprit  du  temps  ni  lui  faire  vio- 
lence, sans  parti-pris  d'action  ou  de  réaction  littéraire,  mais 
seulement  parce  que  nous  sommes  fils  de  notre  époque,  nous 
aurions,  au  nom  de  la  poésie,  poursuivi  la  réa/î7é  jusque  dans 
les  réalisations...  de  l'idéal,  rares  si  l'on  veut,  mais  dûment 
constatées. 

«  Aussi  loin  de  la  pompe  tragique  que  des  magnificences 
lyriques,  —  deux  choses  que  le  double  esprit  sceptique  et 
positif  de  notre  époque  ne  semble  pas  appeler,  —  le  poète 
pourrait  retrouver  une  langue  directe,  comme  spontanée 
quoique  en  vers,  sobre  de  métaphores,  ayant  il'allure  même 
de  la  parole  venue  librement  dans  la  vie  ;  dont  le  mérite  poé- 
tique serait  dans  la  force  de  pénétration  que  donne  le  vers, 
dans  l'élan  particulier,  incomparable,  que  communiquent  au 
mouvement  général  de  la  parole,  le  rythme,  la  rime,  \si puissance 
propre  du  vers. 

«  Il  faut  avoir  quelque  courage  pour  être  simple  absolument 
surtout  en  vers,  car  aux  yeux  d'une  critique  inattentive  ou  de 
parti-pris,  la  simplicité  paraîtra  aisément  vulgarité  ou  plati- 
tude. Quelle  noblesse  pourtant  peut  respirer  le  style  simple  ! 
Les  modèles  d'une  telle  langue  existent  dans  le  passé,  avec 
les  marques,  il  est  vrai,  de  leur  époque  :  c'est  la  langue  du 
Misanthrope  et  de  Tartuffe,  celle  de  La  Fontaine  et  de 
Mathurin  Régnier.  Tout  près  de  nous,  Musset  l'a  parlée,  dans 
la  Soirée  perdue  notamment.,.  C'est  le  langage  même  du 
théâtre  en  vers,  dans  un  temps  où,  —  si  elle  s'obstinait  aux 

1 .  Extrait  des  considérations  qui  suivent  le    Père  LetonnarJ. 


3l6  LA  PIIOSE   DE  JEAN  AICARD 

diiveloppements  imagés,  aux  abondantes  métaphores,  aux 
variations  lyriques,  —  la  poésie  dramatique  ne  serait  peut-être 
pas  tolérée  dans  une  pièce  moderne.  »  (J.  A.  —  Préface  du 
Théâtre  Libre.  Dentu,  éditeur.  1890.) 

Victor  Hugo,  lassé  de  la  pompe  littéraire  classique,  y 
substitua  ce  que  j'appellerai  un  langage  lyrique  d'allure  natu- 
relle; bien  plus,  il  osa  des  expressions  communes. 

<  On  entendit  un  roi  dire  :  «  Quelle  heure  est-il?  »  écrit 
Victor  Hugo,  faisant  allusion  à  un  vers  de  Cromwell. 

—  «  Quelle  heure  est-il  !  >  en  vers  !  Cela  ne  se  pouvait 
souffrir  !  pas  plus  que  mouchoir  dans  Othello  ! 

Après  Hugo,  on  nous  passe  «  quelle  heure  est-il,  »  mais 
que  de  choses  encore  paraissent  trop  <  vulgaires  »  pour  être 
dites  en  vers  ! 

Du  même  Victor  Hugo  :  «  Il  s'agit  de  savoir  quelle  quantité 
de  prose  on  peut  introduire  dans  le  vers  dramatique.  » 

Ce  serait  donc  une  question  de  dosage. 

Examinons  le  problème;  il  en  vaut  la  peine,  —  car  si  la 
comédie  moderne  en  vers  était  à  jamais  déclarée  inacceptable, 
peut-être  la  littérature  y  perdrait-elle  une  forme  de  théâtre, 
qui,  selon  moi,  a  son  prix. 

Notons,  en  passant,  qu'un  débat  similaire  s'est  produit  chez 
les  peintres.  La  laideur  des  habits  noirs  les  a  repoussés  long- 
temps. Un  haut  de  forme,  quoi  de  moins  pittoresque  r  Cepen- 
dant tel  chef-d'œuvre  de  Fantin-Latour  nous  le  montre  sur  la 
tête  de  son  modèle.  Et  ce  détail  étant  caractéristique  d'une 
époque,  n'a-t-il  pas  le  droit  de  se  montrer  dans  l'œuvre 
d'art  > 

Le  triomphe  d'un  peintre  de  modernités  ne  sera-t-il  pas  de 
les  rendre  acceptables,  en  les  subordonnant  à  la  valeur  des 
tons  et  à  l'expression  générale  de  son  tableau  >  —  Tout  est  là. 

Il  est  vrai  que  les  peintres  d'histoire  n'admettent  que  la 
peinture  historique.  Nous  ne  sommes  point  si  exclusifs. 

Dans  le  Père  Lebonnard,  un  vers,  entre  autres,  parut  tout 
particulièrement  digne  de  dédain  aux  critiques  de  grand  style. 
Ce  vers  incriminé,  le  voici  : 


IDÉES  LITTÉRAIRES  817 

Je  veux  du  bœuf  saignant  et  des  œufs  à  la  coque  ! 

Je  conviens  que  ce  vers  n'exprime  pas  un  sentiment  noble 
ni  une  idée  lyrique. 
On  l'a  comparé  à  un  autre  vers,  plus  fameux  : 

Léon,  je  te  défends  de  brosser  ton  chapeau  ? 

Et  je  dis  que  la  comparaison,  pour  séduisante  qu'elle 
paraisse,  n'est  pas  équitable.  Il  eût  été  mieux  de  le  justifier 
en  citant  celui-ci  : 

Je  vis  de  bonne  soupe  et  non  de  beau  langage. 

mais  c'eût  été  moins  drôle. 

Pourquoi  Lebonnard  s'écrie-t-il  :  «  Je  veux  du  bœuf  sai- 
gnant et  des  œufs  à  la  coque  >...  »  —  Parce  qu'on  lui  conteste, 
à  lui,  qui  fut  toujours  timide  et  craintif,  le  droit  de  donner  à 
sa  chère  fille  convalescente,  une  nourriture  salutaire.  Alors, 
il  s'emporte  et  jette  ce  cri  de  revendication  domestique,  au 
premier  acte,  —  comme  il  jettera,  au  troisième  acte,  le  cri  de 
sa  révolte  définitive  :  «  bâtard  1  ». 

Il  s'agit  donc  là  d'un  trait  de  caractère  et  d'un  trait  de 
tendresse  paternelle.  A  mes  yeux,  le  sentiment  intérieur  du 
bonhomme  et  le  mouvement  de  sa  colère  qui  sont  nobles, 
relèvent  la  trivialité  de  l'expression.  Et  le  public  ne  s'y 
trompe  pas. 

Un  principe  qui  me  paraît  essentiel  à  établir,  c'est  ce  que 
j'appellerai  la  divisibilité  des  éléments  qui  constituent  le  sujet 
poétique,  c'est-à-dire  des  éléments  qui  donnent  à  l'auteur  le 
droit  et  même  lui  imposent  le  devoir  de  traiter  un  sujet  en  vers. 

En  d'autres  termes,  ce  qui  fait  qu'un  sujet  est  essentielle- 
ment poétique,  c'est  un  ensemble  de  conditions  qui  doivent 
se  trouver  toutes  réunies  dans  le  drame  lyrique  ou  dans  l'œu- 
vre tragique,  mais  qui  ne  sont  pas  inséparables  les  unes  des 
autres.  Il  suffira  à  la  comédie  ou  au  drame  d'en  garder  quel- 
ques-unes pour  que  le  poète  ait  le  droit  d'écrire  en  vers  sa 
comédie  ou  son  drame. 

La  qualité  poétique  permanente  du  sujet,  c'est-à  dire  sen- 


^l8  LA  PBOSE   DE  JEAX   AICARD 

sible  dans  chaque  vers,  paraît  à  d'aucuns  la  condition  essen- 
tielle. Je  le  nie.  Il  suffît  que  le  sentiment  ou  l'idée  poétique 
apparaisse  çà  et  là,  assez  souvent  pour  se  dégager  de 
l'ensemble. 

Certains  personnages,  par  leur  nature  même,  sont  à  la  fois 
et  poétiques  et  prosaïques.  Telle  se  présentait  à  moi  la  figure 
du  père  Lebonnard  si  bien  que,  dans  une  comédie  en  prose, 
il  détonnerait  parfois,  semblerait  déclamatoire,  en  exprimant 
des  idées  et  des  sentiments  au-dessus  de  sa  condition  et 
au-dessus  de  la  prose  :  et  de  même,  ou  par  contre,  dans  la 
comédie  en  vers  il  exprime  le  plus  souvent  des  idées  et  des 
sentiments  moyens,  qui  ne  semblent  pas  dignes  du  «  langage 
des  dieux  ». 

Il  fallait  donc  choisir.  Ou  ennoblir  les  allures  extérieures 
d'un  personnage  qui  porte  en  lui  la  lumière  d'une  grande 
âme;  ou  refuser  à  l'expression  de  sa  haute  personnalité 
morale,  dans  les  moments  où  elle  éclate,  le  secours  et  l'hon- 
neur que  lui  apportent  la  rime  et  le  rythme. 

J'ai  balancé  longtemps.  J'ai  fini  par  me  décider  pour  le 
langage  rythmé. 

Remarquez  bien  que  je  n'aurais  pas  eu  à  m'interroger  sur  le 
choix  des  moyens  d'expression  si  nous  admettions  en  France 
qu'une  pièce  fût  composée  alternativement  de  scènes  en  vers 
et  de  scènes  en  prose,  comme  les  drames  de  Shakespeare. 

Chez  nous,  où  l'on  n'y  est  pas  habitué,  ce  mélange  de  prose 
et  de  vers  ne  pourrait  que  faire  ressortir  davantage  le  dés- 
accord entre  les  deux  tons  du  personnage.  Dans  les  nombreux 
passages  où  le  vers  n'exprime  que  l'action  courante,  —  du 
moins  les  éléments  purement  prosodiques  et  pour  ainsi  dire 
mécaniques  du  vers  nous  servent-ils  de  transition  heureuse 
pour  arriver  aux  passages  de  pensée  plus  haute.  Et  cette 
transition,  semble-t-il,  aide  l'esprit  aussi  bien  que  l'oreille. 
Donc,  théoriquement  du  moins,  l'œuvre  y  gagne  en  beauté. 

Pourquoi  résister  à  cet  argument  ? 

On  répondra  sans  doute  :  «  Parce  que  l'art  des  vers  est 
réservé  au  grand  drame  lyrique  ou  à  la  grande  tragédie.  » 


IDÉE8  LITTÉRAIRES  3l9 

Pourquoi  «  réservé  >  »  Faut-il  abolir  la  chanson,  parce  que 
chanter  est  un  empiétement  sur  les  imposants  privilèges  de 
l'Académie  royale  de  musique-'  Il  y  a  là,  au  fond,  un  retour 
singulier  de  l'esprit  critique  vers  l'adoration  puérile  du  t  style 
noble  ».  Rien  n'est  plus  étrange  à  notre  époque  de  liberté. 
Nous  déshonorons  le  vers  sur  les  planches,  dit-on,  en  l'incli- 
nant au  naturel  et  au  moderne.  Pourquoi  ne  pas  dire  que 
nous  honorons  le  moderne  et  le  naturel,  en  les  mettant  en 
vers,  lorsque  la  qualité  d'âme  des  personnages  en  veston  ou 
en  habit  noir  le  permet  et  même  le  commande  > 

Rassurons-nous.  Les  musiciens  viennent  de  conquérir  des 
privilèges  qu'on  voudrait  ne  plus  accorder  aux  poètes  et, 
tandis  qu'on  nous  impose  sur  le  scène  le  pourpoint  ou  la  toge, 
on  les  autorise  à  y  faire  chanter  la  redingote,  le  veston  et 
même  la  blouse.  O  profanation  ! 

Il  me  paraît  opportun  de  citer  en  terminant  quelques  vers 
de  iMolière  que  nous  savons  tous  par  cœur  et  dont  cependant 
on  oublie,  semble-t-il,  la  portée  littéraire  : 

Ce  style  figuré  dont  on  fait  vanité 
Sort  du  bon  caractère  et  de  la  vérité... 

La  rime  n'est  pas  riche  et  le  style  en  est  vieux. 
Mais  ne  voyez-vous  pas  que  cela  vaut  bien  mieux 
Que  ces  colifichets  dont  le  bon  sens  murmure 
Et  que  la  passion  parle,  là,  toute  pure  ? 

Il  n'y  a  pas  à  s'y  tromper,  le  Maître  lui-même  parle  ici  par 
la  bouche  d'Alceste,  puisque  toute  son  œuvre  est  conforme 
au  goût  littéraire  de  l'homme  aux  rubans  verts.  Ce  vers 
entraînant  : 

Et  que  la  passion  parle,  là,  toute  pure  ! 

contient  la  leçon  du  génie.  Le  grand  ancêtre  affirme  ici  que 
le  mouvement  de  la  passion,  au  théâtre,  prime  tout  et  qu'il 
ennoblit  le  style  un  peu  vieux  et  la  rime  pauvre.  Au  théâtre 
(Shakespeare  est  de  cet  avis),  le  mot  trivial  ne  l'est  plus,  dès 
qu'il  sert  les  caractères  et  exprime  la  passion.  Il  est  même 
alors  le  mot  nécessairç. 


320  LA  PROSE  DE.  JEAN  AICARD 

Il  est  vraiment  singulier,  je  le  répète  et  j'y  insiste  avec 
énergie,  que  ce  soit  précisément  à  notre  époque  de  réalisme 
que  l'on  conteste  à  l'écrivain  dramatique  le  droit  d'être 
simple  et  vrai  en  vers,  d'être  trivial  au  besoin,  quand  la 
trivialité  est  nécessaire  au  drame.  Je  crois  bien  qu'en  lui 
interdisant  de  servir  le  naturel  avec  les  moyens  de  son 
art,  le  rythme  et  la  rime,  on  voudrait  le  condamner  à  la  mort 
sans  phrases,  c'est-à-dire  abolir  le  drame  en  vers. 

En  effet,  s'il  s'y  montrait  exclusivement  poétique  et  lyrique, 
comme  on  le  lui  conseille  avec  malice,  on  se  hâterait  de  le 
déclarer  en  contradiction  formelle  avec  le  sens  commun,  avec 
l'esprit  sceptique  et  positif  du  siècle. 

La  détente  du  rythme  lance,  comme  celle  d'un  arc,  le  mot 
de  situation  ;  quant  à  la  rime,  tantôt  elle  le  fait  espérer, 
tantôt  elle  le  rappelle.  Il  y  a  là  une  force,  pour  ainsi  dire 
mécanique,  qui  accroît  l'élan  du  verbe  ;  et,  en  vérité,  tant 
que  la  noble  forme  du  vers  n'est  pas  déshonorée  par  des 
inanités  ou  trivialités  inutiles  à  la  portée  finale  d'un  ouvrage 
dramatique,  on  ne  voit  pas  pourquoi  à  seule  fin  de  complaire 
aux  modernes  ennemis  des  poètes,  on  se  priverait  des  forces 
indéfinies  mais  réelles  de  la  parole  scandée. 

L'acteur  admirable  qui  s'appelle  Silvain  comprend  profon- 
dément toutes  ces  considérations,  lui  qui,  avant  que  je  les  lui 
eusse  présentées,  me  disait  :  «  En  prose,  je  n'aurais  pas  con- 
senti à  jouer  le  Père  Lebonnard.  Tous  les  effets  s'y  trouve- 
raient diminués.  » 

Cette  énergique  déclaration  du  grand  comédien  suffit  à 
établir  —  du  moins  à  mes  yeux,  —  la  valeur  de  ma  théorie 
sur  le  théâtre  moderne  en  vers. 

En  vérité,  les  genres  ne  sont  pas  abolis  et  la  lyre  a  plus 
d'une  corde.  Il  y  a  de  belles  odes  qui  s'envolent  à  cheval  sur 
Pégase  ;  il  y  a  de  bonnes  chansons  qui  vont  à  pied. 


JUÉR8  LITTÉRAIRES  3a  I 


L'art  et  la  Vie  Populaire'. 

II  a  paru  à  l'auteur  qu'un  sujet  neuf  en  poésie  était  le 
paysan  moderne,  vu  directement  dans  la  vie,  non  plus  dans 
les  belles  traditions  de  \'irgile  et  de  Théocrite,  poètes  qui, 
directement,  s'inspiraient  de  la  vie. 

Le  paysan,  fils  des  temps  nouveaux  sans  les  connaître, 
—  affranchi  par  une  idée  qu'il  ne  saurait  expliquer,  patient 
conquérant  du  sol,  être  passionné  et  simple,  de  race  saine  et 
toujours  jeune  comme  la  nature  même,  —  le  paysan  moderne 
est  une  figure  aux  grandes  lignes  qu'a  dessinée  déjà  la  noble 
prose  de  George  Sand,  mais  qui  n'est  pas  entrée  encore, 
semble-t-il,  dans  un  projet  poétique. 

Avec  le  paysan  arrive  la  poésie  qui  l'entoure,  l'horizon  sans 
cesse  varié,  et  les  seuls  poèmes  qu'il  connaisse,  —  admi- 
rables d'ailleurs,  objets  d'une  étude  et  d'un  mouvement  litté- 
raires nouveaux  en  France,  —  les  chansons  populaires. 

J'avais  cherché,  pour  la  mettre  en  œuvre  dans  Miette  et 
Xoré,  une  chanson  populaire  qui  exprimât  toute  l'âme  du 
paysan.  Elle  existe  : 

Le  pauvre  laboureur 
Est  tout  décourtisan  ; 
Est  habillé  de  toile 
Comme  un  moulin  à  vent. 
Le  pauvre  laboureur 
Est  toujours  méprisé... 
Passe  devant  sa  porte 
Un  gros  riche  sergent 
Il  crie  à  haute  tête  : 
Apporte  mon  argent  ! 

Faut  prendre  patience 
O  pauvre  laboureur 
Si  ta  misère  est  grande, 
C'est  pour  te  faire  honneur. 

Extrait  de  la  Préface  de  Miette  et  Noré. 

14. 


32  2  LA    PROSE   DE  JEAN  AICARD 

N'y  a  ni  roi  ni  prince, 
Ni  curé  ni  seigneur, 
Qui  vivent  sans  la  peine 
Du  pauvre  laboureur. 

Mais  cette  complainte  vient  du  Nord.  Jamais  elle  ne  sera 
chantée  par  nos  hommes  du  Midi.  Malgré  la  pensée  finale,  le 
ton  en  est  bien  trop  lamentable.  La  lumière,  c'est  la  joie,  et, 
—  je  prie  qu'on  ne  l'oublie  pas,  —  j'ai  voulu  peindre  les 
hommes  d'un  pays  de  lumière.  La  féodalité  et  le  gothique 
chez  nous  perdent  leurs  caractères  propres,  le  sombre,  le 
mystérieux,  le  fatal.  De  tout  cela  le  soleil  se  moque  un  peu. 
Notre  paysan,  de  par  la  nature,  est  libre  et  joyeux.  Même 
dans  la  condition  du  serf,  il  devait  échapper,  j'imagine,  aux 
sentiments  de  terreur  et  d'humilité,  sentant  bien  que  s'il  avait 
contre  lui  le  «  sergent  »,  il  avait  pour  lui  le  soleil! 

Cette  nature,  qui  ne  l'irrite  ni  par  l'avarice  du  sol  (elle 
produit  la  vigne  et  l'olivier  avec  une  demi-culture),  ni  par  les 
intempéries  de  l'hiver,  —  lui  permet  de  vivre  au  dehors,  mal 
vêtu,  frugal,  pauvre  et  content.  Au  dehors,  il  n'est  plus  l'hôte 
de  la  cabane  ;  il  est,  comme  un  seigneur,  l'hôte  de  la  forêt, 
des  pinèdes  et  de  l'azur.  Aussi  n'est-il  pas  essentiellement 
envieux,  ni  haineux,  ni  cauteleux,  ni  traître,  ni  humble.  Il  n'a 
point  les  défauts  que  donne  l'habitude  de  la  lutte  ;  peut-être 
aussi  n'a-t-il  pas  toutes  les  qualités  qu'elle  maintient.  Il  est 
fin  sans  être  madré,  il  manque  souvent  de  persistance,  mais  il 
est  impétueux,  et  capable  d'héroïsme  dans  un  élan. 

Même  dans  sa  maison,  il  vit  avec  l'extérieur,  car  il  vit  à 
porte  ouverte,  l'œil  toujours  sur  le  ciel,  la  montagne  et  la  mer 
dont  il  parle  à  tout  instant.  Ne  soyez  pas  surpris  de 
l'entendre  vous  «  décrire  »  les  moindres  accidents  du  chemin 
par  où  il  a  passé  ;  il  a  tout  vu,  ce  buisson, -ce  chêne,  ce  carré 
de  vigne  ;  il  les  a  d'autant  mieux  retenus  qu'ils  étaient  plus 
variés.  Nulle  monotonie  dans  nos  paysages  ;  chacun  a  sa  figure 
propre.  Ne  savez-vous  pas  quels  sont  les  tableaux  accrochés 
aux  murs  de  votre  cabinet  ?  Le  chez  lui  de  mon  héros,  c'est 
ce  paysage  du  Midi,  large  et  toujours  cependant  proportionné 


IDÉES  LITTÉRAIBER  SaS 

à  la  taille  de  l'homme,  limité  par  des  collines  aux  belles 
formes.  Les  déserts,  comme  la  Camargue  ou  la  Crau,  sont 
terres  d'exception,  habitées  par  le  pâtre  et  le  «  gardian  ».  Le 
paysan  de  Provence  vit  dans  un  horizon  défini,  achevé. 
L'infini  est  par-dessus.  La  Méditerranée  elle-même  est 
humaine,  et  s'entend  fort  bien  avec  les  rivages  heureux.  C'est 
selon  le  mode  grec.  Le  paysage  terrestre  n'écrase  point 
l'homme,  ne  l'épouvante  pas;  l'homme  ne  le  fuit  ni  ne  l'oublie. 
La  lumière  intense  ne  lui  permet  pas  d'être  visionnaire, 
craintif  pour  une  ombre.  Elle  précise  les  formes;  elle  découpe 
finement  la  silhouette  d'un  pin  parasol  debout  sur  la  colline, 
à  deux  lieues  d'ici.  L'homme  est  roi,  connaît  son  domaine  et 
l'aime.  Son  pays,  c'est  lui.  Voilà  pourquoi  ce  poème  reste 
humain  quand  il  est  descriptif:  il  montre  le  tableau  de  la 
lumineuse  nature  tel  que  tout  bon  Provençal  l'a  dans  la  tête. 

Peut-être,  si  j'avais  eu  à  montrer  le  paysan  dans  sa  lutte 
sociale  avec  le  citadin  possesseur  de  la  terre,  m'eût-il  révélé 
d'autres  faces,  moins  nobles,  de  son  caractère  ;  mais  tel  n'a 
pas  été  mon  souci.  Je  l'ai  montré  vis-à-vis  de  lui-même  et  de 
la  nature,  dans  mon  pays. 

La  poésie  est  devenue,  sous  les  doigts  d'ouvriers  admi- 
rables, un  art  de  raffinés. 

Pourquoi  la  délaisse-t-on?  peut-être  parce  qu'elle  délaisse 
tout  le  monde,  je  veux  dire  les  sentiments  universels  et  l'ex- 
pression simple.  Sans  rien  dénier  de  leur  beauté  mers'eilleuse 
aux  œuvres  des  maîtres  impeccables,  il  est  devenu  néces- 
saire que  le  poète  tente  l'expression  spontanée  —  abondante; 
peut-être  en  aura-t-il  les  charmes  naturels  et  vivants  qu'un 
artiste  constamment  ciseleur  remplace  par  la  belle  idée  qu'il 
a  et  donne  de  son  art  !  Combien  de  nos  modernes  Cellini  ont 
exécuté  des  coupes  si  admirables  que  personne  ne  songe  à  y 
boire  !  Vite  un  ruisselet  courant  dans  l'herbe  et  le  gravier,  ou 
sinon  nous  mourrons  de  soif  I  la  source  est  là  :  —  la  chanson 
populaire.  Mais,  chose  singulière  !  il  va  falloir  de  l'audace  au 
poète  pour  y  puiser,  pour  chanter  comme  elle  coule,  pour 
raconter  tout  bonnement  son  cœur,  et   «  parler  tout  droit 


324  LA  PROSE  DE  JEAN  AICABD 

comme  on  parle cheux  nous  »,  selon  l'expression  de  Molière! 
Et  cependant  il  faut  qu'il  ose,  car  la  Jouvence  de  la  poésie 
n'est  pas  ailleurs. 

Par  ces  mots  «  l'expression  spontanée  »,  il  faut  entendre 
non  pas  celle  qui  se  présente  la  première  à  l'esprit  de  l'au- 
teur, mais  celle  qui,  entre  toutes,  a  l'air  d'avoir  été  tout 
naturellement  trouvée.  Elle  sera  parfois  la  dernière  à  s'offrir, 
après  bien  des  tâtonnements,  car  la  tradition  littéraire  offre 
d'abord  à  l'écrivain  de  métier  une  foule  de  «  formes  conve- 
nues »,  d'expressions,  de  tournures  de  phrases  qu'il  a  déjà 
vues  écrites,  toutes  consacrées  par  les  belles-lettres  et  les 
rhétoriques,  mais  qui  épouvantent  le  naturel  et  mettent  la  vie 
en  fuite. 

L'expression  spontanée  ne  se  présentera  donc  souvent 
qu'après  avoir  chassé  devant  elle  et  écarté  d'un  effort  la 
végétation  parasite  des  «  termes  de  livre  ».  Et  avec  des 
mots  tout  simples,  combinés  dans  un  ordre  simple,  il  s'agira 
de  produire  à  la  fois  une  impression  de  vie  et  de  poésie.  De 
vie,  cela  va  de  soi.  Mais  d'où  viendra  l'impression  poétique, 
puisque,  pris  isolément,  chaque  hémistiche  du  vers  ou  chaque 
membre  de  la  phrase  sera  de  nature  à  pouvoir  être  trouvé  et 
prononcé  spontanément  par  un  simple,  en  dehors  de  l'art, 
dans  la  vie  même>  —  Ehl  l'impression  poétique,  viendra 
du  poète  d'abord  qui  a  en  lui  la  poésie  pour  la  répandre,  le 
don  d'envelopper  les  choses  dans  une  lumière  créée  par  lui, 
et  de  les  garder  vraies  en  les  transfigurant;  elle  viendra,  l'im- 
pression poétique,  du  soin  qu'aura  mis  le  poète  à  n'accepter 
le  tour  simple  et  naturel  que  dépouillé  de  l'expression  vul- 
gaire ou  seulement  banale  ;  elle  viendra  du  .nombre  et  de  la 
CO.MP0SITI0X.  Voyez  La  Fontaine.  Chaque  mot,  pris  à  part, 
est  de  la  famille  des  mots  les  plus  ordinaires  ;  le  tour  de 
phrase  qui  les  met  en  ordre  est  évangéliquement  simple  ;  et 
les  Fables  sont  des  chefs-d'œuvre  ! 

Au  théâtre,  chez  la  plupart  de  nos  modernes,  ce  style  n'est 
pas  plus  dans  le  dialogue  qu'il  n'est  dans  la  composition  des 
pièces  où  je  dirai  que  l'effet  dramatique  est  remplacé  par  Veffet 


IDÉES  LITTÉRAIRES  3^5 

tiléâtral.  Nous  avons  plus  souvent  des  pièces  dans  un  décor, 
pour  des  comédiens  et  des  spectateurs,  que  des  drames  dans 
la  nature  et  la  passion,  pour  des  hommes. 

Le  monosyllabe  imitatif  se  retrouve  souvent  au  courant 
du  poème,  parce  qu'il  est  selon  le  génie  du  récit  populaire 
où  il  n'arrive  guère  qu'un  personnage  heurte  à  une  porte, 
sans  que  le  conteur  dise  :  «  toc,  toc  ! 

Les  gros  savants  y  reviendront. 
Mais  chaque  mot  lui  sort  de  l'fme. . . 

Ainsi  chante  le  peuple  qui  ne  se  pique  pas  d'être  écrivain. 
Sa  poésie,  directement,  monte  de  son  cœur  à  ses  lèvres,  — 
et  la  poésie  littéraire  n'arrive  que  par  l'effort  à  se  donner 
cette  allure  de  parole  venue  aux  lèvres,  ailée  et  vivante,  qui 
est  justement  le  caractère  essentiel  de  la  poésie  populaire.  Il 
semble  donc  que  la  savante  ait  à  gagner  quelque  chose  si  elle 
prend  leçon  de  l'ignorante.  Il  n'y  a  rien  ici  de  nouveau.  C'est 
l'enthousiasme  d'Alceste  pour  la  Chanson  du  roi  Henri. 

Le  poème  de  Miette  et  Noré  a  tenté  un  langage  et  une 
composition  simplifiés  d'après  les  modèles  populaires,  et, 
dans  cette  forme,  il  apporte  l'hommage  au  travail  du  labou- 
reur, —  l'ouvrier  que  nul  progrès  ne  supprime. 

Ce  n'est  pas  seulement  un  poème  d'accent  populaire, 
c'est  aussi  un  poème  d'accent  provençal.  Quand  nos  paysans 
s'expriment  en  français,  ils  traduisent  les  images,  les  allures, 
le  tour  même,  et  —  si  l'on  peut  dire  —  le  goût  du  patois 
provençal.  J'ai  essayé  de  parler,  en  vers,  un  français  qui 
laissât,  à  leur  manière,  deviner  par  transparence  le  génie  des 
idiomes  locaux,  heureux  si  quelques-uns  de  nos  idiotismes, 
débris  des  patois  en  dissolution,  paraissent  dignes  de  rester 
au  français. 

J'avais  songé  d'abord  à  mettre  entre  guillemets  les  incor- 
rections qui  sont  des  provençalismes  :  «  de  suite  »  pour  «  tout 
de  suite  »;  «  des  fois  »  pour  «  quelque  fois  »,  etc..  J'y  ai 
renoncé,  persuadé  que  nul  ne  pourrait  loyalement  m'imputer 
à  négligence  ce  qui  —  si  visiblement  —  est  volonté. 


3a6  LA  PROSE  DE  JEAN  AICARD 

Les  patois  provençaux  s'en  vont.  J'ai  (modelé  un  peu  ma 
phrase  sur  la  façon  de  dire  de  nos  Provençaux  de  race  quand 
ils  parlent  français.  Lorsque  les  seigneurs,  dans  les  chansons 
populaires,  courtisent  les  bergères,  ils  s'expriment  ainsi  dans 
un  provençal  francisé.  Il  m'a  semblé  que  c'était  la  langue 
naturelle  d'un  poème  qui  veut  raconter  la  Provence  moderne. 
Ma  pensée  est  moderne,  ma  langue  devait  être  française,  car 
de  plus  en  plus  les  caractères  particuliers  des  provinces  se 
fondent  dans  la  grande  unité  nationale.  Le  pittoresque  y  perd 
sans  doute;  mais,  poètes,  nous  ne  sommes  pas  pour  arrêter 
la  marche  de  la  vapeur.  Nous  sommes  pour  essayer  de  donner 
la  durée  des  œuvres  d'art  aux  formes  que  détruisent  le  temps 
et  les  forces  nouvelles,  et  pour  annoncer  les  forces  de  l'avenir. 
Fixons  donc  les  choses  provinciales  qui  s'en  vont,  dans  la 
langue  qui  doit  leur  survivre.  N'était-ce  pas  la  volonté  de 
Brizeux?  Ce  sera  demain  celle  de  Gabriel  Vicaire  qui  nous 
chantera  la  Bresse.  Gabriel  Marc  nous  dira  l'Auvergne,  et 
Charles  Grandmougin  la  Franche-Comté.  Et  nous  aurons,  un 
jour,  —  vous  verrez!  —  une  représentation  poétique  par 
provinces  de  toute  la  belle  France. 

Quant  aux  patois,  ils  sont  —  et  c'est  tout  simple,  —  impuis- 
sants à  rendre  les  idées  nouvelles.  Le  provençal  est  un  idiome 
mort  qui  correspond  admirablement  aux  choses  mortes,  à  la 
légende  et  à  la  foi  ;  il  ne  peut  pas  exprimer  la  pensée,  qui  est 
chose  neuve.  Dites  en  provençal  ces  mots  :  l'humanité,  le 
BEAU,  LE  VRAI,  VOUS  patoiserez  du  français  et  vous  prononcerez 
des  vocables  incompréhensibles  pour  qui  ne  sait  que  le  pro- 
vençal. —  «  Va,  va,  je  te  le  donne  pour  l'amour  de  l'huma- 
nité »,  dit  le  don  Juan  de  Molière,  et  la  critique  philoso- 
phique signale  dans  ces  paroles  une  conception,  un  sentiment 
nouveaux!  Il  y  a  trois  cents  ans  de  cela,  et  le  provençal 
d'aujourd'hui  est  encore  impuissant  à  traduire  ce  verbe 
sublime. 

On  trouvera  dans  Miette  et  Isoré  deux  chansons  proven- 
çales, l'Aubade  et  le  petit  mousse.  Les  chansons  de  Provence 
appartiennent  en  définitive  à  la  France  qui  ne  les  comprend 


IDÉKS   LITTKRAIRKS  827 

pas!  Pièces  d'or  du  trésor  français,  elles  n'ont  pas  cours  au- 
dessus  d'Avignon  !  Miette  voudrait  offrir  celles-ci  à  la  litté- 
rature française.  Dans  diverses  provinces,  l'Aubade  se  retrouve 
sous  des  formes  moins  heureuses  qu'en  Provence,  et  sous 
des  titres  différents  :  la  Poursuite,  les  Transformations. 
Mistral,  que  j'admire  sans  le  suivre,  en  a  fait  sa  chanson  de 
Magali.  Ma  version  française  est  tirée  de  quelque  soixante 
couplets  que  chantent  les  femmes  de  Provence,  surtout  les 
vieilles,  car  les  jeunes  se  mettent  à  l'oublier! 

Mgr  Miollis,  qui  fut  évêque  de  Digne,  est  une  figure 
populaire  en  Provence,  et  les  paysans  de  Basses-Alpes 
racontent  encore  bien  des  traits  de  sa  vie  évangélique. 
Mgr  Miollis  a  seni  de  modèle  à  Victor  Hugo  quand  le  maître 
a  tracé,  dans  les  Misérables,  la  figure  de  Mg^  Myriel,  évêque 
de  D... 

Ce  n'est  pas  d'hier  que  j'ai  résolu  d'écrire  en  français  un 
poème  de  la  Provence.  En  1867,  j'annonçai  formellement  ce 
dessein  à  un  ami.  Déjà  je  me  disais  que  le  récit  serait 
simple  comme  une  chanson  populaire  et  que  le  rossignol, 
l'oiseau  favori  des  chansons  populaires,  et  l'âne  et  le  bœuf, 
héros  des  noëls,  y  joueraient  leur  rôle.  J'ai  choisi  le  drame 
de  la  fille  abandonnée,  parce  que  c'est  l'un  des  drames  par 
excellence  des  chansons  populaires.  Les  complications  du 
récit  eussent  fait  rentrer  le  poème  dans  l'anecdote  et  le  roman. 

J'ai  trouvé  dans  un  livre  remarquable  {Histoire  du  Lied, 
par  Edouard  Schuré),  une  page  de  profonde  critique,  critique 
de  poète,  vivifiante.  Quand  je  la  lus  pour  la  première  fois, 
c'était  dans  un  moment  de  doute.  Elle  m'encouragea  au  tra- 
vail entrepris.  Voici  cette  belle  leçon  : 

«  La  poésie  littéraire  devrait  se  rapprocher  de  la  vraie 
«  poésie  populaire,  pour  y  chercher  ce  qui  lui  manque  trop 
*  souvent  à  elle-même  :  la  sincérité  de  la  pensée,  la  sobriété 
«  de  la  forme  et  le  tour  musical.  Plagier  serait  folie,  mais 
«  non  s'inspirer.  Brizeux  l'a  fait  pour  la  Bretagne...// ne  s'a^t7 
«  pas  de  renoncer  au  trésor  d'idées  et  de  sentiments  que  nous 
«  devons  à  une  éducation  supérieure  pour  descendre  au  niveau 


3a8  LA  PEOSE  DE  JEAN  AICAUl) 

«  des  paysans,  ce  serait  la  pire  des  affectations,  mais  de  sur- 
«  prendre  dans  les  chants  populaires  la  manifestation  spon- 
«  tanée  du  sentiment.  Car  cette  faculté  existe  toujours  en 
«  nous,  quoi  qu'on  fasse  pour  l'étouffer.  Partout  oii  il  y  a  un 
«  sentiment  vrai  et  individuel,  lamanifestationprimcsautière, 
*  qui  est  toujours  la  plus  poétique,  est  possible,  pourvu  que 
«  l'Iwmme  ait  le  courage  d'exprimer  son  mouvement  intérieur. 
«  Malheureusement  on  s'en  laisse  imposer  de  moins  simples 
«  et  de  moins  fidèles  par  la  tradition  littéraire,  on  s'y  habitue, 
t  et  l'on  finit  par  ignorer  sa  propre  nature.  Mais  la  vue  du 
«  vrai,  du  naïf,  nous  saisit  malg-ré  nous,  avec  une  puissance 
«  magique,  et  nous  aide  à  retrouver  notre  originalité 
«  perdue.  » 

Qui  dit  paysans  dit  païens  {pagani),  du  moins  dans  le 
Midi.  Miette  se  laisse  enlever  par  un  païen  véritable,  l'insou- 
cieux Noré.  J'ai  rêvé  là  l'image  même  de  la  Provence  qui 
échappe  à  l'influence  noire  du  gothique  par  la  puissance  de  la 
lumière.  Maître  Pierre  Jacques  André  est  une  sorte  de  philo- 
sophe sans  le  savoir,  bien  moderne.  J'ai  connu  ses  pareils.  Il 
transforme  inconsciemment  charité  en  humanité.  Il  convertit 
à  l'humanité  moderne  son  fils  Noré.  Et  le  poème  finit  en  joie, 
en  lumière,  en  espérance,  car  dans  nos  pays  les  fêtes  funèbres 
elles-mêmes,  —  dénoCiments  suprêmes,  —  ne  parviennent  pas 
à  s'attrister. 

Chacun  des  Chants  du  poème  est  précédé  d'un  Prélude. 
Je  ne  sache  pas  que  cette  forme  générale  ait  jamais  été 
employée.  Le  Chant  est  un  fragment  du  récit  ;  c'est  l'action; 
c'est  la  poésie  se  dégageant  directement  elle-même  des  héros 
et  des  choses  qui  les  entourent.  Le  Prélude  c'est  la  poésie 
lyrique  motivée  par  le  Chant,  qu'elle  annonce,  dont  elle  donne 
l'idée  essentielle;  c'est  encore  la  pensée  philosophique,  parfois 
mère  du  chant,  parfois  née  de  lui  ;  c'est  la  poésie  dans  le 
poète.  Pour  donner  à  un  récit  où  (pour  la  première  fois  peut- 
être)  des  paysans  parlent  en  vers  une  langue  autre  que  celle 
de  la  tradition  littéraire,  pour  donner  ù  ce  récit  le  gotit  de  la 
vérité,  il  fallait  ne  pas  l'interrompre  trop  souvent  par  des  cris 


IDÉES   LITTÉRAIBES  839 

poétiques  dun  autre  ton.  Quant  à  étouffer  le  cri  poétique, 
c'eût  été  mentir  à  la  conception  d'un  poème. 

Le  Prélude  est  comme  une  ouverture  musicale  avant  le 
lever  du  rideau.  Le  Chajit, c'est  le  drame  chantant,  rideau 
levé  ;  la  pensée  du  Prélude  l'accompagne. 

L'ensemble  des  Préludes  doit  former  comme  un  poème  d'un 
sentiment  plus  général  que  le  poème  en  récit,  —  dont  il  se 
dégage,  qu'il  enveloppe  et  même  qu'il  explique. 

Un  soir  où  il  m'était  donné  d'écouter  notre  illustre  et  bien- 
aimé  maître,  Victor  Hugo,  j'osai  toucher  un  sujet  difficile.  Je 
parlais  du  vers  alexandrin.  —  «  Grâce  à  vous,  maître,  il  est 
devenu...  »  —  t  Un  orchestre  »,  dit  Victor  Hugo. 

Cela  est  vrai.  Aussi,  désormais,  l'on  peut  oser  faire  de 
longs  poèmes,  et  voici  qu'on  ose  entreprendre  d'en  lire.  En 
effet,  dans  un  poème  les  morceaux  explicatifs,  les  transitions 
nécessaires,  les  passages  qui  ne  sont  ni  dramatiques  ni 
lyriques  —  étaient  la  monotonie  et  l'ennui  même  avant  que 
le  vers  non  pas  brisé  comme  on  croit,  mais  articulé,  permît 
les  flexions,  les  arrêts,  les  rapidités,  les  surprises,  le  mouve- 
ment qui  est  la  vie. 

Et  beaucoup  de  vers  qui  paraissent  faux  aux  lecteurs  des 
prosodies  surannées  —  sont  justes.  Un  des  plus  communs 
est  l'alexandrin  ternaire  : 

L'âne  allait  seul,  |  suivi  de  loin  |  par  le  bon  prêtre. 

En  des  occasions  dont  le  poète  est  juge  (sauf  erreur),  le 
ternaire  peut  s'employer  aussi  dans  la  forme  suivante  : 
Il  a  compris,  |  le  joli  mousse,  |  il  rit  aux  anges  I 

Et  ne  dites  pas  que  la  césure  coupe  par  le  milieu  le  mot 
joli/  Vous  avez  ici  non  pas  une,  mais  deux  césures!  Vous 
avez  trois  hémistiches  de  quatre  pieds  et  non  deux  de  six,  et 
l'idée  de  no.mbre  se  trouve  entièrement  satisfaite,  car  trois 
fois  quatre  font...  un  alexandrin  symétrique,  —  aussi  rigou- 
reusement que  deux  fois  six  ! 

Je  ne  parlerai  que  de  ces  deux  formes  de  vers  ternaire.  I 
V  en  a  d'autres. 


33o  LA   PROSE   DE  JEAN   AICARD 

Les  diverses  coupes  du  vers  alexandrin  sont  infiniment 
variées.  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  développer  cette  question 
complexe,  qui  paraît  pouvoir  se  résumer  dans  la  formule 
suivante  : 

Un  alexandrin  est  juste  toutes  les  fois  que  les  césures  le 
subdivisent  en  petits  vers  blancs,  égaux  ou  libres,  assemblés 
suivant  un  rythme  juste^. 

Quand  la  justesse  a  été  sentie,  elle  se  peut  toujours /)rou ver, 
car  l'idée  de  nombre  est  double  :  harmonie,  calcul. 

C'est  affaire  au  poète  d'employer  les  diverses  formes  du 
grand  vers  en  temps  utile,  et  de  réserver  le  grand  alexandrin 
à  deux  hémistiches  pour  les  moments  où  la  pensée,  après 
avoir  voleté  et  volé,  —  plane. 

Dans  l'alexandrin  dit  classique,  la  césure  du  milieu  n'empê- 
chait pas  d'autres  césures  accessoires  (officieuses),  qui  sau- 
vaient de  trop  de  monotonie. 

Dans  l'hexamètre  latin,  la  césure  indispensable  si  elle  était 
unique,  ne  proscrivait  pas  l'emploi  des  autres,  qui  même,  au 
nombre  de  deux,  pouvaient  la  suppléer. 

Il  y  a  dans  le  rapprochement  de  certains  mots  des  hiatus 
qu'il  faut  aimer. 

Quoi  de  plus  doux  que  le  prétendu  hiatus  -.Il  y  a.  Date  lilia, 
dit  Virgile.  C'est  le  son  même  d'alliance.  » 

On  peut  dire  de  Victor  Hugo  qu'il  est  le  père  de  la  litté- 
rature moderne. 

On  pourra  le  lui  donner  longtemps  ce  beau  nom  de  Père, 
que  lui  décerne  Emile  Augier. 

Victor  Hugo,  dont  Alfred  de  Vigny  fut  le  Précurseur,  a 
engendré  le  romantisme,  qui  engendra  la  liberté,  qui  engen- 
drera l'avenir.  Par  là  nos  petits-neveux  eux-mêmes  seront 

I.  A  la  vérité,  il  n'est  pas  de  césures  proprement  dites.  Il  n'y  a 
que  des  accents  toniques  qui  doivent  être  placés  comme  nous  venons 
de  le  dire  pour  les  prétendues  césures...  De  combien  de  règles  pué 
riles  les  poètes  devraient  se  délivrer  !  car  les  prosodies  n'y  peuvent 
rien.  Il  faut  créer  contre  les  règles  absurdes  de  bons  exemples 
qui  s'imposent; 


IDÉEB  LITTERAIKË8  33 1 

lils  du  romantisme.  Grâce  à  Victor  Hugo,  qui  a  donné  des 

modèles  dans  tous  les  genres  sans  exception,  il  est  enfin 
permis  même  de  faire  simple.  —  L'instrument  qui  nous  est 
légué  est  parfait,  et  loin  que  la  poésie  n'ait  plus  de  sujets, 
tout  est  toujours  à  faire  et  sera  toujours  à  faire. 

Quant  à  continuer  le  romantisme  proprement  dit  en  ce  qui 
constitue  ses  caractères  essentiels,  généraux,  qui  pourrait  y 
penser  >  Le  romantisme  est  l'envers  du  classicisme,  deux  for- 
mules littéraires  qui  ont  donné  toute  leur  mesure.  Si  le  roman- 
tisme n'existait  pas,  il  faudrait  l'inventer,  afin  qu'il  offrit  au 
monde  son  œuvre  prodigieuse.  Mais  cette  œuvre  existe.  Nous 
ne  pouvons  pas  vivre  dans  l'admiration  stérile  ou  dans  l'imi- 
tation de  ce  passé  (n'est-ce  pas  hier>).  En  art,  rien  ne  se  doit 
recommencer,  les  chefs-d'œuvre  moins  que  le  reste,  car  des 
chefs-d'œuvre  contrefaits  sont  des  rapsodies.  Notre-Dame  est 
bâtie  :  allons-nous  construire  sur  ce  modèle  sublime  toutes 
nos  humbles  maisons  ! 

Où  donc  sera  notre  art  nouveau,  car  nous  en  voulons  un  ; 
où  est  notre  avenir  ?  Dans  l'inspiration  directement  tirée  de 
tout  ce  qui  est  la  nature.  Les  anciens  imitaient  la  nature  ;  nos 
classiques  ont  cru  surpendre  le  secret  de  l'art  antique,  en 
imitant  non  pas  la  nature,  mais  les  œuvres  des  anciens  1 
Imitons,  nous,  la  nature  comme  faisaient  les  anciens,  avec 
nos  façons  modernes  de  voir  et  de  penser,  comme  les 
anciens  selon  les  leurs. 

Et  dire  que  ce  procédé  antique  peut  encore  paraîre  nou- 
veau ! 

On  peut  dire  de  la  rime  riche  qu'elle  est  trop  souvent  la 
rime  prévue.  En  ce  cas  je  l'ai  souvent  effacée,  lui  préférant 
cent  fois  une  rime  suffisante,  mais  inattendue.  Les  rimes  tnén- 
tables  ont  engendré  l'horreur  qu'on  a  des  rimeurs.  Du  reste, 
richesse  des  rimes,  coupes  des  vers,  allure  du  style,  tout  cela 
se  modifie  selon  l'intention  du  poème,  le  sujet  et  le  genre. 

Le  même  peintre  traitera-t-il  de  même  sorte  la  miniature, 
les  grandes  toiles  et  la  fresque  ? 

Enfin  une  théorie  critique  ne  peut  que  renseigner  sur  la 


333  LA   PROSE  DE  JEAN  AICARD 

manière  générale  d'un  auteur,  sur  sa  conception  de  l'art,  sa 
volonté  et  son  effort,  —  et  sur  la  tendance  d'une  époque. 

L'art  n'a  pas  d'autre  but  que  d'émouvoir  —  avec  le  beau. 
Le  beau  n'est  pas  le  moyen  sublime,  et  nécessaire,  de  l'art. 
Combien  d'artistes  en  font  leur  but,  en  sorte  que  leurs  œuvres 
ne  toucheront  jamais  les  hommes,  quoique  destinées  à  faire 
toujours  l'admiration  des  artistes.  Créer  une  œuvre  qui  montre 
comme  elle  était  difficile  à  faire,  c'est  être  plutôt  critique 
qu'inventeur.  Quand  l'art  est  parfait,  —  de  la  vie  il  vous  jette 
dans  une  vie  idéale  où  il  se  fait  oublier. 

En  somme,  dans  notre  art,  tout  devient  aisément  puéril» 
qui  n'est  pas  aisément,  pensée,  —  et  composition. 

Hélas!  comme  c'est  éphémère,  la  grâce,  la  nuance,  le 
nombre  même  des  mots!  Comme  nous  les  aimons,  comme 
nous  les  recherchons,  ces  formes  dont  le  sens  intime  ne  se 
révèle  qu'à  demi  aux  étrangers,  et  constitue  le  génie  de  la 
langue  nationale  !  —  Et  cependant,  ce  qui  peut,  par  la  traduc- 
tion, se  transmettre  d'un  pays  et  d'un  âge  à  un  autre,  voilà 
l'essentiel,  la  vraie  création! 

L'art  a  horreur  du  convenu,  du  banal,  du  trivial,  mais 
l'esprit  de  notre  époque  ne  s'accommode  guère  du  chimérique. 
Préoccupée  de  la  seule  réalité,  la  poésie  se  tue  elle-même; 
envolée  dans  le  rêve  pur,  on  ne  saurait  la  suivre.  Le  problème 
est  donc  ainsi  posé  pour  le  poète  sincère,  homme  de  son 
temps:  il  faut  tâcher  d'être  vrai  sans  bassesse,  chercher  le 
beau  dans  le  réel,  la  noblesse  dans  la  simplicité.  —  Rien  de 
plus  ancien  que  cette  formule,  neuve  en  apparence  parce  que 
beaucoup  d'autres  l'ont  fait  oublier. 

Dans  la  nature,  le  laid  n'est  qu'un  accident  dont  elle  se 
délivre  au  plus  vite  ;  rien  n'est  laid  de  ce  qui  demeure  sous  la 
belle  lumière;  la  dépouille  des  animaux  morts  est  enlevée 
par  les  épurateurs  ;  les  parties  basses  ne  sont  pas  en  évidence 
(os  homini  sublime...);  les  entrailles  sont  cachées.  Les  Grecs 
louaient  la  cigale  de  ne  point  laisser  voir,  môme  morte  et 
ouverte,  ses  entrailles;  on  la  peut  louer  encore,  morte,  de  ne 
point  tomber  en  pourriture,  mais  en  poussière.  La  société 


IDEES  LITTÉRAIRES  333 

cache  ses  égoûts.  L'utile  et  scientifique  anatomie  est  un  art, 
ce  n'est  point  l'Art,  lequel,  comme  la  Nature,  fait  la  vie, 
même  avec  la  mort. 

Si  j'étale  au  soleil,  au  premier  plan  de  mon  tableau,  les 
laideurs  cachées  de  la  Nature,  je  n'agis  pas  d'après  ses  leçons, 
je  ne  suis  pas  vraiment  naturiste. 

Entre  les  sujets  vulgaires  et  les  sujets  populaires,  il  y  a 
un  abime.  Il  faut  fuir  le  sujet  vulgaire  qui  conviendrait  à  bien 
des  gens,  aux  médiocres,  et  chercher,  —  sans  renoncer  à  de 
plus  rares,  —  les  sujets  populaires  qui  peuvent  toucher  tous 
les  hommes. 

Le  Vulgaire  n'est  qu'une  catégorie  :  ce  n'est  pas  ce  «  Tout 
le  monde  »  qui  a  plus  d'esprit  que  Voltaire  et  plus  de  cœur 
que  d'esprit. 

L'art  est  libre.  —  Il  n'y  a  pas  de  théorie  qui  l'enferme 
tout  entier,  —  qui  puisse  devenir  la  règle  commune,  qui  soit 
toute  la  Vérité.  Il  n'y  a  que  des  points  de  vue  personnels; 
encore,  pour  être  justes,  doivent-ils  tenir  compte  des  ten- 
dances diverses  dont  l'ensemble  met  la  variété  et  la  grandeur 
dans  TArt.  Je  cherche  une  face  nouvelle  ;  je  n'oublie  pas  le 

TOUT. 

.Ve  rien  dire  qui  ne  soit  vrai,  c'est  une  tendance  nouvelle 
de  notre  art,  qui  ajoute  :  Ne  pas  dire  tout  le  vrai. 

Dans  l'œuvre  qui  montre  le  Réel,  l'Idéal  apparaissant  tou- 
jours comme  le  ciel  au-dessus  des  rues  ou  à  travers  les  bois, 
voilà  mon  naturisme. 

Il  faut  chercher  des  vers  qui,  —  transmis  par  la  voix, 
—  outre  l'influence  mystérieuse  du  rj'thme,  aient  encore  sur 
les  hommes  tout  l'effet  d'une  parole  venue  spontanément  et 
comme  dans  la  vie. 

En  même  temps,  il  faut  fuir  avec  passion  l'effet  vulgaire, 
facile,  sorti  du  rapprochement  forcé  de  certains  mots,  ou  de 
leur  sonorité  vide,  ou  du  sens  déterminé  qu'y  attachent  les 
passions  du  moment. 

11  faut  poursuivre  l'effet  vivant-dramatique,  non  l'effet 
oratoire-théitral. 


334  LA  PttOSE  DE  JEAN  ÂICAHD 

L'effet  facile  est  indigne  de  l'art  oratoire  ;  à  plus  forte 
raison  l'est-il  de  l'art  poétique  qui  ne  doit  pas  flatter  son 
auditoire  pour  le  persuader,  mais  le  conquérir  par  sa  magie 
propre. 

Dire  mes  vers  devant  des  auditoires  nombreux  a  été  une 
école  pour  moi,  —  où  j'ai  définitivement  appris  l'amour 
du  simple  et  du  populaire.  J'y  ai  appris  encore  que  la 
Parole,  ce  grand  moyen  vital  de  la  démocratie,  peut  donner 
à  la  poésie  qu'on  délaisse  un  souffle  d'existence  renouvelée. 

Assurer  qu'il  faut  écrire  comme  on  parle,  c'est  la  sottise 
de  M.  Joseph  Prudhomme  ;  mais  prétendre  que  les  choses 
écrites  et  fixées  dans  l'art  par  la  composition  gagnent  à  avoir 
néanmoins  l'allure  de  la  parole  venue  spontanément,  —  cela 
me  paraît  une  vérité  simple. 

Laissons  l'immobilité  de  la  pierre  à  la  statuaire;  l'immu- 
tabilité d'un  moment  déterminé  à  la  peinture.  La  gloire  de  la 
pensée  écrite,  c'est  le  mouvement  et  la  succession  des 
mouvements. 

Le  sculpteur  a  l'argile  ;  le  peintre  a  la  couleur.  Leur  rêve  à 
tous  deux  est  de  les  animer.  Et  nous  qui  avons  en  notre  pou- 
voir la  parole,  matière  fluide  et  subtile,  les  mots. 

Nés  de  l'air  qui  fait  vivre  et  des  lèvres  humaines, 

quelle  folie  serait-ce  à  nous  de  les  vouloir  figer,  immobiliser, 
pétrifier  ! 

Avec  le  souffle  poétique  on  ne  fait  pas  Galatée  en  marbre  ; 
on  l'anime. 

La  fleur  n'est  pas  née  pour  l'herbier:  la  parole  n'est  pas  née 
pour  le  livre. 

L'écriture  n'a  été  inventée  que  pour  fixer  la  parole  et  peu  à 
peu  elle  l'a  transformée,  lui  ôtant  la  vie.  On  n'a  plus  été  un 
orateur,  ni  un  poète,  un  trouveur,  —  mais  un  chercheur  et  un 
écrivain.  On  a  écrit  pour  écrire,  oui  vraiment,  à  seule  fin 
d'être  imprimé,  d'exister  sous  forme  de  livre. 

Le  mo3'en  de  transmission,  le  livre,  le  lieu  du  dépôt,  est 
devenu  comme  le  fover,  comme  le  trésor  même.  Puis  les 


IDÉES  LITTÉBÂIRIS  335 

livres  se  sont  inspirés  des  livres,  non  plus  de  la  vie  :  les  poè- 
tes se  sont  inspirés  des  poèmes  :  on  a  cru  être  classique  en 
imitant  Homère,  qui  n'imitait  pas  Homère,  lui,  mais  la  Nature 
—  et  comme  il  faut  connaître  toute  une  tradition  savante  pour 
goûter  tels  vers  modernes  dont  la  beauté  est  en  grande  partie 
dans  les  souvenirs  littéraires  qu'ils  évoquent,  les  lecteurs  pour 
ces  verslà  ne  sont  pas  nombreux  :  car  les  hommes  s'intéres- 
sent avant  tout  à  la  vie  passionnée,  et  l'Art  poétique  ne  corres- 
pond plus  assez  à  la  Vie,  beaucoup  trop  aux  formes  d'art 
qui  l'ont  précédé. 

Si  la  poésie  veut  être  comptée  au  nombre  des  arts  vivants, 
elle  parlera  ;  si  elle  veut  conquérir  les  hommes  modernes 
par  la  parole,  selon  le  mode  antique,  elle  se  verra  forcée 
d'exprimer  des  sentiments  éternels,  universels,  dans  une 
action  moderne;  car  l'érudition  n'intéresse  que  les  érudits. 
Elle  procédera,  dis-je,  comme  la  poésie  d'autrefois.  Elle 
racontera  la  vérité  vivante,  non  la  tradition  morte.  Comme  la 
musique,  elle  ne  fera  pas  son  destin  d'être  écrite,  mais  d'être 
chantée.  Alors  elle  vivra  vraiment,  avant  de  se  conserver  par 
le  livre  d'où  elle  pourra  sortir  avec  toute  sa  gloire  dans  une 
série  infinie  de  résurrections.  Alors  parlée,  écoutée,  aimée, 
nécessaire,  elle  rentrera  dans  ce  grand  mouvement  d'activité, 
de  bruit,  de  travail,  que  fait  notre  siècle. 

...  Je  la  vois,  mêlant  chaque  jour  sa  voix  au  grand  bourdon- 
nement de  la  vie  sociale  ;  chantant  les  joies  et  les  douleurs  de 
la  patrie,  acclamant  un  héros,  une  belle  action,  saluant  les 
tombes,  préparant  les  gloires,  prouvant  à  la  science  qu'elle  la 
comprend,  à  la  démocratie  qu'elle  l'aime,  à  la  patrie  qu'elle  est 
un  de  ses  honneurs,  aux  siècles  des  forces  mécaniques  qu'elle 
est  une  force  ressuscitée  vivante,  éternelle. 

Telles  sont  les  considérations  principales  que  l'auteur  a 
mêlées  à  la  lecture  de  son  poème,  —  soit  chez  Mme  Edmond 
Adam,  soit  dans  les  conférences  faites  peu  de  temps  après 
en  Belgique  et  en  Suisse. 


â36  LA  PBÔSE  DE  J£AN  AlCABt) 


Poésie  Populaire'. 

Mesdames,  Messieurs, 

J'ai  quelques  minutes  seulement  —  une  soixantaine  tout 
au  plus  —  pour  vous  dire  quelque  chose.  Soixante  minutes, 
ce  serait  assez,  trop,  peut-être,  si  je  n'avais  qu'à  improviser  ; 
mais  l'Université  des  Annales  m'a  demandé  surtout  de  vous 
lire  des  vers.  La  part  donnée  à  la  causerie  sera  donc  réduite 
à  quinze  minutes,  tout  au  plus.  Et,  cependant,  je  ne  pouvais 
pas  me  résoudre  à  vous  dire  purement  et  simplement  quel- 
ques-uns de  mes  vers  déjà  parus.  L'élémentaire  courtoisie 
exige  que  j'apporte  ici,  aujourd'hui,  un  peu  d'inédit  et  ce  sera, 
si  vous  le  voulez  bien,  la  critique  générale  des  morceaux  que 
je  dois  citer,  ma  philosophie  de  la  poésie  populaire,  la  théorie 
de  l'une  des  formes  où  je  me  suis  essayé. 

Voilà  mon  sujet.  Il  pourrait,  vous  le  sentez,  comporter  un 
long  développement.  Je  m'en  tiendrai  à  une  très  sommaire 
explication. 

Nous  savons  tous  quels  sont  les  merveilleux  raffi- 
nements et  les  magnifiques  élévations  de  la  poésie  littéraire  au 
XIX*  siècle,  de  Victor  Hugo  à  Banville  et  à  José-Maria  de 
Heredia.  Cette  poésie  a  recours,  avant  tout,  à  la  puissance,  à 
la  magie  du  mot.  Elle  se  complaît  dans  le  mot.  Vous  enten- 
dez bien,  dans  le  mot  pris  en  lui-même,  ayant  en  lui  autre 
chose  encore  que  la  signification  que  lui  attribue  le  diction- 
naire, dans  le  mot  évocateur  de  longues  traditions  écrites. 

Victor  Hugo  dit  admirablement  : 

Car  le  mot,  qu'on  le  sache,  est  un  être  vivant. 
Le  prestigieux  Banville  dit  : 

La  rime,  c'est  le  mot  magique,  le  mot  fée. 

I.  Conférence  faite  à  l'Université  des  Annales,  le  7  Mai  1909. 


IDÉES  LITTÉRAIBKS  337 

Verlaine,  pour  nier  la  valeur  artiste  du  mouvement  dans  la 
période,  de  l'élan  qui  entraîne  : 

Prends  l'éloquence  et  tords-lui  le  cou. 

Il  dit  encore  : 

La  nuance  !  rien  que  la  nuance. 

José-Maria  de  Heredia  est  un  incomparable  et  divin  cise- 
leur et  sertisseur  de  mots. 

Notre  admiration  pour  tous  ces  poètes  est  absolue. 

Mais  n'y  a-t-il  pas  une  autre  conception,  plus  humble  peut- 
être,  respectable  elle  aussi,  de  la  forme  poétique?  Je  l'ai 
toujours  cru. 

Cherchons  donc  les  caractères  essentiels  de  la  forme  poé- 
tique dans  la  chanson  populaire. 

Dans  la  poésie  populaire,  le  mot  ne  paraît  pas  avoir  de 
valeur  traditionnelle.  Cela  se  comprend  :  le  poète  populaire 
ne  sait  ni  latin  ni  grec  ;  il  ne  sait  pas  lire. 

J'ai  entendu,  par  parenthèse,  nier  qu'il  y  ait  eu  des  poètes 
populaires,  c'est-à-dire  des  illettrés  qui  aient  composé  des 
chefs-d'œuvre.  Eh  bieni  j'ai  connu  un  vieux  paysan,  devenu 
aveugle,  qui  chantait  des  couplets  improvisés.  Le  jour  où  je 
lis  sa  connaissance,  il  se  racontait  en  vers  la  catastrophe  du 
Magenta,  incendié  et  sautant  dans  la  rade  de  Toulon.  Cet 
événement  s'était  passé  la  veille.  Je  surpris  ainsi  une  chanson 
populaire  à  son  origine  :  le  bon  vieux  ne  savait  pas  lire. 


La  valeur  traditionnelle  d'un  mot,  c'est,  en  quelque  sorte, 
son  histoire  à  travers  les  livres.  Cette  valeur  naît  et  s'accroît 
au  souvenir  des  divers  emplois  qui  ont  été  faits  du  mot  par 
les  poètes  de  littérature  écrite.  Tel  mot  est  devenu  plus  char- 
mant, ou  plus  profond,  ou  plus  énergique,  toujours  plus 
suggestif  pour  nous,  parce  que  nous  nous  rappelons   les 

15 


338  LA  PROSE  DE  JEAN  AICARD 

nuances  qu'il  a  exprimées  dans  l'œuvre  de  tel  ou  tel  de  nos 
illustres  écrivains.  Cette  conception  du  mot  —  très  précieuse 
et  dont,  pour  ma  part,  vous  n'en  doutez  pas,  je  sais  jouir 
infiniment  —  n'a  rien  de  populaire.  Quand  le  divin  Chénier 
dit,  en  parlant  de  la  cigale  : 

...  Ainsi  la  cigale  innocente 
Sur  un  arbuste  assise,  et  se  console  et  chante, 

le  mot  assise  nous  ravit,  parce  qu'au  moment  où  s'élève  en 
nous  l'objection  que  la  cigale  ne  peut  pas  s'asseoir,  pas  plus 
qu'un  lézard  ne  s'assied,  —  je  me  dis  aussitôt  : 

—  Comme  cela  est  latin  I  Que  cela  est  donc  joli  de  rappeler 
le  latin!  Sedet.  En  disant  assise  en  français,  l'auteur,  loin 
d'avoir  commis  une  faute  d'entomologiste,  a  dit  tout  simple- 
ment en  latin  que  la  cigale  est  stationnaire,  immobile  sur 
l'arbuste.  Le  poète  populaire  n'a  pas  de  ces  bénéfices. 

Alors  }  Qu'est-ce  donc  qui  donne  sa  vraie  valeur  d'art  au 
poème  populaire  >  Cette  valeur  n'est  ni  dans  la  préciosité  du 
mot  ni  dans  la  richesse  et  l'inattendu  des  rimes,  car,  vous  le 
savez,  la  plupart  du  temps  la  poésie  populaire  s'est  contentée 
d'assonances. 

La  qualité  artiste  du  poème  populaire  est  dans  la  ligne  de 
composition.  En  poésie  populaire,  il  y  a  toujours  une  «  com- 
position »  ;  souvent  un  petit  drame  dialogué.  Le  poète  popu- 
laire ignore  l'art  de  suspendre  sa  rêverie  à  des  mots  imprécis 
et  de  se  balancer  sur  des  images  vaporeuses.  La  composition 
populaire  est  simple,  sans  ornements  inutiles,  sans  digressions 
surtout.  Elle  ne  connaît  pas  cette  abondance  d'images  souvent 
disparates  qui  est  regardée  comme  un  mérite  par  nos  lyriques, 
mais  grâce  à  quoi  le  rimeur  trouve  plus  de  facilité  pour 
amener  des  rimes  surprenantes,  puisqu'il  échappe,  selon  sa 
fantaisie,  à  la  nécessité  de  serrer  son  sujet  de  près.  Il  est 
aussi  plus  prompt  à  obéir  nonchalamment  aux  suggestions 
de  la  rime  ;  elle  commande,  il  la  suit...  Il  reviendra  au  sujet 
plus  tard. 

Le  poète  populaire,  au  contraire,  n'abandonne  pas  une 


IDÉES   l  lïTÉRAIRES  oSg 

seconde  son  sujet  qui  l'occupe  seul.  II  va  droit  au  but,  par  le 
chemin  le  plus  court.  Il  tend  tout  son  effort  vers  l'effet  à 
produire,  pleurs  ou  rires,  vers  Xémotion,  en  un  mot,  qui  est 
le  but  unique,  suprême,  purement  humain,  —  tandis  que  le 
poète  de  littérature  écrite  a  trop  souvent  pour  but,  avouons- 
le,  de  paraître  original,  de  faire  autrement  que  d'autres,  de 
forcer  l'admiration,  de  conquérir  l'hommage,  d'être  consacré 
écrivain  supérieur,  inattendu,  nouveau,  étonnant. 


Le  caractère  principal,  essentiel,  de  la  poétique  populaire, 
c'est  donc  le  «  serré  »  de  la  composition  dont  l'unité  est,  pour 
ainsi  dire,  condensée.  La  plupart  du  temps,  les  personnages, 
s'il  y  a  dialogue,  ne  sont  ni  nommés  ni  décrits  ;  leurs  paroles 
les  révèlent  sans  les  peindre;  les  explications  sur  leurs  gestes 
sont  absentes.  La  composition,  en  courant,  indique  d'un  trait 
bref  l'ambiance,  le  paysage.  Point  d'attitudes.  Si  on  dit  ceci 
ou  cela,  c'est  à  vous  de  voir  pourquoi  et  de  quel  air  on  le  dit. 
Ce  que  le  poète  désire  seulement,  c'est  que  vous  soyez  ému 
comme  si  vous  surpreniez  dans  la  vie  le  dialogue  des  protago- 
nistes. Cela  est  dramatique  au  premier  chef.  Pas  d'ornement; 
aucun.  Le  mot  n'appelle  pas  l'admiration,  jamais;  il  n'est  que 
le  transmetteur  de  l'idée  générale.  Et  remarquez  bien  qu'en 
procédant  ainsi,  le  poète  populaire  néglige  précisément  ce 
qui  est  de  mode  littéraire,  par  conséquent  caduc,  périssable, 
le  sens  éphémère  d'une  expression.  Il  ne  retient  que  ce  qui 
est  éternel,  universel,  puisque  cela  pourra,  sans  grand  dom- 
mage, passer  dans  toutes  les  langues. 

Entendez  bien,  j'y  insiste,  que  la  littérature  proprement 
dite,  c'est  l'apogée  même  de  l'art  de  dire,  du  plus  glorieux 
des  arts  peut-être,  surtout  quand  il  parvient  à  transmettre  en 
des  formes  savantes,  claires,  définitives,  de  hautes  pensées, 
de  grands  sentiments  bien  humains...  On  nous  permet  cepen- 
dant, n'est-ce  pas  >  d'aimer  non  seulement  toutes  les  littéra- 
tures :    la   classique,    la    romantique,    la   parnassienne    ou 


34o  LÀ    PROSE   DK   JBAN   AICAAD 

l'impassible,  et  même  la  décadente,  —  mais  d'aimer  encore 
la  bonne  poésie  des  simples  dont  semblent  s'être  plus  ou 
moins  réclamés,  pour  ne  citer  que  les  morts,  les  Molière,  les 
Mathurin  Régnier,  les  Brizeux  et  (bien  que  musical  et 
romantique  à  ses  heures;  l'exquis  Alfred  de  Musset.  II  me 
semble  que  je  peux  ajouter  à  ces  beaux  noms  celui  de  François 
Coppée,  ce  populaire  de  Paris,  qui  est  allé  au  coeur  des 
simples,  parce  qu'il  a  parlé  simplement. 

Tout  le  monde  ne  se  complaît  pas  aux  recherches  trou- 
blantes dun  Baudelaire  ou  d'un  Verlaine.  Il  y  a  d'humbles 
amis  du  vers  français  qui  ont  droit  au  pain  et  au  vin  de  la 

poésie,  et  à  qui  plaît  encore  la  Chanson  de  ma  Mie,  chère  à 

notre  Molière  : 

Si  le  roi  m'avait  donné 

Paris,  sa  grand'ville, 
Et  qu'il  m'eût  fallu  quitter 

L'amour  de  ma  mie, 
Je  dirais  au  roi  Henri  ; 
i<  Reprenez  votre  Paris  ! 
J'aime  mieux  ma  mie,  ô  gué. 

J'aime  mieux  ma  mie.  " 

La  rime  n'est  pas  riche  et  le  style  en  est  vieux  ; 
Mais  ne  voyez-vous  pas  que  cela  vaut  bien  mieux 
Que  ces  colifichets  dont  le  bon  sens  murmure, 
Et  que  la  passion  parle,  là,  toute  pure  ? 

Prenons  un  autre  exemple  de  chanson  populaire. 
Connaissez-vous  la  Mariée  Bretonne  ?  Oui,  sans  doute. 
Répétons-la  en  suivant  attentivement  la  courbe  gracieuse 
de  la  composition. 

Premier  couplet  ;  tradition  courtoise  : 

Nous  somm's  venus  vous  voir 
Du  fond  de  not'  village, 
Pour  souhaiter  ce  soir 
Un  heureux  mariage, 
A  Monsieur  votre  époux 
Aussi  bien  comme  à  vous. 


IDÉES    LITTÉRAIRES  84 1 

Deuxième  couplet  ;  malice  populaire  : 

Vous  n'irez  plus  au  bal. 
Madame  la  mariée, 
Danser  sous  le  fanal 
Dans  les  jeux  d'assemblée  : 
Vous  gard'rez  la  maison 
Pendant  que  nous  irons. 

Troisième  couplet  ;  gravité  du  "sacrement,  acceptation  de 
la  vie  : 

Avez-vous  écouté 

Ce  que  vous  dit  le  prêtre  r 

A  dit  la  vérité 

Et  comme  il  vous  faut  être  : 

Fidèle  à  votre  époux 

Et  l'aimer  plus  que  vous. 

Quatrième  couplet  ;  retour  de  malice  ;  espiègle  taquinerie  ; 
on  fait  au  plus  fort  son  procès;  c'est...  l'aube  du  féminisme: 

Quand  on  dit  son  époux 
On  dit  souvent  son  maître  ; 
Ils  ne  sont  pas  si  doux 
Comme  ils  ont  promis  d'être... 
Il  faut  leur  conseiller 
De  se  mieux  rappeler. 

Cinquième  couplet  ;  retour  à  la  gravité  ;  l'avenir  est  chose 

sérieuse  : 

Quand  vous  aurez  chez  vous, 
Des  enfants  à  conduire, 
Il  faudra  leur  montrer, 
Et  bien  souvent  leur  dire, 
Ou  vous  seriez  tous  deux 
Coupables  devant  Dieu. 

Sixième  couplet  ;  passage  de  la  douce  tendresse  des  parents 
pour  leurs  petits  à  l'amour  apitoyé  pour  toutes  les  créatures  : 

Si  vous  avez,  Bretons. 
Des  boeufs  dans  vos  herbages, 
Des  brebis,  des  moutons, 
Des  oisillons  sauvages, 
Songez,  soir  et  matin. 
Qu'à  leur  tour  ils  ont  faim. 


042  LA  PROBE  DE  JEAN  AICARD 

Septième  couplet;  retour  final  à  la  courtoisie  du  début,  à 
la  mise  en  scène  du  couplet  premier.  Le  cercle  de  la  compo- 
sition revient  à  son  point  de  départ  et  se  ferme  : 

Acceptez  ce  bouquet 

Que  nous  venons  vous  tendre; 

II  est  fait  de  genêt 

Pour  vous  faire  comprendre 

Que  tous  les  vains  honneurs 

Passent  comme  des  fleurs. 

Tout  y  est  :  c'est  un  chef-d'œuvre.  Vous  pourrez  faire 
entrer  cela,  avec  un  long  travail  d'art  savant,  dans  la  littéra- 
ture proprement  dite;  les  vers,  alors,  seraient,  sans  doute, 
des  vers  mieux  rimes,  mieux  rythmés;  vous  g-arderez  stricte- 
ment le  sens  de  chaque  couplet;  mais  la  beauté  artificielle 
littérairement  supérieure  que  vous  y  adjoindrez  éteindra 
toujours  quelque  chose  de  cette  grâce  spontanée  toute  natu- 
relle. Vos  fleurs  de  rhétorique  jureront  à  côté  de  ces  fleurs 
sauvages  comme  le  plus  beau  diamant  à  côté  d'une  goutte  de 
rosée  vibrante,  le  matin,  au  cœur  d'une  pâquerette  ou  d'un 
bleuet.  Il  existe  une  fleur  qui  s'appelle  le  désespoir  du  peintre. 
Le  désespoir  du  poète,  c'est  la  vraie  chanson  populaire. 

Est-ce  à  dire  que,  sans  prétendre  retrouver  de  telles 
inspirations,  on  ne  puisse  prendre  quelque  chose  à  ces 
modèles  > 

Je  ne  l'ai  jamais  pensé.  On  peut  leur  demander  le  secret 
de  la  composition  à  la  fois  flexible  et  serrée,  la  simplicité  et 
la  mise  en  ordre  naturel  des  paroles,  le  dédain  voulu  des 
ornements  et  des  digressions.  Le  problème  serait  d'être 
populaire  sans  donner  prise  à  de  graves  reproches  de  la  part 
des  parfaits  littérateurs. 

Certes  !  nous  serions  tous  bien  fâchés  si  l'on  retirait  un 
beau  vers  au  trésor  glorieux  de  notre  littérature  poétique. 
Pour  celui  qui  s'explique  librement  aujourd'hui,  devant  un 
public  ami,  il  n'a  jamais  été  question  que  de  suivre  librement 
ses  goûts  personnels,  en  les  raisonnant  toutefois,  et  de  faire 
de  l'art  à  sa  guise. 


IDÉES  LITTÉRAIEES  343 

Vous  me  permettrez,  maintenant,  d'obéir  au  désir  qui  m'a 
été  exprimé,  en  vous  citant  un  de  mes  essais;  j'emprunterai 
quelques  passages  à  Miette  et  Noté,  ouvrage  que  j'ai  construit 
tout  entier  d'après  la  poétique  que  je  viens  d'esquisser. 

En  voici  presque  tout  un  chant,  précédé  de  son  prélude.  Le 
prélude  est  intitulé  :  «  Les  Chants  du  Peuple.  »  Le  chant  est 
le  premier  de  la  troisième  partie. 

LES  CHANTS  DU  PEUPLE 

Nous  pouvons  faire  des  chansons, 
Poètes  d'étude  et  de  plume, 
Et  les  chansons  que  nous  faisons 
Les  faire  aligner  en  volume  ; 

Nous  pouvons,  gravement  assis. 
Trouver,  en  nous  creusant  la  tète, 
Rimes  riches  et  mots  précis  : 
Le  peuple  est  le  maître  poète  ! 

Nous  pouvons  rimer  du  français 
Ou  du  provençal  de  parade, 
Nous  pouvons  avoir  du  succès  : 
Le  peuple  a  le  prix  de  l'aubade. 

Il  dit,  sans  se  gratter  le  front. 
Le  bon  pain,  les  vins,  ou  la  femme; 
Les  gros  savants  y  répondront. 
Mais  chaque  mot  lui  sort  de  l'àme. 

Triste  ou  gai,  quelquefois  moqueur, 
Il  ne  signe  point  de  grimoire, 
Car  c'est  pour  soulager  son  cœur 
Qu'il  chante!  et  non  pas  pour  la  gloire. 

Et  ce  n'est  pas  en  rien  faisant 
Qu'il  fait  ces  chants  que  nul  ne  signe, 
C'est  en  forgeant,  c'est  en  semant. 
En  faisant  les  blés  et  la  vigne  ! 

Voici  le  chant  qui  suit  ce  prélude  : 

Oh  !  pourquoi  ne  viens-tu  qu'une  fois  en  dix  ans, 
Neige  au  voile  brodé  de  diamants  luisants >... 


344  LA  PROSE  DE  JEAK"  AIOARD 

Il  neige,  c'est  la  Noël,  le  vieil  oncle  revient  au  pays  pour 
prendre  sa  part  du  souper  de  la  Noél. 

...  «  C'est  Noël  dans  huit  jours 
J'entends  payer  chez  vous  le  repas  des  retours. 
Invitez  des  amis  :  j'éventre  la  futaille, 
Beau-père  !  haut  le  coude  !  et  bataille  !  bataille  !  » 
Et,  pour  Noèl,  de  voir  fumer  le  pauvre  toit, 
Les  gens  disaient  :  «  Ici,  l'on  va  bien,  ça  se  voit!  » 
Et,  le  soir  de  Noèl,  on  était  douze  à  table. 

—  «  Ce  que  faisaient  nos  vieux  c'est  chose  respectable, 
Dit  le  marin  François.  Or  çà!  voyons  un  peu, 

Le  plus  vieux  de  nous  tous,  qu'il  bénisse  le  feu  ! 

—  «  C'est  toi  !  —  C'est  moi  1  tant  mieux,  ça  rappelle  l'enfance  ; 
Enfant,  je  l'ai  béni,  mais  n'ai  plus  souvenance 

De  la  prière.  Eh  bien  !  j'inventerai  les  mots  : 

Le  Dieu  qui  fait  le  feu  comprend  même  les  sots.  » 

Et  sa  main  qui  tremblait  s'étendit  vers  la  flamme  : 

—  «  O  bon  feu,  chauffe  bien  la  pauvre  vieille  femme, 
Le  vieil  homme  malade  et  les  blancs  pieds  d'enfant; 
Feu  du  pauvre,  vivant  trésor,  feu  bien  chauffant, 
Ris  toujours  dans  les  yeux  avec  tes  étincelles. 

Feu  !  luis  dans  le  soleil  sur  les  moissons  nouvelles. 
Mûris  la  vigne  et  puis  viens  brûler  dans  mon  four 
Et  passe  dans  mon  sang,  feu  du  ciel,  feu  du  jour... 
J'ai  vu  des  gens  mourir  par  la  neige  et  la  glace, 
D'autres  par  l'incendie  :  ô  feu!  reste  en  ta  place; 
Ne  nous  fais  point  de  mal,  joie  et  soutien  des  corps. 
Et  ne  nous  quitte  enfin  que  quand  nous  serons  morts.  » 
Il  jette  du  vin  cuit  sur  le  feu  qui  pétille. 

Et  la  table  est  en  train 

Jamais  Mîon  n'a  vu  chez  elle  tant  de  joie... 

—  «  Chante  dit  un  voisin,  une  chanson  nouvelle.  » 

—  «  Non,  fit  l'oncle,  un  vieux  chant,  un  vieux  air  du  pays. 
Ces  chants  qui  nous  berçaient,  ce  sont  de  vieux  amis. 
Croyez-moi;  ça  s'apprend,  voyez-vous,  par  l'absence  : 
Quand  on  est  loin,  perdu  dans  le  monde,  en  souffrance, 
Qu'on  a  beau  regarder  les  choses  d'alentour, 

Les  gens;  que  tout  vous  est  inconnu,  sans  amour. 

Alors  qu'une  chanson  du  pays  se  réveille 

Dans  votre  souvenir,  la  chanson  la  plus  vieille, 

La  plus  simple,  il  vous  monte  un  trouble  qui  vous  prend 


IO:éES  I/ITTÉBArRES  3»5 

Tout  le  cœur,  et  l'on  pleure,  et  le  plaisir  est  grand, 
Chante  I  On  sentira  mieux  le  bonheur  d'être  ensemble  :  » 
Et  tous  se  font  muets  quand,  d'une  voix  qui  tremble  :  — 
—  «  Et  qu'est-ce,  oncle  François,  que  je  vous  chanterai? 
L'Aubade?  »  —  «  Eh!  dit  François,  fais,  Miette,  à  ton  gré.  » 

Que  chante-t-elle  >  Elle  chante  cette  aubade  qui  est  une  de 
nos  plus  vieilles  chansons  populaires  de  Provence,  et  qui  est 
bien  plus  vieille  que  la  Provence  elle-même,  attendu  qu'on  en 
retrouve  quelque  chose  dans  les  antiques  poètes  de  la  Grèce. 
Vous  remarquerez  que,  dans  cette  aubade,  aucun  personnage 
n'est  nommé  ;  et  cependant,  on  les  voit.  Vous  la  connaissez  : 
la  Mireille  du  grand  Mistral  l'a  popularisée,  et  la  musique  de 
Gounod  également.  Voici  l'une  des  formes  de  ce  chant  exquis, 
car  il  y  a  toujours  d'innombrables  versions  de  tout  chant 
populaire.  C'est  ici  une  des  variantes  les  plus  connues  en 
Provence  que  j'ai  fait  passer  de  mon  mieux  dans  notre  langue 
française  : 

Je  sonne,  Marguerite, 

Cette  aubade  pour  toi. 

Le  tambourin  palpite, 

Ma  mie,  écoute-moi  ! 

—  L'aubade  m'est  connue. 
C'est  toujours  le  même  air'. 
Si  cela  continue. 

Je  me  jette  à  la  mer, 

Si  ma  belle  sauvage 
Croit  m'échapper  ainsi. 
Je  me  jette  à  la  nage. 
Je  la  ramène  ici. 

—  Tu  crois  tenir  la  fille. 
Mon  beau  nageur;  mais  vois, 
Je  me  suis  faite  anguille  : 

Je  glisse  entre  tes  doigts. 

—  Anguille,  qui  t'empêche  I 
Glisse  aux  doigts  du  nageur  ; 
Mais  le  pêcheur  te  pêche. 

Et  c'est  moi  le  pêcheur. 

M. 


346  LA    PROSE   DE   JEAN   AICARD 

—  Alors,  je  suis  l'eau  vive, 
Dans  ce  jardin  si  beau  ! 

—  Et  moi  je  suis  la  rive, 
Ou  le  lit  du  ruisseau. 

—  Alors,  rose  vermeille, 
Je  fleuris  au  jardin  ! 

—  Je  serai  donc  l'abeille 
Pour  dormir  sur  ton  sein. 

—  Eh  bien,  je  suis  l'étoile  ! 

—  Et  moi,  nuage  aux  cieux. 
Je  flotte  comme  un  voile 
Sur  ta  bouche  et  tes  yeux. 

—  Si  tu  te  fais  nuage. 
Me  voici,  maintenant, 
La  nonne  la  plus  sage 
Enfermée  au  couvent. 

Oh  !  va,  tu  peux  te  mettre 
Dans  le  couvent  sacré  : 
Je  me  ferai  le  prêtre. 
Je  te  confesserai  ! 

—  Sois  le  prêtre,  qu'importe  I 
Vois-tu  pâlir  mon  front? 

Je  suis  la  pauvre  morte, 
Les  nonnes  pleureront. 

—  Morte,  il  faudra  te  taire  ! 
Les  nonnes  ont  pleuré  ; 
Mais,  moi,  je  suis  la  terre. 
Et  morte  je  t'aurai! 

Je  ne  peux  pas,  cependant,  passer  la  conclusion  sous  silence. 
Elle  nous  ramène  adorablement  à  la  réalité  amoureuse  après 
cette  longue  escapade  dans  le  pays  des  fées  et  des  métamor- 
phoses : 

Ton  aubade  me  touche, 
Je  veux  ce  que  tu  veux. 
Tiens  donc,  baise  ma  bouche 
Et  sois  mon  amoureux  1 


IDÉES  LITTÉBAIEES  '6^^ 

Voilà  donc  un  exemple  de  poésie  populaire,  purement  et 
simplement  traduite  du  patois  provençal. 

Voici,  maintenant,  un  exemple  de  critique  populaire.  Vous 
allez  voir  que  la  critique  peut  affecter,  elle  aussi,  une  forme 
simple,  énergique,  éviter  les  analyses  et  les  complications 
pour  la  plus  grande  joie  des  poètes  à  qui  s'adresse  son  éloge. 

Il  y  a  quarante  ans,  je  lus  en  public,  pour  la  première  fois, 
un  de  mes  Poèmes  de  Provence  ;  c'était,  je  m'en  souviens  très 
bien,  la  Ferrade,  dans  un  dîner  qui  portait  ce  nom  joyeux  : 
Dîner  des  Vilains  Bonshommes.  Nous  avions  été,  jeunes 
poètes  d'alors,  affublés  de  ce  titre  désobligeant  par  un  critique 
grincheux  et  nous  nous  en  étions  fait  une  parure.  Coppée, 
Verlaine,  Richepin,  Valade,  Mérat,  ont  été  des  vilains  bons- 
hommes. Je  leur  lus  donc  un  soir  la  Ferrade,  écrite  de  la 
veille.  Le  bourru  et  bon  Paul  Arène,  poète  exquis,  exquis 
prosateur.  Provençal  de  vieille  roche,  était  présent.  Quand 
j'eus  finis  ma  lecture,  et  comme  j'attendais  avec  anxiété  le 
jugement  de  mes  aînés,  j'entendis  le  bruit  d'un  formidable 
coup  de  poing  donné  sur  la  table,  qui  tressaillit;  et  Paul 
Arène,  qui  avait  frappé  ce  coup  magistral,  s'écria  avec  le  fort 
accent  du  Midi  qu'il  n'a  jamais  perdu  : 

—  Nom  de...  Zeus  !  Eh  bé!...  Nous  sommes  un  peuple  ! 

Le  formidable  éclat  de  rire  de  tous  les  vilains  bonshommes 
(le  Parnasse  entier,  s'il  vous  plaît  !)  lui  répondit,  pendant  que 
la  joie  d'un  premier  succès  inondait  mon  cœur,  et  je  ne  crois 
pas  que  jamais  critique  littéraire,  subtile  et  raffinée,  m'ait 
donné  plaisir  pareil. 


848  LA   PROSE   DE  JEAN   AICAED 


Othello. 


Il  existe,  contre  les  ouvrages  du  genre  de  celui-ci,  un  pré- 
jugé bien  fait  pour  décourager  les  poètes. 

Traduction)  Adaptation!  Copie  1  Imitation  >  Ah!  les  vilains 
mots  !  Traducteur  !  Adaptateur  !  Copiste  !  Imitateur  1  qui 
voudrait  être  ainsi  nommé?  Les  poètes  ne  s'en  soucient 
guère,  et  ce  noble  travail  par  lequel  on  tente  d'accroître  la 
littérature  nationale  des  œuvres  du  génie  étranger,  —  est,  en 
général,  abandonné  aux  efforts  de  ceux  qui  ne  peuvent  rien 
créer  par  eux-mêmes,  ou  aux  loisirs  des  amateurs. 

Or,  idéalement,  ce  travail  demanderait  les  facultés  mal- 
tresses du  poète,  du  trouveur  original.  Je  ne  vois  ni  comment 
ni  pourquoi  on  retrouverait  l'esprit  et  l'expression  de 
Shakespeare,  si  l'on  est  incapable  de  traduire  la  nature. 

Si  les  traductions  en  général  étaient  des  ouvrages  faciles,  on 
f>ourrait  avoir  autant  de  bonnes  traductions  que  de  gens 
sachant  deux  langues.  Il  ne  s'agit  pas  de  donner  le  sens  des 
mots  (ce  que  fait  très  bien  le  dictionnaire),  le  sens  des  phra- 
ses, —  besogne  d'écolier,  —  mais  de  retrouver  cette  expres- 
sion, ce  mouvement,  cet  ordre  naturel,  vivant,  passionné,  que 
précisément  perdent  les  mots  en  passant  d'une  langue  à  une 
autre. 

On  pourrait  distinguer  entre  la  traduction  savante  et  la 
vivante  :  l'une  destinée  à  donner  une  idée,  la  plus  exacte 
possible,  du  texte  étranger,  l'autre  destinée  à  produire  l'im- 
pression même  de  l'original  en  le  faisant  oublier. 

Celle-ci  est  évidemment  la  traduction  dramatique.  Shakes- 
peare ne  veut  pas  qu'on  pense  à  Shakespeare. 

Traduire  rigoureusement  une  œuvre,  c'est  la  présenter 
elle-même,  mais  morte,  —  offrir  la  fleur  dans  l'herbier.  La 
paraphraser,  c'est  la  trahir.  En  vérité,  il  faudrait  la  retrou- 
ver !  vis-à-vis  de  Shakespeare,  il  faudrait  se  placer  en  face  de 
la  nature,  et  l'exprimer! 


IDÉES   LITTÉRAIRES  3^9 

C'est  ce  que  j'ai  tenté  de  faire,  entraîné  et  soutenu  par 
une  ardente  admiration  pour  Shakespeare  et  pour  l'OthelIo  : 

Un  soir,  venant  de  relire  Othello,  j'en  relus  sur-le-champ 
le  cinquième  acte,  l'entrée  du  More  dans  la  chambre  de 
Desdemone  endormie  : 

Avez-vous,  Desdemone,  prié  Dieu  ce  soir? 

et  le  meurtre,  et  les  terreurs  d'Othello,  et  son  désespoir 
quand  Émilia  lui  révèle  toute  la  vérité,  l'innocence  de  cette 
Desdemone  dont  Shakespeare  pourrait  dire,  tant  sa  mort  est 
touchante,  l'inverse  de  ce  qu'il  dit,  parlant  d'Imogène  dans 
Cymbeline  : 

«  O  lys  coupé,  très  beau,  très  pur,  plus 
gracieux  encore  que  lorsque  tu  te  soutenais  toi-même  !  » 

...  Elle  est  magnifique,  cette  scène  d'Émilia.  La  femme 
d'Iago,  la  suivante,  se  redresse,  grandit,  devient  héroïne. 
Desdemone  est  morte,  mais  là,  au  fond  de  la  scène,  elle  est 
couchée  sur  le  grand  lit  comme  sur  un  autel.  Et  tant  que  vit 
Othello,  dans  la  passion  d'Othello,  elle  vit  encore,  elle  occupe 
la  scène  et  soutient  le  drame. 

Le  More  a  frappé  la  douce  créature  dont  le  dernier  soupir 
fut  un  pardon  d'amour  pour  son  noir  époux  :  il  faut  que  la 
vérité  le  frappe  à  son  tour;  il  faut  qu'il  meure,  tué  par 
l'innocence  de  celle  qu'il  a  tuée. 

Émilia  s'écrie  : 

...  La  vérité  veut  sortir...  Elle  sorti 
Librement,  librement  comme  le  vent  du  Nord 
Je  parle!... 

Ainsi,  à  tout  instant,  —  c'est  Shakespeare,  —  une  grande 
échappée  sur  l'infinie  nature... 

L'enthousiasme  me  tenait.  J'écrivis  la  scène  d'entraînement, 
d'admiration,  d'élan,  comme  un  peintre  l'eût  esquissée,  pour 
mieux  la  revoir,  la  pénétrer,  pour  la  posséder. 

Le  lendemain,  j'allai  la  lire  au  Directeur  de  la  Comédie- 
Française,  à  M.  Perrin.  Il  en  fut  content,  très  content «  Tl 


35o  LA    PROSE   DE   -JEAN  AICARD 

faut  achever...  »  Je  suis  autorisé  à  dire  que  si  l'ouvrage 
attend  encore  aujourd'hui  la  représentation  au  Théâtre-Fran- 
çais, cela  tient  à  des  motifs  tout  à  fait  étrangers  à  l'opinion 
de  M.  Emile  Perrin  sur  mon  Othello  ;  au  sujet  duquel  il  s'est 
toujours  et  en  toute  occasion  exprimé  on  ne  peut  plus  favo- 
rablement. 

Après  ma  première  visite  à  M.  Perrin,  j'allai  m'enfermer 
dans  ma  retraite  de  Provence,  et  je  me  mis  à  l'ouvrage,  admi- 
rant toujours  davantage  l'œuvre  de  Shakespeare  à  mesure  que 
je  la  regardais  de  plus  près. 

Othello  est  peut-être  le  modèle  par  excellence  du  drame 
sans  complications  extérieures  où  pourtant  le  mouvement 
toujours  accru  prend  l'âme,  l'entraine,  l'emporte,  la  heurte  aux 
effrois  et  la  pousse  jusqu'au  dénouement  en  lui  faisant  tra- 
verser sans  halte  un  infmi  de  sentiments  divers  ! 

Rien  de  plus  savamment  composé  que  ce  drame  où  la  force 
généreuse,  la  noblesse  et  les  violences  d'Othello,  à  côté  des 
tortueuses  habiletés  d'Iago,  s'opposent  à  la  grâce  naïve  et 
fragile,  éplorée,  de  Desdemone. 

Le  premier  acte  est  très  clair  et  majestueux. 

Le  deuxième  montre,  après  une  tempête  sur  la  mer, 
le  grand  calme  dans  l'âme  du  héros,  et  la  joie,  le  bonheur 
absolus  de  celui  qui  doit  devenir  tout  à  l'heure  un  des  plus 
malheureux  héros  de  l'amour.  La  fin  de  ce  deuxième  acte  le 
fait  voir  s'irritant  à  propos  d'une  question  militaire  et  nous 
donne  à  penser  quels  seront  ses  emportements  quand  on  tou- 
chera à  son  amour. 

C'est  la  fin  de  l'exposition. 

Le  troisième  acte  est  le  chef-d'œuvre  du  théâtre  universel. 
C'est  de  la  psychologie  révélée  par  des  mots  dramatiques, 
vivant  un  mouvement  qui  n'est  que  dans  l'âme  et  qui  devient 
extérieur  par  la  puissance  du  génie.  Ici  le  génie  contempteur 
des  mots  leur  commande  en  souverain. 

A  partir  de  ce  moment  (quatrième  et  cinquième  actes),  le 
torrent,  né  dans  l'abîme,  se  précipite  comme  du  cœur  d'un 
mont  et  court  au  dénouement  comme  un  fleuve  à  la  mer. 


IDÉES  LITTÉRAIRES  35 1 


II 


Naturellement,  je  n'avais  pas  songé  à  la  prose.  Le  vers, 
c'est  toute  la  parole,  plus  le  rythme. 

Mais  n'avais-je  pas  des  prédécesseurs  >  et,  parmi  eux,  un 
poète  de  profonde  inspiration,  Alfred  de  Vigny  >  Ne  pouvait- 
on  pas  considérer  VOthello  d'Alfred  de  Vigny  comme  appar- 
tenant au  répertoire  du  Théâtre-Français  }  Pourquoi  recom- 
mencer la  tentative  d'un  tel  rival  > 

En  1829,  époque  de  la  représentation  de  VOthello  d'Alfred 
de  Vigny,  le  romantisme  était  en  travail  de  la  liberté  littéraire 
et  poétique.  Cette  liberté  n'était  pas.  Le  mot  «  mouchoir  » 
suffisait  encore  à  rendre  une  pièce  insupportable.  Le  drame 
français  à  cette  époque,  allait  naître.  On  ne  connaissait  encore 
que  la  tragédie  et  son  langage  emprunté.  On  n'avait  que  le 
vers  tragique,  qui  a  ses  beautés  ;  mais  le  vers  dramatique  a 
les  mêmes,  et  d'autres  encore. 

Alfred  de  Vigny,  génie  initiateur  en  poésie,  ne  le  fut  point 
en  poétique.  En  1829,  pour  traduire  Shakespeare,  il  eût  fallu 
créer  une  forme.  De  Vigny  était  en  présence  d'un  drame,  et 
tout  en  s'efforçant  à  la  hardiesse,  il  n'aboutit  qu'à  une  sorte 
de  tragédie.  L'instrument  lui  avait  manqué. 

Aujourd'hui  l'art  est  libre.  Saluons  Victor  Hugo,  le  père  de 
nos  libertés.  Il  a  écrit  dans  une  de  ses  lettres  aux  poètes  de 
la  nouvelle  génération  :  «  Nous  avons  eu  la  lutte,  vous  aurez 
le  triomphe.  »  On  sourit  >  —  La  vérité  est  qu'il  a  eu  la  lutte 
acharnée  ;  le  triomphe  immense,  mais  son  triomphe,  étant 
celui   de   la  liberté,  appartient  à  tous  ceux  qui  viendront. 

Quel  est  le  caractère  dominant  de  la  parole  dans  Shakes- 
peare }  Elle  est  directe,  comme  le  cri  de  la  nature,  Shakes- 
peare n'est  pas  un  littérateur,  c'est  un  vivant  ;  ce  n'est  pas  un 
homme  de  lettres,  c'est  un  homme.  Il  parle,  il  chante,  il  crie, 
il  pleure.  Cela  se  trouve  en  ardente  prose,  en  vers  ardents. 
Mais  il  n'écrit  pas  pour  écrire,  il  dit  pour  toucher.  On  conçoit 
que  le  vers  classique,  convention,  périphrase,  inversion,  etc., 


35a  LA  PROSE  DE  JEAK  AICARD 

était  le  contraire  du  génie  shakespearien.  Ainsi,  il  y  a  cin- 
quante ans,  était-il  impossible  d'avoir  du  Shakespeare  en  vers 
français. 

Lorsque  je  travaillais  à  VOthello,  quelqu'un  m'offrit 
obligeamment  pour  ma  traduction  un  vers  et  demi  qu'il  venait 
de  faire  : 

Avez-vous  adressé  votre  prière  à  Dieu, 
Desdemone  ce  soir  ? 

le  texte  dit  : 

Avez-vous  prié  Dieu  ce  soir? 
Je  m'indignai.  —  Comment  traduisez-vous  donc  celar  —Je 

dirai,  répondis-je  : 

Avez-vous  prié  Dieu  ce  soir. 

Mais  où  est  le  vers>  Comment  sera  le  vers?  —  Voilà  ce  qui 
m'inquiète  peu!  "  Avez-vous  prié  Dieu  ce  soir  "  c'est  de  la 
langue  de  Shakespeare,  directe,  naturelle,  sans  circonlocu- 
tion ;  je  ne  sais  pas  comment  je  ferai  le  vers,  mais  l'alexan- 
drin moderne,  le  vers  brisé  est  assez  souple,  assez  indépen- 
dant, assez  riche  en  combinaisons  pour  permettre  de  dire 
quoi  que  ce  soit,  comme  on  le  veut. 

Cette  question  d'Othello  si  nette,  si  forte,  si  simple  et  si 
connue,  ne  doit  être  modifiée  en  rien. 

La  langue  poétique  de  ce  siècle,  infiniment  assouplie,  peut 
désormais  être  jetée  sur  une  œuvre  étrangère,  et  en  mouler 
tous  les  mouvements. 

Le  vers  brisé  moderne,  soit  dit  en  passant,  est  par  excel- 
lence le  vers  épique  et  dramatique,  —  la  poésie  lyrique 
demandant  toujours  au  vers  un  rythme  plus  soutenu  et  plus 
tendu  que  varié... 

Or  qu'est-ce  qu'un  drame  r  C'est  une  action  en  marche  par 
diverses  voies,  à  travers  des  scènes  capitales  qui  semblent 
devoir  l'arrêter,  vers  un  dénouement  où  tout  se  rencontre, 
éclate  et  se  résume. 


IDÉES   LITTÉRAIRES  85S 

Admettons  que  les  lignes  de  marche  et  les  points  de  halte 
doivent  se  présenter  sous  le  même  aspect,  dans  le  même 
style >  En  ce  cas  les  détails,  les  préparations  nécessaires,  les 
précautions,  les  éclaircissements,  tout  cela  prendra  l'impor- 
tance fastidieuse  que  leur  a  donnée  la  tragédie  classique? 

Le  drame  ne  s'élève  pas  toujours.  Il  marche,  il  rampe  : 
comme  l'oiseau  même  il  se  traîne  parfois,  blessé  languissant, 
puis  prend  essor  et  chante,  s'étendant  à  loisir  sur  un  grand 
mouvement  de  passions  ou  d'idées. 

L'alexandrin  moderne  peut  suivre  toutes  les  allures  du 
drame.  Il  est  articulé  et  se  meut,  se  ploie,  joue,  va,  vient, 
bondit,  se  relève  de  cent  façons  comme  l'oiseau  qui,  s'il  le 
veut,  étend  aussi  deux  ailes  égales  pour  se  soutenir  en  pla- 
nant. L'alexandrin  désormais  libre,  tellement  libre  qu'il  est 
contraint  d'être  naturel,  à  volonté  marche  et  rampe  comme 
le  drame,  mais  toujours,  tel  que  Mercure,  il  porte  aux  pieds 
des  ailes  ouvertes. 

Que  le  drame  lui  offre  un  espace,  il  s'envolera  jusqu'au 
lyrisme  s'il  le  faut. 

Shakespeare  passait  d'une  scène  en  prose  à  une  scène  en 
vers  quand  il  le  jugeait  convenable. 

Devons-nous  lui  envier  cette  liberté?  Le  passage  de  nos 
vers,  toujours  rimes,  à  la  prose  pure  et  simple,  ne  serait 
jamais,  semble-t-il,  d'un  très  bon  effet.  Mais  qu'avons-nous 
besoin  de  mêler  au  vers  la  prose  proprement  dite,  si  l'on 
nous  permet  d'introduire  dans  les  vers,  selon  l'expression 
de  Victor  Hugo,  «  la  quantité  de  prose  nécessaire  au  drame  », 
nécessaire  à  la  vie?  Et  d'autant  mieux  arriverons-nous  aux 
scènes  de  haut  rythme  si  le  vers  familier,  —  pedestris  —  (où 
jamais  le  naturel  ne  devrait  amener  la  vulgarité)  est  demeuré 
un  vers,  n'ayant  pas  cessé  d'avoir  aux  pieds  les  ailes  du  Dieu 
et  à  son  bâton  les  ailes  du  caducée. 

Othello  recommande  à  Desdemone  le  mouchoir  qu'il  lui  a 
donné.  C'était  un  mouchoir  précieux,  «  que  son  père  avait 
eu  de  sa  mère  ».  Il  lui  dit  :  «  Conservez-le  aussi  précieusement 
que  la  prunelle  de  vos  yeux  »  :  ce  qui,  en  bon  français, 


854  LA   PROSE  DE  JEAN   AICARD 

s'exprime  par  une  locution  toute  faite  :  «  soignez-le  comme 
la  prunelle  de  vos  yeux  >.  C'est  donc  cette  locution  qu'il  faut 
conserver  à  tout  prix  dans  une  «  francisation  »  du  drame 
anglais.  Mais  l'ancienne  prosodie  ne  permettait  pas  de  garder 
en  vers,  telle  qu'elle,  cette  phrase,  immuable  pourtant  puis- 
qu'elle est  une  locution  proverbiale  populaire,  et  l'on  était 
amené  à  dire  : 

Prenez  soin  du  mouchoir  précieux 

Comme  de  la  prunelle  ardente  de  vos  yeux  ! 

A.  DE  Vigny. 

Adieu  la  vie,  l'expression  directe  !  adieu  Shakespeare. 

Or  était-il  besoin  de  faire  ici  ce  qu'on  appelle  un  vers,  un 
vers  tenu,  un  vers  étendu,  —  tragique,  classique  ou  lyrique) 
—  Assurément  non;  à  ce  moment,  le  vers  n'importe  ni  à 
l'action  qui  est  la  vie,  ni  à  Shakespeare  qui  est  l'art  vivant. 
Alors?...  Alors,  parlez  en  prose,  ou  dites  dans  un  vers  tout 
simple  : 

Soignez-le  comme  la  prunelle  de  vos  yeux. 

Il  y  a  dans  cette  ligne  la  quantité  de  prose  nécessaire  à  la 
vérité,  la  quantité  de  rythme  nécessaire  au  vers...  et  vous 
arriverez  un  peu  plus  loin,  sans  étonner  l'oreille,  à  cette 
poésie  farouche  de  l'oriental  Othello  : 

La  sibylle  avait  vu  le  soleil  deux  cents  ans 

Qui  fila  cette  soie  en  ses  enchantements, 

Et  la  tissa  |   dans  ses  fureurs   |    de  prophétesse. 

J'ai  à  dessein  marqué  les  deux  césures  de  ce  dernier  vers. 
C'est  le  ternaire,  mais  le  ternaire  usité,  qui  ne  coupe  point 
un  mot  sur  le  sixième  pied.  Le  ternaire  coupant  un  mot  à  la 
césure,  après  le  sixième,  est  pourtant  légitime  au  même  titre 
que  celui  qui  vient  d'être  cité.  En  voici  un  exemple... 

Je  sais  une  Vénitienne 

Qui,  pour  que  de  sa  lèvre  il  effleurât  la  sienne, 
Serait  allée  en  Palestine  les  pieds  nus  ! 


IDÉES  LITTÉRAIRES  355 

L'accent  ou  le  temps  fort  étant  sur  la  syllabe  —  TI  —  du  mot 
Palestine,  la  muette  de  ce  mot  appartient  à  la  troisième  partie 
du  vers  *  —  Comment  cela  !  —  Par  la  même  raison  que  dans 
un  alexandrin  féminin  la  muette  finale  ne  fait  pas  un  treizième 

pied  elle  est  à  l'espace Ici   la  muette  appartient  à  la 

troisième  partie  du  vers  :  le  vers  est  juste.  Si  l'effet  voulait 
être  étendu,  le  vers  aurait  beau  être  juste,  la  chanson  serait 
fausse.  Il  faut  que  le  ternaire,  comme  toutautre  type  de  vers, 
soit  mis  en  son  lieu. 

Un  vers  terminal  sera  en  général  l'alexandrin  à  hémistiches 
ég-aux  de  sonorité  unie,  et  taillé  droit  comme  une  pierre 
d'assise  : 

Le  tragi  |  que  fardeau  |  dont  ce  lit  — est  chargé! 

Voilà  quelques  humbles  exemples  des  combinaisons  infinies 
du  vers  moderne.  Les  écoliers  en  connaissent  presque  tous 
aujourd'hui  le  mécanisme  compliqué,  ignoré  des  maîtres 
d'autrefois.  Il  suffit  du  reste  que  le  poète  applique  d'instinct 
les  lois  prosodiques... 

Pour  moi,  j'aurais  voulu  seulement  faire  entendre  que  la 
poétique  moderne  peut  soumettre  le  vers,  assoupli  et  varié, 
à  la  traduction  d'un  texte  fixe.  J'aurais  voulu  prouver  la 
possibilité  nouvelle  de  traductions  fidèles  et  originales.  Je 
serais  heureux  d'avoir  montré  au  moins  que  mon  eff"ort, 
opportun  et  légitime,  hardi  si  l'on  veut,  n'est  point  présomp- 
tueux à  l'heure  littéraire  où  nous  sommes. 

I.  Sans  doute  la  plupart  des  lecteurs  n'admettent  pas  encore  ce 
type  de  vers.  Je  les  prierai  de  considérer  que  j'en  ai  fait  l'emploi  le 
plus  rare.  En  même  temps  ils  me  permettront  de  leur  signaler  qu'à 
plusieurs  reprises  j'ai  cru  pouvoir  faire  rimer  un  pluriel  avec  un 
singulier.  Le  vers  dramatique  est  celui  qui  le  premier  doit  prendre 
ces  libertés  utiles  à  la  «  vie  ».  On  tolère  que  le  poète,  par  un  artifice 
puéril,  fasse  rimer  le  toi  et  le  tu  vois  en  supprimant  l's.  J'ai  imprimé 
Vs  fatal  :  On  m'assure  que  l'Olympe  va  trembler.  On  me  reprochera 
aussi  des  hiatus  épouvantables;  mais  je  dois  dire  que  je  ne  lésai 
pas  faits  exprès  sans  réflexion.  J'ajoute  que  je  parle  de  ces  choses 
avec  toute  la  gravité  que  comporte  un  pareil  sujet. 


356  LA    PE08E    DE   JEAN    AIOARD 


III 

Voilà  donc  l'ouvrier  devant  Shakespeare,  en  volonté  de 
tailler  dans  le  bloc  du  langage  français  une  copie  qui  res- 
semble au  modèle  et  qui  en  donne  la  sensation.  Nous  connais- 
sons l'outil  dont  il  se  servira.  Cherchons  sa  théorie  de 
«  copiste  »,  son  système  de  «  traducteur  ». 

Il  veut  travailler  pour  le  théâtre  moderne,  pour  la  scène  et 
les  habitudes  française.  Il  voudrait,  en  devenant  bien  français 
et  moderne,  donner  l'impression  générale,  humaine,  —  d'une 
œuvre  conçue  par  le  Grand  Anglais  du  xvi'  siècle. 

Ayant  affaire  au  génie,  il  est  sûr  de  lui  trouver  des  traits 
qui  sont  de  tous  les  temps.  C'est  ce  qu'il  tâchera  de  saisir 
d'abord.  Ayant  affaire  au  génie  du  drame,  le  drame  étant  le 
mouvement,  c'est  le  mouvement  qu'il  doit  traduire  avant  tout, 
la  passion  et  la  vie. 

Il  pense  encore  que  souvent,  pour  donner  l'effet  du  texte, 
il  faut  le  modifier  !  Oui,  il  pense  qu'il  y  a  des  piétés  sacri- 
lèges. Aux  traductions  savantes,  qui,  à  bon  droit,  chcréhent 
la  précision,  toujours  froide,  il  laissera  ce  qu'on  pourrait 
appeler  l'exactitude  matérielle.  Oui,  il  modifiera  l'image  pour 
en  traduire  l'effet  ;  il  modifiera  les  mots  pour  en  traduire 
l'âme. 

Ah!  les  mots!...  C'est  un  des  traits  les  plus  caractéristiques 
de  Shakespeare  que  son  mépris  des  mots.  Ne  l'oublie  pas. 
ouvrier  ! 

—  «  Des  mots  !  des  mots  !  »  dit  Hamlet  en  riant  de  son 
rire  philosophique. 

—  «  Les  mots  sont  des  mots,  dit  Brabantio,  et  je  n'ai 
jamais  entendu  dire  qu'on  arrivât  par  l'oreille  —  au  cœur 
brisé!  » 

Et  Othello  :  «  Il  faut  bien  que  cela  soit  vrai  !  Ce  ne  sont 
pas  des  mots,  un  bruit  vide,  qui  pourrait  à  ce  point  troubler 
en  moi  la  nature  !  » 

Certes,  une  pensée  qui  revient  souvent  dans  Shakespeare 


LDÉES   LITTÉRAIRES  867 

n'appartient  pas  à  ses  héros  seulement.  Elle  est  sienne.  Ce 
serait  lui  faire  injure  que  de  ne  pas  priser  son  génie  immortel, 
passion  et  mouvement  de  ses  drames,  au-dessus  des  termes 
qu'il  met  à  leur  service.  Non  point,  grands  dieux,  qu'il 
méprise  la  forme  !  mais  il  n'attache  pas  d'importance  exagérée 
à  ce  qui  en  a  moins  que  le  fond  et  moins  que  l'ensemble  — 
à  tel  mot,  à  tel  détail,  à  telle  phrase.  Il  veut  toucher,  frapper, 
entraîner  avant  tout. 

Aussi  le  traducteur  retouchera-t-il,  ici  une  de  ces  expres- 
sions violemment  ordurières  auxquelles  n'est  pas  encore 
accoutumée  la  scène  française,  là  un  mot  ou  toute  une  phrase 
qui  lui  semblaient  retarder  le  mouvement,  et  par  conséquent, 
l'effet  à  produire  sur  des  spectateurs  modernes  habitués  aux 
actions  rapides. 

Exemples  : 

—  «  Gonfle-toi,  mon  cœur,  dit  Othello,  sous  l'horrible  car- 
gaison que  tu  portes,  car  elle  est  composée  de  langues 
d'aspic  !  »  N'est-il  pas  évident  que  traduire  avec  fidélité  cette 
image,  c'est  être  infidèle  à  Shakespeare  qui  veut  donner  une 
impression  d'horreur  douloureuse  ?  J'ai  cherché  une  image 
équivalente,  ne  voulant  pas  de  celle  de  Shakespeare,  car  la 
«  langue  d'aspic  »  est  une  denrée  du  siècle  où  l'on  croyait 
que  la  langue  de  l'aspic  était  un  dard  venimeux,  et  le  mot 
«  cargaison  »  était  pour  plaire  aux  matelots  qui  formaient  le 
parterre  de  Shakespeare...  J'ai  dit,  insuffisamment  peut-être  : 
«  Je  porte  ici  tout  un  nœud  de  vipères  I  » 

Ailleurs,  Othello,  caché,  écoute  Cassio  qui  parle  de  sa 
maîtresse  Bianca.  Othello  croit  qu'il  est  question  de  Desde- 
mone.  Sa  rage  bout,  mais  il  veut  se  contenir  pour  mieux 
savoir,  et  pour  mieux  venger  l'outrage. 

Il  dit:  €  A  présent  il  lui  conte  comment  elle  l'a  introduit 
dans  sa  chambre...  Oh  I  je  vois  ton  nez,  mais  non  le  chien 
auquel  je  le  jetterai  !  »  Encore  une  fois,  ne  serait-ce  pas  trahir 
Shakespeare  de  la  façon  la  plus  malheureuse  que  de  faire 
sourire  quand  il  veut  effrayer  >  Avec  ce  mot,  il  effrayait  son 
public  et  il  ferait  sourire  le  nôtre.  J'ai  dit  :  «  Va,  va,  je  vois 


â&8  LÀ  PROSE  DK  JEAN  AIUARD 

ma  main  sur  ta  face  maudite  !  »  Je  n'ai  pas  traduit  l'image; 
—  mais  j'ai  traduit  le  mouvement  de  la  menace  d'Othello  qui, 
si  vivement,  rapproche  la  future  exécution  de  sa  vengeance 
du  désir  présent  qu'il  en  éprouve.  Autre  exemple  : 

Othello  croit  à  l'adultère;  il  voit  rouge. 

Othello.  —  Oh  !  oh  !  du  sang  ! 

Iago.  —  Patience,  vous  dis-je  ;  peut-être  changerez-vous 
d'avis. 

Othello.  —  Jamais  Iago!...  Comme  la  mer  du  Pont  dont  les 
froids  courants,  la  course  en  avant,  ignorent  le  reflux  et  conti- 
nuent tout  droit  leur  route  vers  la  Propontide  et  l'Hellespont; 
ainsi  mes  pensées  sanguinaires,  dans  leur  ardente  course, 
jamais  ne  retourneront  en  arriére  vers  l'amour  vil;  et  elles 
iront  s'engloutir  dans  une  immense  et  profonde  vengeance. 

Evidemment,  il  y  a  une  beauté  particulière  dans  cette 
évocation  de  la  sauvage  mer  Pontique  ;  le  iMore  Othello,  le 
général  navigateur,  parle  tout  naturellement  de  la  Propontide 
et  de  l'Hellespont  qui  lui  sont  familiers.  Mais  pour  nous 
qu'est  cela  >  de  la  géographie  ancienne.  Hellespont  et  Pro- 
pontide sont  pour  nous  de  vieux  mots,  très  éloignés  des  habi- 
tudes de  notre  esprit,  et  j'ai  craint  que  le  spectateur  ne  fût 
une  seconde  détourné,  par  ces  noms  en  désuétude,  de  la  tou- 
jours jeune,  de  l'éternelle  passion,  des  emportements  de 
l'amour  et  de  la  jalousie.  J'ai  pensé  que  ces  deux  mots 
seraient  aujourd'hui  indifl'érents  à  Shakespeare,  que  ce  qui 
lui  importe  avant  tout,  c'est  le  mouvement  qu'il  leur  suppose, 
comparable  à  celui  des  pensées  d'Othello,  et  j'ai  dit  : 

Et  telle  qu'un  grand  fleuve  en  grondant  fait  sa  course, 

Vers  la  mer  sans  jamais  remonter  à  sa  source, 

—  Vers  l'humble  amour  perdu,  que  j'ai  laissé  là-bas 

Ma  pensée  en  fureur,  ne  retournera  pas, 

Mais,  fatale,  elle  suit  sa  pente,  et  roule,  et  gronde 

Jusqu'à  la  mer,  jusqu'à  la  vengeance,  profonde  ! 

Au  contraire,  dans  le  discours  d'Othello  devant  le  Sénat, 
au  premier  acte,  j'ai  laissé  apparaître  l'ethnographie  fantas- 
tique du  siècle  de  Shakespeare: 


IDÉES  LITTÉRAIRES  869 

Ces  gens  lointains,  de  taille  herculéenne. 

Dont  l'épaule  remonte  au-dessus  de  leur  front. 

C'est  qu'à  ce  moment  dans  cette  scène,  ces  personnages, 
tout  à  fait  bizarres  pour  nous,  n'interrompent  aucun  mouve- 
ment, ne  peuvent  aucunement  nous  distraire  du  drame. 

Je  sais  qu'il  y  a  des  fanatiques  de  Shakespeare.  Je  sais 
qu'il  y  a  des  maniaques  de  l'admiration.  Je  n'en  suis  pas.  J'ai 
dit  qu'il  y  a  des  piétés  sacrilèges  et  j'entends  souvent  der- 
rière moi  le  rire  amer  d'Hamlet:  «  Des  mots,  des  mots  »  I... 

Le  génie  de  Shakespeare  n'est  jamais  dans  un  mot  ;  il  est 
dans  l'image  et  dans  le  sentiment,  dans  l'idée  et  le  mouve- 
ment, et  dans  la  force  du  cri  passionné,  dans  ces  images  s 
puissamment  «  poussées  »  —  que  poussées  plus  loin  elles 
seraient  folles,  et  qu'au  point  où  elles  s'arrêtent  elles  marquent 
les  confins  du  génie.,.  Et  tout  cela,  c'est  ce  qui  peut  passer 
dans  toutes  les  langues.  Le  sublime  d'une  œuvre  écrite 
n'appartient  point  à  une  langue.  C'est,  au  contraire,  ce  qui 
aisément  court  dune  littérature  à  une  autre,  a  partout  et  en 
tout  temps,  son  expression  équivalente. 

L'intraduisible,  c'est  un  détail  de  sonorité,  un  charme  né  de 
l'usage,  un  je  ne  sais  quoi,  vite  effacé  par  la  mode,  et  qui, 
d'ailleurs,  a  des  similaires,  sinon  des  équivalents  dans  tous 
les  pays. 

L'intraduisible,  c'est  ce  sens  mystérieux  qui  se  surajoute 
au  sens  précis  des  mots,  cette  figure  étrange  qu'ils  ont  reçue 
des  milieux,  des  climats  et  des  races,  comme  aussi  du  temps 
et  des  traditions,  de  l'emploi  qu'en  ont  fait  les  écrivains;  c'est 
ce  je  ne  sais  quoi  nommé  le  «  génie  propre  »  des  langues. 

iMais  chacune  a  le  sien  !  Et  la  «  traduction  vivante  »  cherche 
précisément  à  fuir  le  «  génie  »  de  la  langue  traduite.  Elle 
cherche  à  exprimer  les  idées  et  les  sentiments  du  texte  selon 
le  «  génie  »  de  la  langue  qui  traduit. 

On  connaît  à  présent  le  système  du  traducteur. 

Voyons  quel  est  son  état  d'esprit  en  présence  du  ch^f- 
d'œuvre  qu'il  va  copier. 

Cet  état  d'esprit  me  paraît  semblable  à  celui  d'un  acteur 


360  LA  FU08E  DE  JKAN  AIOABD 

de  la  Comedia  dell'arte,  après  une  série  de  représentations  au 
cours  desquelles  l'auteur  a  fixé  le  scénario,  et  fixé  le  mou- 
vement et  le  sens  de  toutes  les  répliques,  mais  non  les  mots 
eux-mêmes.  L'acteur  dont  je  parle  est  guidé,  mais  il  doit 
inventer.  Les  phrases,  dans  sa  mémoire,  existent  déjà,  mais 
liquides  ou  flottantes.  Pourtant  çà  et  là,  une  expression  s'est 
déjà  imposée,  essentielle,  une  image  si  saisissante  qu'on  n'y 
doit  rien  changer,  et  que,  définitive,  elle  commandera  autour 
d'elle  les  paroles  accessoires  et  les  entraînera  dans  son 
cercle. 

Ainsi  le  traducteur  connaît  par  cœur  le  sens,  l'allure  et  la 
force  de  chaque  réplique,  le  mouvement  de  chaque  acte,  celui 
du  drame  entier — et  les  expressions  qui  s'imposent,  les  images 
immuables  ce  sont  celles  qui  font  l'éternité,  l'universalité  du 
génie  de  Shakespeare.  Cela  c'est  lui,  c'est  son  cri,  son  drame 
même,  son  action,  sa  pensée.  Cela  est  anglais  parce  qu'il  est 
né  en  Angleterre,  mais  cela  appartient  au  monde  comme  les 
grandes  beautés,  comme  le  sublime  de  Sophocle,  d'Eschyle 
et  d'Homère.  Cela  est  universel.  Le  reste  peut  être  moder- 
nisé, francisé.  Shakespeare  ne  sera  pas  trahi. 

IV 

L'auteur  a  tenté  de  dire  pourquoi  il  a  entrepris  sa  tâche  et^ 
comment  il  l'a  comprise.  Il  ajoutera  un  dernier  mot,  dernier 
hommage  à  ce  génie  humain  de  Shakespeare,  touffu  et  puis- 
sant comme  la  forêt  où  l'on  peut  abattre  des  fourrés  entiers 
sans  qu'elle  cesse  d'être  la  forêt,  dit  Alfred  de  Musset.  Le 
bruit  court  pourtant  que  la  nature  vient  d'être  tout  récemment 
inventée.  Mais  relisez  Shakespeare.  Tout  y  est,  même  le  mot 
sale.  Seulement,  il  n'y  tenait  pas  :  «  Des  mots  !  des  mots  !  » 
Ah  I  comme  cela  lui  était  égal  I  si  haut  était  son  génie  ! 

La  nature,  il  l'exprimait  par  la  spontanéité  de  sa  parole 
sans  entrave,  brutale  comme  son  temps,  mais  directe  comme 
un  coup  de  ces  bonnes  épées  si  tôt  tirées  en  son  siècle  de 
violence. 


IDÉES  LirriBÀIBKS  36 1 

La  nature,  il  la  peig-nait  d'un  trait  dans  ses  grands  horizons, 
qui  à  chaque  instant,  traversent  sa  phrase,  cieux,  terre,  forêt, 
montagnes,  océans,  décors  prodigieux  où  le  peuple  de  ses 
créatures  défile  en  ordre  sous  ses  yeux  profonds.  La  nature, 
il  la  voyait  surtout  dans  l'âme  multiple  et  immense,  mobile 
comme  l'onde,  amoureuse,  ambitieuse,  jalouse  de  l'homme 
éternel. 

Shakespeare  et  la  nature!...  l'un  pas  plus  que  l'autre  n'étant 
une  école,  on  peut  aller  étudier  chez  eux! 

Ne  cherche-t-on  pas  une  langue  poétique  nouvelle?  Si  le 
poète  moderne  veut  être  de  son  temps,  il  dépouillera  son 
vers  de  bien  des  ornements,  de  bien  des  épithètes,  de  toute 
convention,  et  il  sera  naturel  sans  croire  inventer  le  mot  ni 
la  chose;  il  parlera  «  tout  dret  »  comme  la  nature...  et  comme 
Shakespeare. 

Ne  cherche-t-on  pas  une  formule  nouvelle  dans  le  drama- 
tique? Les  moules  de  notre  théâtre  sont  fatigués.  Nul  doute 
qu'on  ne  les  renouvelle  en  renonçant  aux  complications 
d'intrigues  pour  s'en  tenir  au  mouvement  des  caractères  et 
de  la  passion.  C'est  ce  qu'enseigne  Shakespeare  et  ce 
qu'enseigne  la  nature. 

Ce  sont  là  les  raisons  qui  m'ont  fait  le  plus  vivement 
souhaiter  l'avènement  définitif  de  Shakespeare  en  France. 

Quelle  que  doive  être  la  destinée  de  cet  ouvrage,  j'aurai 
gagné  cela  d'avoir  longuement  et  de  près  étudié  le  génie, 
bien  heureux  et  bien  fier  si  l'on  m'appelait  un  jour  l'un  des 
précurseurs  de  la  forme  et  de  l'esprit  ressuscité  de  Shakes- 
peare. 

Shakespeare  viendra.  On  s'apercevra  alors  qu'il  est  frère 
de  Rabelais  et  de  La  Fontaine  comme  il  est  frère  de  Molière. 
On  s'apercevra  que  la  «  modernité  »,  cherchée  en  poésie  par 
tant  de  vaillants  esprits,  n'est,  dans  le  fond  et  dans  la  forme, 
que  l'antique  nature  et  le  vieux  naturel,  seules  choses  que  ne 
puisse  atteindre  et  nier  le  double  esprit  sceptique  et  positif 
du  siècle. 


U 


VIII 

Discours  de  Réception 

A 

L'ACADÉMIE  FRANÇAISE 

(23   Décembre    1909) 


Messieurs, 

On  n'a  point  coutume,  lorsqu'on  sollicite  vos  suffrages,  de 
vous  affirmer  qu'on  en  est  indig-ne...  Mais,  si  la  fonction  du 
candidat  n'est  point  d'être  modeste,  son  devoir,  dit-on,  est 
de  le  devenir  tout  d'un  coup,  dès  qu'il  est  bien  assuré  de  son 
immortalité  viagère.  Eh  bien,  non,  Messieurs,  ce  n'est  pas  à 
l'heure  où,  en  m'accueillant  comme  l'un  des  vôtres,  vous  me 
prouvez  la  plus  extrême  bienveillance,  que  je  me  permettrai 
de  vous  la  reprocher  comme  une  injustice. 

Sans  doute,  parmi  les  titres  que  j'ai  pu  invoquer  en  appe- 
lant sur  moi  votre  faveur,  le  plus  heureux  fut  d'avoir  eu  pour 
Muse  la  lumineuse  Provence  et  —  je  dois  l'avouer  —  ce 
mérite-là  tient  un  peu  au  hasard  de  la  naissance...  Tel  qu'il 
est  pourtant,  il  m'impose  l'obligation  qui  m'est  douce,  et  que 
vous  trouverez  naturelle,  de  laisser  paraître  devant  vous  une 
fierté  qui  n'est  pas  uniquement  la  mienne  ;  comparable,  en 
effet,  à  quelqu'un  de  ces  hérauts  d'armes  d'autrefois  qui 
parlaient  au  nom  de  leur  prince,  j'apporte  ici  la  gratitude 
d'une  région  de  France  qui  s'est  joyeusement  félicitée  d'avoir 


364  LA  PB08E  DB  JEAN  AICARD 

au  milieu  de  vous  un  représentant  de  ses  traditions  poétiques 
et  de  son  vieux  génie  populaire. 

C'est  parce  qu'il  a  simplement,  lui  aussi,  exprimé  l'âme 
de  son  peuple,  celui  de  Paris,  que  François  Coppée,  char- 
mant et  vaillant  poète,  a  su  conquérir  l'originalité  et  le 
succès.  Ce  rapport  lointain  entre  nos  deux  œuvres  m'aidera, 
j'espère,  à  mieux  comprendre  et  à  mieux  louer  mon  illustre 
prédécesseur. 

Il  était  né  en  1842,  de  parents  sans  fortune,  d'une  mère 
très  pieuse  et  d'un  père  monarchiste,  dans  une  maison  où 
Charlet,  leur  voisin  de  palier,  dessinait  passionnément,  du 
matin  au  soir,  ses  types  de  vieux  grognards  de  l'Empire. 
Toute  la  destinée  de  Coppée  tient  en  puissance  dans  ces 
quelques  détails.  Il  restera  fidèle  à  ses  impressions 
premières  ;  il  deviendra  le  plébéien  aristocratique  ;  sa  poésie 
sera  de  cœur  chrétien,  d'esprit  militaire  et  chevaleresque  ;  et, 
en  le  recevant  à  l'Académie  française,  Victor  Cherbuliez 
pourra  lui  adresser  ces  paroles,  dont  l'avenir  de  Coppée 
justifiera  l'application:  «  Une  opinion  est  bien  peu  de  chose; 
c'est  une  grande  chose  que  la  fidélité  ». 

Coppée  avait  trois  sœurs,  dont  une.  M"*  Annette,  à  laquelle 
il  a  dédié  les  Récits  et  Élégies,  a  été  la  compagne  attentive 
de  toute  son  existence  laborieuse.  La  mort  même  ne  les  a 
pas  séparés  longtemps. 

Autant  qu'à  sa  vieille  mère,  c'est  à  cette  sœur  qu'il  pensait 
assurément  lorsqu'il  a  dit  : 

Qu'importe  un  peu  de  bruit  autour  de  votre  nom, 
Qu'importe  le  laurier  bien  souvent  éphémère, 
Si  quelque  blanche  épouse,  ou  quelque  vieille  mère, 
Ne  doit  pas  de  sa  main  le  suspendre  au  foyer. 

De  bonne  heure,  Coppée,  pour  aider  sa  famille,  se  vit 
contraint  d'interrompre  ses  études  et  d'accepter  une  place  de 
commis  chez  un  particulier  :  puis  il  entra  comme  expédition- 
naire au  Ministère  de  la  Guerre.  Il  avait  vingt  ans  quand  la 
mort  de  son  père,  depuis  longtemps  malade,  fit  de  lui  un 
chef  de  famille.  Sa  mère  et  ses  trois  sœurs  attendaient  tout 


DlftCOURS  D2  RÉCEPTIOISr  S65 

de  ses  énergies  et  de  son  travail,  et  lui,  il  espérait  tout  de 
la  grande  prometteuse  qui  trahit  souvent  ses  plus  passionnés 
amants,  de  la  Poésie. 

En  1866,  il  publiait  Le  Reliquaire  et  bientôt  après  Les 
Intimités,  qui  le  laissèrent  inconnu.  En  1869,  Coppée  est 
l'auteur  des  Humbles  et  il  donne  Le  Passant  à  l'Odéon.  Il 
avait  vingt-sept  ans.  La  représentation  du  Passant  fut  un 
triomphe  inouï: 

Je  sais  faire  glisser  un  bateau  sur  le  lac 

Et,  pour  placer  la  courbe  exquise  d'un  hamac, 

Choisir  dans  le  jardin  les  branches  les  plus  souples... 

Tant  de  grâce  dans  une  langue  si  ferme,  si  précise,  si 
colorée,  charmèrent  public  et  critique.  Le  lendemain  Coppée 
était  célèbre. 

A  partir  de  ce  moment,  toujours  fidèle  au  même  idéal,  et 
dans  sa  vie  et  dans  son  œuvre,  il  s'affirme  chaque  jour  davan- 
tage comme  le  poète  à  la  fois  des  plus  simples  réalités  et  des 
plus  nobles  visions. 

En  avril  1870,  il  donne  Les  Deux  douleurs  à  la  Comédie- 
Française:  puis,  durant  la  guerre,  la  Lettre  d'un  Mobile 
breton;  puis  en  1871,  à  l'Odéon,  Fais  ce  que  dois. 

Un  jour,  il  apprend  que  son  maître  Leconte  de  Lisle  est 
dans  une  situation  difficile  :  il  abandonne  aussitôt  en  faveur 
de  son  ami  sa  place  de  bibliothécaire  au  Sénat.  Cet  unique 
trait  nous  révèle  à  lui  seul  une  générosité  que  plus  d'un 
autre  vint  confirmer,  à  toutes  les  heures  de  son  existence, 

Cependant  on  représente  toujours  Le  Passant.  Coppée 
n'est  plus  seulement  célèbre,  il  est  déjà  populaire.  Point  de 
salons  où  l'on  ne  récite  La  Grève  des  Forgerons  et  ce  court 
poème,  d'une  mise  en  scène  si  dramatique,  qui  s'appelle  La 
Bénédiction. 

Coppée  fit  jouer  Le  Luthier  de  Crémone  en  1876.  Il  donne 
les  Récits  et  Élégies  en  1878.  Parurent  ensuite  :  Le  Trésor 
et  Madame  de  Maintenon.  Severo  Torelli,  en  i883,  obtient 
un  très  grand  succès.  L'année  suivante,  Coppée  vient  siéger 


366  LA   PROSE   DE   JEAN   AICARD 

parmi  vous.  Il  remplace  Victor  de  Laprade,  qui  lui-même 
avait  succédé  à  Alfred  de  Musset. 

Dix  ans  plus  tard,  il  fait  représenter  triomphalement,  à 
rOdéon,  les  cinq  actes  de  Pour  la  Couronne. 

Enfin,  en  1898,  Coppée  publie  La  Bonne  Soujffrance.  Il  est, 
à  ce  moment,  avec  éclat,  le  Président  de  la  Lig-ue  de  la  Patrie 
française,  c'est-à-dire  qu'il  est  bien  le  Coppée  qu'on  pouvait 
prévoir,  celui  qu'il  sera  jusqu'au  bout  sans  défaillance,  devant 
la  douleur  et  devant  la  mort...  Et  ici,  pour  rester  dans  la 
sereine  région  poétique,  négligeant  toutes  contingences,  nous 
nous  rappellerons  que  nous  n'avons  pas  à  faire  la  critique  de 
ses  idées,  mais  seulement  le  juste  éloge  de  la  loyauté  et  de 
la  crânerie  chevaleresques  qu'il  mit  à  les  servir. 

Dans  son  nouveau  rôle,  Coppée  ne  cherche  aucune  satis- 
faction d'amour-propre  ;  il  obéit  à  sa  nature  profonde,  qui  se 
découvre  à  lui  plus  nettement  que  jadis  parce  qu'il  souffre  et 
parce  qu'il  vieillit.  Sa  constance  jusqu'à  la  fin,  pour  le  plus 
grand  honneur  de  son  nom,  nous  rappellera  sans  cesse  le 
mot  de  Cherbuliez  :  «  C'est  une  grande  chose  que  la  fidé- 
lité !  »  Son  attitude  dans  sa  longue  agonie  aura  une  beauté 
transcendante,  car  il  s'était  fait  l'héroïque  serviteur  de  cette 
mystique  qui  veut  que  nos  souffrances,  acceptées  dans  un 
esprit  de  sacrifice,  ne  soient  pas  vaines,  mais  rachètent 
d'autres  douleurs  humaines  ;  et  quand  on  fermera  ses  pauvres 
yeux  sur  son  lit  de  torture,  il  aura  mérité  que  l'on  dise  de 
lui  ce  qu'il  a  dit  ici  même  de  son  prédécesseur  Victor  de 
Laprade  :  «  Quand  la  mort  mit  un  terme  à  ses  souffrances, 
ce  chrétien  qui  les  avait  supportées  avec  tant  de  résignation, 
cet  homme  de  foi  eut  la  fin  dont  il  était  digne  :  il  s'éteignit 
avec  la  sérénité  d'un  saint  ». 

Vraiment,  c'est  une  force  qui  impose  tous  les  respects, 
celle  qui  donne  à  l'agonie  la  plus  effroyable  la  beauté  du 
courage  souriant.  Si  un  chef-d'œuvre  d'art,  patiemment 
enfanté  dans  la  joie  et  pour  la  joie,  appelle  notre  admiration, 
que  penserons-nous  d'une  telle  mort,  et  que  dire  d'une  des- 
tinée horrible,  quand  elle  est  subie  —  toute  fatale  qu'elle 


DTSCOtTES   DE   RÉCEPTIOX  067 

soit  —  dans  un  désir  de  sacrifice  qui  la  transforme  en  œuvre 
de  dévouement  et  comme  en  martyre  volontaire  !  Le  peuple 
de  Paris,  que  Coppée  aimait  tant,  a  reconnu  qu'un  tel  effort 
vaut  l'héroïsme  du  soldat  qui  se  dévoue,  et  il  fit  à  son  poète 
de  touchantes  funérailles.  On  peut  interroger  aujourd'hui  — 
j'en  ai  fait  l'épreuve  —  les  bourgeois,  les  boutiquiers,  les 
ouvriers  de  nos  faubourgs  ;  tous  seront  unanimes  à  répondre  : 
«  Celui-là  fut  un  brave  homme.  » 

François  Coppée,  Parisien  de  Paris,  a  par-dessus  tout 
aimé  «  le  petit  monde  »  de  la  grand'ville.  A  l'origine  de  cet 
amour  qu'il  a  servi  au  moyen  d'un  art  achevé,  on  trouve 
deux  sentiments  vénérables  :  le  goût  naturel  de  tout  homme 
pour  le  lieu  de  son  origine,  et  une  infinie  pitié  pour  les 
souffrants  et  les  miséreux. 

Labeur  quotidien  acharné,  récréations  interdites,  résigna- 
tion aux  pires  douleurs  humaines  aggravées  par  le  manque 
de  fortune,  Coppée  et  sa  famille  avaient  connu  tout  cela  ; 
c'est  lui  qui  nous  l'a  confié  en  des  pages  émouvantes.  Devenu, 
du  soir  au  lendemain,  un  poète  célèbre,  aussitôt  choyé  des 
éditeurs,  il  n'oublia  jamais  les  compagnons  des  premières 
heures,  qui  avaient  été  les  heures  pénibles.  La  gloire  de  sa 
destinée,  c'est  d'avoir  mis  au  service  de  ces  humbles,  qu'il 
avait  coudoyés  en  son  obscurité,  une  œuvre  éclatante  qui  les 
fit  mieux  connaître  et  mieux  aimer.  Et,  au  début  de  sa  car- 
rière, sous  le  feu  des  railleries  faciles,  il  eut  quelque  courage 
à  le  tenter,  mais  il  aima  mieux  laisser  accuser  injustement 
son  goût  qu'avec  justice  son  cœur. 

Ainsi,  au  moment  même  du  triomphe  incomparable  du 
Passant,  il  se  refusait  à  l'orgueil  d'être  un  chanteur  de  chi- 
mères somptueuses  ou  de  réalités  dorées,  pour  nous  faire 
descendre  dans  l'âme  de  ceux  que  la  société  nomme  les  petits, 
et  qui  cependant  portent  en  eux,  surtout  aux  heures  trop 
fréquentes  des  sacrifices  cachés,  toute  la  grandeur  de  la 
destinée  humaine. 

On  se  rappelle  le  sujet  du  Passant,  et  comment  et  pourquoi 
la  courtisane  Silvia,  après  avoir  rêvé  un  instant  de  retenir 


368  LA  PROSE  DE  JEAN  AICABD 

dans  sa  royale  demeure  le  gentil  chanteur  florentin,  l'oblige 
enfin  à  s'éloigner  d'elle. 

Dans  la  réalité,  ce  fut  lui,  ce  fut  le  poète,  c'est  Coppée 
qui  abandonna  de  gaîté  de  cœur  la  Muse  courtisane,  la  favo- 
rite des  riches,  pour  retourner  vers  les  miséreux  et  non  pas 
même  vers  ceux  des  chaumières  que  consolent  les  rayons  et 
les  fleurs,  mais  vers  ceux  des  villes  qui  ne  participent  jamais 
à  la  vie  heureuse  des  choses  naturelles. 

Il  y  a  là,  de  la  part  d'un  tel  poète,  une  abdication  momen- 
tanée de  la  royauté  lyrique  qu'il  porte  en  lui,  un  abandon 
volontaire  de  sa  libre  et  insouciante  fantaisie  transformée  en 
pitié,  il  y  a  là  enfin  une  attitude  littéraire  qui  sont  véritable- 
ment méritoires,  car  le  poète  n'ignore  pas  qu'en  essayant 
d'entraîner  ses  lecteurs  dans  les  mansardes  ou  dans  quelque 
triste  boutique  des  faubourgs  éloignés,  il  découragera  tous 
ceux  pour  qui  la  poésie  ne  doit  être  qu'un  luxe  ajouté  aux 
autres. 

Ceux-là  ne  pardonneront  pas  à  la  Muse  de  Coppée  la 
simplicité  de  sa  mise.  Cependant,  quand  les  duchesses  se  font 
sœurs  de  charité  et  s'en  vont  visiter  les  maisons  des  pauvres, 
elles  n'ont  point  coutume  de  se  parer  de  tous  leurs  bijoux  ;  et 
au  regard  de  nos  cœurs,  peut-être  à  nos  yeux  de  chair,  elles 
semblent  alors  embellies  d'une  grâce  que  ne  leur  donnent  pas 
les  plus  précieuses  toilettes...  Et  puis,  nous  savons  bien 
qu'elles  retrouveront,  quand  il  conviendra,  aux  jours  de  fête 
ou  de  gloire,  leurs  diadèmes  et  tous  leurs  diamants. 

.\insi  la  Muse  de  Coppée.  Elle  avait  chez  elle  ses  joyaux 
et  sa  couronne  et,  en  se  refusant  à  les  porter  tous  les  jours, 
elle  acceptait  noblement  le  risque  de  déplaire  aux  plus  super- 
ficiels, c'est-à-dire  aux  plus  influents  peut-être  d'entre  les 
heureux  du  monde,  à  ceux  qui  ne  jugent  que  sur  l'éclat  de 
leur  parure  les  femmes  et  même  les  immortelles. 

Messieurs, 

Bien  qu'il  ait  cru  devoir  dire  tout  à  l'heure  qu'il  a,  lui 
aussi,  exalté  l'âme   populaire,   le  successeur  de   François 


DISCOURS  DB  RÉCEPTION  869 

Coppée  ne  peut  prétendre  à  aucun  des  mérites  du  poète  qui, 
pour  écrire  Les  Humbles,  a  dû  revivre  en  imagination  l'exis- 
tence du  pauvre  des  cités. 

Les  rustiques  que  j'ai  chantés  sont  de  libres  paysans, 
ceux  du  Var,  fils  des  Lig-ures,  latins  et  grecs,  qui  vivent  au 
soleil  allègrement  et  qui  d'ailleurs,  en  leur  fierté  restée 
païenne,  n'accepteraient  pas  volontiers  ce  titre  d'  e  humbles  », 
cher  à  l'esprit  évangélique.  C'est  même  là  un  des  traits  les 
plus  frappants  de  leur  caractère.  Jules  Michelet  le  signale 
quelque  part,  en  ajoutant  qu'il  y  a  plusieurs  midis,  parfai- 
tement dissemblables.  Le  paysan  du  Var,  lui,  est  silencieux 
et  d'allure  lente.  Il  a  une  dignité  de  chef  arabe,  une  gravité 
habituelle  dont  il  ne  se  départ  que  pour  de  rares  éclats  de 
fureur  ;  ou  bien  pour  d'ironiques  gaîtés  auxquelles  il  ne  veut 
de  témoins  que  ses  congénères.  Ses  retours  de  bon  cœur  ne 
sont  pas  moins  rapides  que  ses  colères.  Hospitalier,  il  offre 
vite  le  peu  qu'il  possède,  pourvu  qu'on  l'ait  salué,  en  l'abor- 
dant, avec  cette  cordialité  profondément  humaine  qui  semble 
dire  :  «  Qui  que  tu  sois,  je  n'oublie  pas  que  tu  es  mon  égal 
devant  la  douleur  et  devant  la  mort.  »  Et,  pauvre  sans  en 
souffrir,  invité  à  l'indolence  par  la  gaîté  de  ses  hivers  lumi- 
neux et  verdoyants,  à  la  contemplation  par  la  splendeur 
azurée  de  ses  horizons  de  terre  et  de  mer,  il  se  laisse  vivre, 
en  se  répétant  que  les  étoiles  du  ciel  ne  sont  pas  moins 
belles  pour  lui  que  pour  ceux  qu'il  appelle  €  les  plus  grands 
riches  ». 

Vous  le  voyez,  il  n'y  a  aucun  mérite  à  descendre  parmi  des 
hommes  d'une  telle  race,  ou  plutôt  à  ne  les  avoir  jamais 
quittés,  à  parler  avec  eux  le  dialecte  du  Var  et  à  les  célébrer 
en  français  de  France. 

Or,  ils  savent,  Messieurs,  que  vous  écoutez  en  ce  moment 
leur  éloge,  et  j'éprouve  une  délicieuse  émotion  à  vous  dire, 
à  vous  apprendre  peut-être,  que  le  cœur  d'un  peuple  rustique 
n'est  pas  insensible  à  l'honneur  de  votre  attention.  Il  me 
semble  qu'il  y  a  quelque  chose  d'un  peu  nouveau  et,  en  tout 
cas,  d'émouvant,  dans  cette  pensée  que  l'endroit  où  nous 

16. 


$70  LA  PROaE  DE  JEAN  AICARD 

sommes,  ce  palais  de  la  vieille  France,  attire  aujourd'hui  les 
yeux  de  plus  d'un  paysan  et  d'un  bûcheron  de  Provence. 
Plus  d'un  sait  très  bien  que  l'idiome  qu'il  parle  est  destiné  à 
périr  avant  longtemps  ;  il  n'ignore  pas  non  plus  que  vous 
pouvez  en  retenir  tel  ou  tel  vocable  pittoresque,  que  lui-même 
a  déjà  francisé  à  sa  manière,  et  qui  viendra  peut-être  un 
jour,  grâce  à  vous,  enrichir  le  trésor  du  langage  français, 
dont  vous  avez  le  dépôt.  Cette  race  artiste,  qui  accepte  les 
transformations  modernes,  voudrait  du  moins  sauver  quelque 
chose  de  ses  beautés  anciennes,  et  elle  comprend  que  votre 
mission  est  de  servir  la  gloire  de  l'esprit  français  dans 
l'avenir,  au  moyen  même  de  ses  gloires  passées. 

François  Coppée,  dans  sa  recherche  d'une  poésie  simple, 
mais  non  rustique,  n'avait  guère  qu'un  prédécesseur,  le  Sainte- 
Beuve  de  Joseph  Delorme  et  des  Consolations.  En  vérité, 
pour  célébrer  le  petit  monde  urbain,  pour  dire  en  vers  ses 
mœurs,  ses  travaux,  ses  amusements,  l'auteur  des  Humbles 
dut  inventer  une  forme  littéraire,  et  il  fallut,  pour  faire  par- 
donner l'audace  du  projet,  que  cette  forme  fût  impeccable. 

1  out  au  contraire,  à  qui  veut  chanter  le  peuple  des  cam- 
pagnes, les  devanciers  ne  manquent  pas.  La  poésie  buco- 
lique a  ses  chefs-d'œuvre  dans  les  deux  antiquités,  et,  en 
France,  elle  s'offre  à  nous  avec  ces  chants  populaires  aimés 
du  Misanthrope,  et  dans  lesquels  Molière  voyait  des  modèles 
d'art  simple  et  clair,  d'expression  et  de  mouvement  pas- 
sionnés : 

La  belle  aurait  pu,  loin  d'ici, 
Manger  ses  fraises  sans  souci  : 
Au  bord  d'une  claire  fontaine, 
Auprès  d'un  rude  moissonneur 
Qui  l'aurait  prise  sur  son  cœur, 
Elle  aurait  eu  bien  moins  de  peine! 

Ces  rimes  de  Pierre  Dupont  ne  sont  pas  étincelantes,  mais 
ne  voyons-nous  pas  que  la  claire  fontaine,  le  rude  moisson- 
neur et  un  baiser  qui  sent  la  fraise,  n'ont  pas  besoin  d'épi- 
thètes  rares,  et  suffisent,  sans  plus  d'ornement,  à  notre  goût 


PISCOUHS  DE  EÉCEPTION  871 

de  vie  et  de  beauté?  Tous  nous  aimons  ces  choses,  et  elles 
peuvent  venir  à  nous  sans  apprêt.  Peut-être  même  trop  de 
science  dans  l'expression  leur  ôterait  un  rien  de  leur  charme, 
C'est  un  art  encore  que  de  n'en  point  trop  montrer. 
Au  contraire,  si  l'on  écoute  Coppée,  lorsqu'il  nous  dit  : 

Je  prends  un  chemin  noir  semé  d'écailles  d'huitres, 

ou  lorsqu'il  va  rêvant  :- 

D'un  bout  de  Bièvre  avec  quelques  champs  oubliés. 
Où  l'on  tend  une  corde  au  tronc  des  peupliers, 
Pour  y  faire  sécher  la  toile  et  la  flanelle. 

en  ce  cas  n'a-t-on  pas  le  droit  de  ne  point  partager  tout  à  fait 
les  goûts  du  poète?  Il  faudra  donc  qu'à  lire  ses  vers  nous 
trouvions  un  plaisir  qui  ne  nous  est  pas  donné  tout  d'abord 
par  le  sujet  de  son  tableau.  Ce  qui  nous  plaît  ici,  c'est  la  jus- 
tesse et  le  relief  du  détail,  c'est  la  ressemblance  du  portrait; 
et  seules  la  force  d'évocation,  la  magie  de  l'écrivain,  les  res- 
sources inattendues  de  son  talent,  nous  captivent. 

Cet  art  d'ajustage,  de  sertissage,  cette  habileté  incompa- 
rable de  l'ouvrier  qui  amenuise  des  bois  légers  ou  entaille  un 
dur  métal  et  y  pratique  des  mortaises  imperceptibles  aux- 
quelles s'adaptent,  avec  une  précision  d'horlogerie,  d'invisibles 
tenons  ;  cette  perfection  de  métier,  grâce  à  quoi  le  versifica- 
teur, appelant  à  lui  des  rimes  rares,  imprévues,  les  accouple 
avec  tant  d'aisance  qu'elles  paraissent  s'attirer  d'elles-mêmes 
comme  des  colombes  amoureuses  :  toute  cette  admirable 
façon  d'écrire  en  vers,  ce  fut  la  loi  du  Parnasse,  c'est  l'art  de 
François  Coppée. 

En  i865  fut  imprimé  le  premier  Parnasse  contemporain. 
Œuvre  d'école  ?  Non.  Les  poètes  du  Parnasse,  très  divers 
d'âme,  de  caprice,  de  fantaisie,  n'entendaient  pas  être  une 
école;  mais,  sur  quelques  points  précis,  ils  avaient,  semble- 
t-il,  une  volonté  commune  :  réagir  contre  le  vers  lâché  ; 
contre  la  prétendue  inspiration  qui,  les  yeux  au  ciel,  ne 
daigne  pas  contrôler  le  travail  sur  le  papier  ;  contre  l'estompe 


37 î  I  A    PROSE   DE   JRAX   AICARD 

qui  triche,  en  noyant  le  dessin  ;  contre  la  rime  insuffisante  ; 
contre  la  composition  romantique  où  le  désordre  et  l'abon- 
dance étaient  —  quelquefois  sans  examen  —  considérés 
comme  les  signes  du  génie.  Toutes  ces  choses  furent,  par  les 
Parnassiens,  condamnées  pêle-mêle  sous  le  beau  nom  d'élo- 
quence prononcé  avec  mépris,  —  ce  qui  était  un  blasphème, 
car  l'éloquence,  qui  a  ici  des  maîtres  illustres,  c'est  le  jaillis- 
sement spontané  de  l'expression  émotive,  c'est  le  mouve- 
ment vital  essentiel  que  le  poète  doit  conserver  à  la  strophe 
ou  à  la  période,  tout  en  s'eflforçant  de  leur  donner,  avec  la 
correction  parfaite,  la  fermeté  définitive. 

L'idéal  des  poètes  du  Parnasse,  c'était,  au  fond,  la  sobre, 
rigoureuse  et  indestructible  ordonnance  des  constructions 
d'un  Leconte  de  Lisle,  opposée  à  l'œuvre  ondoyante,  tumul- 
tueuse, forêt  ou  océan,  d'un  Victor  Hugo.  On  en  voulait  sur- 
tout à  ce  Brummel  du  style,  à  Alfred  de  Musset,  mélancolique 
et  délicieux  dandy,  qui  ne  comprenait  pas  que  l'élégance 
vraie  pût  aller  sans  quelque  dédaigneuse  et  jolie  négligence, 
et  qui  avait  pris  avec  la  Muse,  traitée  en  grisette,  d'imper- 
tinentes libertés.  On  ne  pardonnait  pas  à  Lamartine,  archange 
en  exil,  son  divin  mépris,  hautainement  avoué,  pour  l'art 
terrestre  des  vers,  auquel  il  devait  sa  gloire.  Par  crainte  et 
dégoût  des  imitations  faciles,  on  rappelait  le  génie  à  l'ordre. 
Et  si  l'on  saluait  avec  quelque  respect  M.  Alfred  de  Vigny, 
c'était  assurément  parce  que  son  émotion  contenue,  sa  réserve 
de  soldat  grand  seigneur,  casqué  et  cuirassé,  semblaient  un 
solennel  reproche  à  la  débordante  exaltation  romantique. 
N'avait-il  pas  dit  en  effet  :  «  Seul  le  silence  est  grand  »  r 
Mais  cette  maxime  superbe  ne  peut  faire  que  des  sages  :  elle 
n'encourage  ni  les  orateurs  ni  les  poètes. 

Aucune  réaction  n'allant  sans  excès,  l'application  de  la 
théorie  parnassienne  risquait,  chez  quelques-uns,  d'aboutir  à 
de  la  roideur...  Si,  dans  l'ensemble  d'un  ouvrage  littéraire, 
il  pouvait  arriver  que  chaque  détail  prît  la  même  valeur  de 
beauté,  il  pourrait  bien  se  faire  aussi  que  le  chef-d'œuvre  y 
perdît  tout  naturel  et  en  demeurât  comme  guindé.  La  perfec- 


DISCOURS   DE   RiCBPTIOK  87S 

tion  soutenue,  chère  avec  raison  au  sonnettiste,  nécessaire 
aux  joyaux  de  Cellini,  est  peut-être  contraire  à  la  libre  gran- 
deur des  athlètes  d'un  Michel-Ange  comme  à  la  souplesse 
des  Galatées  virgiliennes. 

Et  c'est,  je  pense,  ce  qu'a  voulu  dire  Coppée,  dans  ce  joli 
conte,  véritable  galégeade  parisienne,  où  il  nous  montre  un 
sévère  architecte  de  jardins  acharné  à  détruire  tous  les  passe- 
reaux, surtout  les  merles,  qui  troublent  et  déshonorent  la 
magnifique  symétrie  de  ses  allées  tirées  au  cordeau.  Notre 
homme  n'en  laisse  pas  vivre  un  seul...  Mais,  de  l'autre  côté 
du  mur  mitoyen,  veille  un  véritable  poète  qui,  n'ayant  pas  la 
même  esthétique,  fait  acheter  chaque  jour  au  marché  quantité 
d'oiseaux,  et  infatigablement  «  remet  des  merles  »  dans  les 
massifs  de  son  désolé  voisin...  Il  y  a  peut-être,  comme  cela, 
dans  toutes  les  littératures,  des  œuvres  imposantes  jusqu'à 
paraître  monotones  et  où,  sournoisement,  on  aimerait  à 
lâcher  quelques  merles,  à  mettre  de  petites  taches  heureuses, 
un  peu  de  divin  naturel. 

L'auteur  de  cette  fable  symbolique,  notre  Coppée,  était  de 
ceux  qui  savent  aimer  et  admirer  partout.  Il  savait  que  la 
variété  des  tempéramments  littéraires  fait  la  grandeur  d'une 
littérature.  Si  la  poésie  n'était  pas  une  façon  toute  person- 
nelle de  sentir  et  d'exprimer  ce  qu'on  sent,  un  seul  chanteur 
suffirait  au  monde  entier,  et  ce  serait  vraiment  dommage. 
Jean  de  La  Fontaine  et  J.-M.  de  Heredia  sont  deux  grands 
poètes  qui  n'ont  rien  de  commun  entre  eux,  rien,  que  l'admi- 
ration de  tous  les  Français. 

La  théorie  d'art  du  Parnasse  n'a  été  appliquée  par  personne 
mieux  que  par  François  Coppée.  A  toutes  les  pages  de  son 
œuvre  il  nous  fait  admirer  une  incomparable  maîtrise;  et 
l'on  peut  observer  que  moins  les  sujets  qu'il  choisit  ont  par 
eux-mêmes  d'agréables  couleurs,  plus  il  met  de  coquetterie 
à  les  broder  méticuleusement  sur  la  trame,  sans  qu'un  fil 
dépasse  le  contour  net  du  dessin.  Un  tel  art  fait  accepter 
tous  les  motifs  de  l'artiste.  Mais  Coppée  ne  s'en  tiendra  pas 
aux  tableautins  modernes  des  Humbles  et  des  Intimités.  11  lui 


374  LA  PROSE  DE  JEAN  AICABD 

plaira  un  jour  de  prendre  le  grand  style  épique,  dramatique, 
lyrique  ;  et  alors,  bien  qu'il  s'en  défende  en  certaines  pages 
d'une  spirituelle  mais  trop  grande  modestie,  —  son  alexan- 
drin somptueux  saura  flamboyer  comme  l'épée  du  héros, 
étinceler  comme  le  diadème  du  Roi. 

On  a  dit  des  Récits  et  Élégies  qu'ils  sont  une  petite  Lé- 
gende des  Siècles.  Point  si  petite,  sinon  par  la  brièveté. 

Dans  cette  série,  il  y  a  plus  d'un  chef-d'œuvre,  par  exemple 
Les  Yeux  de  la  Femme  : 


L'Éden  resplendissait  dans  sa  beauté  première. 

Eve,  les  yeux  fermés  encore  à  la  lumière, 

Venait  d'être  créée,  et  reposait  parmi 

L'herbe  en  fleur,  avec  l'homme  auprès  d'elle  endormi 

Et,  pour  le  mal  futur  qu'en  enfer  le  Rebelle 

Méditait,  elle  était  merveilleusement  belle. 

Son  visage  très  pur,  dans  ses  cheveux  noyé. 

S'appuyait  mollement  sur  son  bras  replié 

Qui  montrait  le  duvet  de  son  aisselle  blanche  ; 

Et,  du  coude  mignon  à  la  robuste  hanche. 

Une  ligne  adorable,  aux  souples  mouvements, 

Descendait  et  glissait  jusqu'à  ses  pieds  charmants  ; 

Le  Créateur  était  fier  de  sa  créature. 

Sa  puissance  avait  pris  tout  ce  que  la  nature 

Dans  l'exquis  et  le  beau  lui  donne  et  lui  soumet. 

Afin  d'en  embellir  la  femme  qui  dormait. 

Il  avait  pris,  pour  mieux  parfumer  son  haleine, 

La  brise  qui  passait  sur  les  lys  de  la  plaine; 

Pour  faire  palpiter  ses  seins  jeunes  et  fiers. 

Il  avait  pris  le  rythme  harmonieux  des  mers  ; 

Elle  parlait  en  songe,  et,  pour  ce  doux  murmure, 

Il  avait  pris  les  chants  d'oiseaux  sous  la  ramure  ; 

Et,  pour  ses  longs  cheveux  d'or  fluide  et  vermeil, 

II  avait  pris  l'éclat  des  rayons  du  soleil  : 

Et,  pour  sa  chair  superbe,  il  avait  pris  les  roses. 

Mais  Eve  s'éveillait... 

Et  sous  ces  cils  baissés  frémissait  un  rayon. 

Alors,  visible  au  fond  du  buisson  tout  en  flamme, 

Dieu  voulut  résumer  les  charmes  de  la  femme 

En  un  seul,  mais  qui  fût  le  plus  essentiel, 

Et  mit  dans  son  regard  tout  l'infini  du  ciel. 


DISCOURS  DE   RÉCEPTION  876 

Dans  le  récit,  voilà  de  quels  beaux  sons  de  lyre  sut,  quand 
il  lui  plaisait,  s'accompagner  l'auteur  du  Petit  Épicier  de 
Montrouge.  Au  théâtre,  il  atteignit  souvent  les  mêmes 
beautés  lyriques,  surtout  dans  sa  tragédie  Pour  la  Couronne: 
Voyant  son  père  tout  près  de  trahir  son  pays,  Constantin 
Brancomir  a  tué  son  père.  Ainsi  il  a  montré  le  stoïque  patrio- 
tisme d'un  païen.  Mais,  le  meurtre  à  peine  consommé,  ce 
même  Constantin,  dont  la  conscience  est  chrétienne,  ne  ces- 
sera de  se  reprocher  son  parricide.  Les  remords  le  pour- 
suivent. Il  appelle  désespérément  un  éternel  pardon  qu'il  est 
impuissant  à  s'accorder  lui-même  : 

Oh!  calme-toi,  mon  cœur!  point  de  révolte  impie! 
Il  est  bon  que  je  meure,  il  est  bon  que  j'expie, 
Jai  dû  frapper,  je  n'ai  pas  pu  faire  autrement. 
Mais  j'ai  tué  mon  père,  il  faut  un  châtiment  ! 

Ce  parricide  digne  de  pitié  et  de  respect,  nous  le  verrons, 
dans  une  dernière  scène  qui  est  admirable,  souffrir  l'insulte 
publique  au  pied  de  la  statue  de  bronze  élevée  à  son  père 
traître  et  honoré.  Ce  drame,  oîi  le  double  sentiment  patrio- 
tique et  chrétien  se  rencontre  à  un  degré  exemplaire,  a  donné 
à  Coppée  une  belle  place  parmi  les  grands  lyriques  du 
Théâtre. 

Dans  toute  l'œuvre  de  Coppée  nous  retrouverons  ainsi  à 
chaque  pas  le  sentiment  chrétien  uni  au  sentiment  patriotique  ; 
partout,  à  côté  de  graves  physionomies  religieuses,  nous 
apparaissent  de  belles  figures  de  soldats,  au-dessus  desquelles 
frissonne  le  drapeau  ailé. 

Parmi  ses  poèmes  militaires,  nul  n'est  plus  émouvant  que 
celui  qu'il  a  intitulé  Pour  le  Drapeau.  Nous  sommes  en 
Algérie.  Un  fort  est  attaqué  par  une  nuée  de  bédouins.  Les 
Français,  n'étant  pas  en  nombre,  vont  être  écrasés...  Des 
condamnés  de  France,  gardés  dans  le  fort,  demandent  au 
commandant  des  armes  qu'ils  rendront,  assurent-ils,  après 
l'affaire  : 

«  Mon  capitaine,  on  vient  vous  dire  que  nous  sommes 
Cent  condamnés,  c'est  vrai,  cent  forçats  mais  cent  hommes. 


876  LA   PROSE  DB  JEAN   AIOABD 

Tous  du  faubourg  Antoine  et  tous  gars  bien  choisis... 
Nous  savons  que  le  fort  est  bondé  de  fusils  : 
Armez-nous  donc.  Après  avoir  fait  la  besogne, 
On  rendra  les  fusils,  ma  parole  d'honneur  !  » 

On  les  leur  prête;  ils  les  rendent,  en  effet,  après  la 
victoire  : 

Alors  ces  condamnés,  ainsi  qu'ils  avaient  dit, 

Tenant  loyalement  la  parole  jurée, 

Rentrèrent  dans  le  fort  en  colonne  serrée. 

Sans  hésitation  ils  mirent  en  faisceaux, 

Devant  leur  commandant,  leurs  fusils  encor  chauds  : 

Et  le  vieil  officier,  contenant  mal  ses  larmes, 

A  ces  soldats  d'un  jour  qui  déposaient  les  armes 

Étreignait  les  deux  mains  à  leur  rougir  la  peau 

Et  disait  rudement  :  <•  Merci...  pour  le  drapeau  !  » 

N'est-ii  pas  vrai  qu'à  la  sollicitation  du  poète  on  accorde 
à  ces  héroïques  forçats  tous  les  pardons,  les  mêmes  qui 
ouvrirent  au  bon  larron  les  portes  du  ciel  ?... 

Il  serait  intéressant  de  suivre  pas  à  pas,  dès  les  débuts  de 
Coppée,  le  fil  jamais  rompu  qui,  en  tous  temps,  rattache 
fortement  ses  conceptions  littéraires  à  la  morale  chrétienne. 
Le  sentiment  religieux  pénètre  chaque  page  de  son  œuvre 
poétique,  même  quand  cela  napparait  point  tout  d'abord.  Il 
n'est  pas  jusqu'au  titre  de  son  premier  volume  de  vers  où 
nous  ne  retrouvions  le  mysticisme  catholique  qui  brûle 
fidèlement  au  fond  de  son  cœur.  Dans  ce  livre,  Le  Reliquaire, 
Coppée  se  lamente  ainsi  : 

Je  ne  puis  même  plus  mettre  mon  âme  à  l'ombre 
Du  grand  geste  de  Christ  qui  plane  et  qui  bénit 

Et  il  ajoute  : 

Malgré  ce  cœur  brisé  sans  espoir  et  sans  foi, 
Sans  cesse  je  retourne  à  mon  passé  riant... 

Dans  l'Exilée,  il  dit  : 

Mon  rôve,  par  l'amour  redevenu  chrétien... 


DISCOUBS   DE   EÉCSPTIOX  877 

Les  mille  vers  du  poème  Angélus  ne  sont  qu'une  longue 
prière...  Qu'est-ce  que  le  morceau  célèbre  intitulé  La  Béné- 
diction, sinon  la  glorification  d'un  héros  religieux,  dont 
l'odieux  martyre  est  pour  nous  faire  maudire  la  guerre  ? 
Dans  Severo  Torelli,  la  pompe  religieuse  est  un  ressort 
essentiel  en  même  temps  qu'une  beauté  du  drame.  Le  Luthier 
de  Crémone  est  un  hymne  à  la  gloire  du  sacrifice  qui  sanc- 
tifie la  plus  déshéritée  des  créatures.  La  Silvia  du  Passant, 
qu'est-elle,  sinon  une  sœur  de  Madeleine  la  pécheresse 
répandant  l'huile  embaumée  sur  les  pieds  de  son  Sauveur? 
Et  qu'est-ce  encore  que  le  malheureux  Olivier,  sinon  l'âme 
de  cette  même  Silvia  vivant  et  souffrant,  cette  fois,  sous  la 
figure  d'un  jeune  homme  r 

Dans  ce  poème  d'Olivier,  Coppée  disait  déjà,  en  1874  : 

Quand  m'accable  par  trop  le  spleen  décourageant, 
Je  retourne  tout  seul,  à  l'heure  du  couchant, 
Dans  ce  quartier  paisible  où  me  menait  mon  père... 
Je  songe  à  ce  qu'il  fit.  cet  homme  de  devoir... 
Et  je  sens  remonter  à  mes  lèvres  surprises 
Les  prières  qu'il  m'a,  dans  mon  enfance,  apprises. 
Et  de  nouveau  je  veux  aimer,  espérer,  croire... 
Excusez,  j'oubliais  que  je  conte  une  histoire  ; 
Mais  en  parlant  de  moi,  lecteurs,  j'en  fais  l'aveu. 
Je  parle  d'Olivier  qui  me  ressemble  un  peu. 

En  vérité  dans  Olivier,  le  corrompu  qui  aspire  à  l'idéale 
pureté,  on  reconnaît  un  jeune  frère  de  ce  Rolla  dont  le 
blasphème  était  une  prière.  Au  fond  des  cryptes  de  leur 
mémoire,  on  voit,  toujours  debout,  l'image  de  la  Madone 
immaculée  «  luire  en  sa  châsse  ardente,  avec  sa  chape  d'or  ». 
Olivier  lutte  contre  des  scrupules  qui  sont,  par  excellence, 
religieux;  visiblement,  pour  lui,  l'amour  est  empoisonné 
aux  sources  ;  c'est  le  péché  d'origine  ;  et  ce  débauché,  assoiffé 
de  Dieu,  ne  sera  plus  régénéré,  que  par  la  douce  absolution 
du  prêtre,  dans  le  secret  du  confessionnal  où  le  pécheur  se 
frappe  la  poitrine  en  sanglotant...  Comment  est-il  possible 
que  l'École  réaliste,  invoquant  la  vérité  de  couleurs  qui  dis- 


378  LA  PRDoE  DE  JEAN  AICARD 

tingue  les  descriptions  de  Coppée,  ait  revendiqué  un  seul 
instant  comme  l'un  des  siens  ce  pur  spiritualiste  ! 

On  n'en  finirait  pas  de  rechercher  et  de  retrouver, 
dans  son  œuvre  poétique,  le  sig-ne  dont  est  marqué,  par  sa 
religion,  l'auteur  du  Pater. 

Son  œuvre  en  prose,  à  ce  point  de  vue,  n'est  pas  moins 
significative.  Avec  quelle  ardeur,  dans  son  discours  de  récep- 
tion à  l'Académie,  ne  s'indigne-t-il  pas  en  rappelant  qu'on  a 
pu  accuser  de  panthéisme  M.  Victor  de  Laprade  !  —  «  Jamais, 
s'écrie-t-il,  jamais  dans  ses  plus  complètes  extases,  dans  les 
heures  où  il  unit  le  plus  intimement  son  âme  à  l'univers,  il 
n'a  oublié  Celui  qui  en  est  l'auteur  !  »  Coppée,  quelque  temps, 
poursuit  sur  ce  ton,  et  la  défense  est  si  vive,  que  Victor 
Cherbuliez  réplique  avec  une  aimable  impatience  :  —  «  Quand 
il  aurait  été  un  peu  panthéiste  en  sa  jeunesse,  je  n'y  verrais 
pas  grand  mal  !  Lucrèce  ne  croyait  qu'aux  atomes,  Gœthe 
ne  croyait  pas  au  Dieu  personnel,  et  il  est  presque  impos- 
sible de  savoir  ce  que  Shakespeare  croyait.  La  grande  poésie 
n'est  prisonnière  d'aucune  église,  d'aucune  école.  »  Ce 
dernier  trait  eût  été  des  plus  piquants,  si  notre  Coppée 
n'eût  pas  été  à  la  fois  un  esprit  très  religieux  et  de  très  large 
compréhension,  comme  en  témoigne  son  œuvre  tout  entière. 
Ses  poèmes,  ses  nouvelles,  son  roman  si  plein  de  pitié  : 
La  Coupable  ;  ses  beaux  discours  sur  les  aveugles  ;  les  quatre 
volumes  intitulés  Mon  franc  parler,  nous  révèlent  la  simple 
évolution  d'une  âme  naturellement  religieuse,  qui,  aux  der- 
niers jours  de  la  vie,  ne  fera  que  tenir,  en  toute  liberté, 
la  promesse  des  heures  premières.  Il  est  intéressant  d'y 
insister,  et  il  n'y  a  pas  d'indiscrétion  à  le  faire,  parce  que 
notre  poète  a  lui-même  parlé  tant  de  fois  de  ce  qu'on  a  im- 
proprement appelé  sa  conversion,  qu'elle  en  était  devenue 
quelque  chose  comme  un  événement  parisien. 

Qu'en  aucun  temps  il  n'ait  été  le  captif  d'une  doctrine 
étroite,  il  est  aisé  de  s'en  convaincre.  A  la  veille  du  jour  où 
il  allait  se  proclamer  soldat  du  Christ,  le  sentiment  chrétien 
était  en  lui  assez  profond  déjà,  assez  actif,  pour  faire  glisser 


DISCOUBS   DE    RÉCEPTION  879 

ce  monarchiste,  par  la  pente  de  la  charité,  à  des  affirmations 
socialistes,  voire  un  peu  anarchiques.  Écoutez-le,  c'est  bien 
lui  qui  parle  :  e  Nous  maintenons,  dit-il,  le  droit  du  plus 
riche?  Il  ne  vaut  pas  mieux  que  le  droit  du  plus  fort.  »  Et 
ailleurs  :  «  J'en  suis  désolé  pour  ceux  qui  font  de  la  pro- 
priété la  troisième  personne  d'une  trinité  dont  les  deux  pre- 
mières sont  la  religion  et  la  famille;  mais  elle  n'est  pas 
impérissable  et  sainte...  »  Ainsi  pense  le  Coppée  de  1894,  et 
il  faut  bien  que  ce  soient  là  des  audaces,  —  puisqu'il-  est 
nécessaire  d'ajouter  qu'elles  sont  essentiellement  chrétiennes 
et  celles  mêmes  de  Bourdaloue  prêchant  devant  S.  M. 
Louis  XIV.  Coppée  s'écrie  encore  :  «  L'âme  a  des  ailes,  elle 
peut  s'élever  au-dessus  des  dogmes  et  des  cultes,  dans  une 
sereine  région  où  lui  apparaissent  une  justice  et  une  vérité 
supérieures.  »  Là-dessus,  —  on  ne  s'y  attendait  guère,  —  il 
patronne  l'impôt  sur  le  revenu,  prône  l'union  de  toutes  les 
Eglises,  et  l'on  dirait  d'une  réplique  souriante  aux  impa- 
tiences de  M.  Victor  Cherbuliez. 

Si  ce  sont  là  des  hérésies,  elles  sont  d'un  brave  homme 
que  Dieu  n'aura  pas  le  courage  de  damner;  mais  voici  La 
Bonne  Souffrance,  et  le  poète  sent  remonter  à  ses  lèvres  la 
simple  prière  que  lui  apprit  sa  mère  dans  son  berceau. 

Il  avait  été  sceptique  sans  réflexion,  à  la  manière  d'un 
boulevardier;  il  se  retrouva  croyant  sans  discussion,  comme 
il  convient.  Sa  foi  première  avait  sommeillé  en  lui  telle 
qu'elle  lui  avait  été  transmise;  vieillissant,  il  la  sentit  se 
réveiller  avec  tous  les  autres  souvenirs  d'enfance,  les  plus 
doux  et  les  plus  lointains,  que  la  mort  bienfaitrice  rapporte 
à  la  vie  qui  s'en  va... 

Logique  est  cette  fin  du  poète,  comme  il  est  tout  simple 
que  —  dans  un  siècle  où  l'on  est  si  prompt  à  l'invective 
féroce  et  inconsidérée  —  sa  sincérité,  la  noblesse  de  ses 
aspirations  de  Français,  la  largeur  de  ses  sentiments  de 
chrétien,  la  générosité  de  son  cœur  d'homme,  son  caractère 
enfin,  aient  détourné  de  lui  la  rancune  des  partis  qu'il  a  le 
plus  vivement  combattus.  Il  est  de  ceux  dont  la  bonne  foi  est 


^Bo  LX  PK08K  DE  JEAX  AICAED 

si  limpide,  que  devant  eux  la  haine  désarme.  Il  pouvait  avoir 
des  adversaires,  il  ne  peut  pas  avoir  d'ennemis,  celui  qui  a 
dit,  dans  un  vers  où  l'énergie  du  patriote  est  comme  voilée 
de  tendresse  humaine  : 

La  bonté,  c'est  le  fond  de  toute  âme  française. 

Certes,  il  savait  que,  s'ils  veulent  assurer  leur  triomphe, 
les  principes  de  bonté  doivent  parfois  se  défendre  avec  une 
rigueur  qui  pourrait  être  leur  propre  négation;  et  il  se  méfiait 
du  rêve  humanitaire  :  il  en  a  dénoncé  le  péril.  Pour  lui, 
cependant,  la  France,  étant  chrétienne  et  catholique,  était 
nécessairement  de  charité  universelle.  Par  là,  sa  pensée 
religieuse  rejoignait,  dans  l'idéal,  la  pitié  philosophique,  qui 
se  souvient  de  s'être  trempée  aux  sources  évangéliques.  Et 
c'est  ainsi  que  notre  France  à  tous,  c'est  celle  de  Jeanne 
d'Arc,  l'héroïne  au  grand  cœur  qui,  vaincue  ou  victorieuse, 
pleure  sur  tous  les  blessés  et  sur  tous  les  morts. 


Messieurs, 

Il  y  a  trois  ans  à  peine,  il  fut  donné  à  quelques  écrivains, 
philosophes,  romanciers,  poètes,  d'assister  à  un  bien  touchant 
spectacle.  Ce  fut  le  jour  où,  François  Coppée  à  notre  tête, 
nous  allâmes  offrir  à  SuUy-Prudhomme  une  médaille  commé- 
morative  du  vingt-cinquième  anniversaire  de  son  élection  à 
l'Académie  française. 

Sans  avoir  jamais  suivi  Coppée  en  disciple,  ni  même  l'avoir 
vu  souvent,  je  l'ai  toujours  admiré,  toujours  aimé  et  je  crois 
l'avoir  compris.  Avec  Sully-Prudhomme,  pour  qui  je  n'avais 
point  de  secret,  je  suis  resté  pendant  plus  de  quarante  années 
en  rapports  d'étroite  amitié,  en  conformité  absolue  de  senti- 
ments et  d'idées. 

Coppée  et  Sully-Prudhomme  étaient  les  poètes  les  plus 
brillants  du  Parnasse.  Ainsi  ce  Parnasse,  qui,  disait-on,  avait 
été  le  piédestal  des  Impassibles,  a  eu  pour  gloires  dominantes 


DISCOURS  DE  RÉCEPTION  38 1 

deux  hommes  qui,  par  des  moyens  différents,  sont  des 
créateurs  d'émotions,  l'un  en  de  beaux  récits,  en  d'admirables 
drames  impersonnels,  l'autre  en  des  stances  où  se  révèle  la 
plus  noble  vie  intérieure. 

L'originalité  de  Coppée  fut  de  prêter  à  d'humbles  existences 
et  à  leurs  douleurs  muettes  l'expression  d'un  art  accompli. 
L'originalité  de  Sully-Prudhomme  fut  de  découvrir,  dans 
l'ancien  domaine  des  rêveries  vagues,  d'y  définir  et  d'y 
nommer  la  cause  et  le  sens  des  plus  subtiles  impressions  de 
notre  âme  repliée  sur  elle-même.  Dans  ses  stances,  la  pensée 
précise  s'accompagne  toujours  d'une  atmosphère  de  songerie 
délicieuse.  Il  a  inventé  une  analyse  qui  ne  détruit  pas  le 
charme  de  l'objet  qu'elle  étudie.  Bien  nouveaux  tous  les  deux, 
bien  modernes,  chacun  à  sa  façon  :  Coppée,  en  donnant  droit 
de  cité,  dans  notre  poésie  nationale,  au  portrait  moral  et 
physique  d'humbles  Français  de  divers  états;  Sully-Prud- 
homme, en  notant  avec  minutie  les  gammes  et  les  nuances 
d'une  psychologie  chantante,  en  créant,  dirai-je,  l'analyse 
rêveuse,  et  en  mettant  aux  mains  de  la  science  contemporaine 
la  lyre  même  de  Lucrèce. 

La  médaille  commémorative  que  nous  apportions  à  Sully- 
Prudhomme,  c'est  Coppée  qui,  en  notre  nom  à  tous,  avait 
mission  de  la  lui  offrir. 

Les  deux  poètes  étaient  tous  deux  à  la  veille  de  leur  mort. 
Nous  le  savions  et  ils  ne  l'ignoraient  pas  ;  et  ce  fut,  sous  nos 
yeux  attentifs,  une  entrevue  pathétique. 

A  eux  deux,  ils  représentaient  alors  les  plus  hautes  émo- 
tions de  l'âme  humaine,  les  plus  heureuses  et  les  plus  poi- 
gnantes :  l'un,  la  foi  confiante  qui  se  repose  eo  son  Dieu; 
l'autre,  la  recherche  obstinée  qui  se  heurte  à  l'inconnais- 
sable ;  la  première,  plus  enviable,  puisqu'elle  est  donnée  par 
Celui  qu'elle  affirme  et  puisqu'elle  est,  à  l'heure  des  pires 
agonies,  le  grand  appui,  la  consolation  sans  égale  ;  la 
seconde,  humainement  plus  admirable  peut-être,  si  le  mou- 
rant, dont  elle  accroît  la  détresse,  montre  la  même  sérénité 
à  supporter  sans  secours  les  maux  sans  rémission. 


382  LA   PROSE  DE  JEAN  AICARb 

Pour  écouter  notre  orateur,  sur  lequel  il  fixait  ses  beaux 
yeux  où  rêvait  son  âme  déjà  lointaine,  SuUy-Prudhonime  dut 
rester  assis,  en  son  habituelle  attitude  de  penseur  lassé. 
Coppée,  en  évoquant  l'époque  de  leurs  premières  ardeurs 
littéraires,  eut,  une  fois  encore,  dans  ses  yeux  clairs  au 
regard  droit,  une  flamme  de  jeunesse;  et,  pour  affirmer  son 
admiration  à  l'auteur  des  Vaines  Tendresses,  il  retrouva 
quelque  chose  de  ses  belles  énergies  de  combattant;  mais 
cette  fermeté  n'était  qu'apparente;  on  sentait  que  les  deux 
poètes  étaient,  l'un  par  l'autre,  également  attendris... 

Et  moi,  au  moment  de  les  quitter  l'un  et  l'autre,  compre- 
nant bien  qu'ils  ne  devaient  plus  se  revoir,  je  répétais  en 
moi-même  ce  vers  de  Sully-Prudhomme,  où  sa  forte  résigna- 
tion avoue  une  inquiétude  : 

Je  m'abandonne  en  proie  aux  lois  de  lunivers... 

puis  ce  vers  de  Coppée  : 

Je  tâche  de  finir  mon  voyage  en  chrétien... 

Qu'importent  ces  divergences  }  Bien  au-dessus  des  vaines 
querelles,  dans  la  région  où  nos  deux  poètes  avaient  placé 
leur  idéal,  on  ne  rencontre  que  fières  pensées  et  sentiments 
héroïques,  ceux  qui  deviendront  un  jour,  si  la  France  demeure 
fidèle  à  sa  mission,  le  patrimoine  de  tous  les  hommes.  Et 
c'est,  sans  doute,  ce  que  veut  dire  le  naïf  et  charmant  Gri- 
moire des  Bergers,  lorsqu'il  nous  assure  qu'il  y  a  aussi  une 
France  là-haut,  dans  le  Ciel  : 

France  est  le  Paradis  du  Monde, 
Va  combattre,  je  te  seconde, 
Puis  tu  viendras,  je  te  le  dis, 
Dans  la  France  du  Paradis. 


TABLE    DES    MATIERES 


Introduction. 

I.  —  Souvenirs  Personnels. 

Pervenches 19 

Petits  Fantômes 20 

Pourquoi  les  Berceaux  ont  des  rideaux 20 

Grande  Nature 22 

La  Grande  Douleur 23 

Le  Nouveau 26 

Peau  de  lapin 3o 

Le  Portrait  de  mon  grand-père 3i 

Je  suis  heureux 36 

La  Bonne  École 4^ 

Une  Histoire  d'amour 44 

II.  —  Contes. 

Mensonge  de  chien 47 

Le  Vase  d'argile 53 

Toute  une  Vie 56 

Pastouré  raconte  l'histoire  des  «  Merlates  »  qui 

étaient  des  merles ^ 

Où,  sans  autre  raison  que  le  plaisir  de  rendre 
visite  à  un  brave  homme,  l'auteur  conduit  le 
lecteur  chez  Victorien  Pastouré,  frère  de  Parlo- 

Soulet 73 

Comment  Parlo-Soulet  comprend  les  droits  de 
l'homme  et  où  l'on  verra  qu'il  ignorait  les  plus 
simples  rouages  de  la  machine  sociale,  bien  qu'il 
eût  figuré  dans  maintes  réunions  électorales  et 
voté  pour  la  sociale  à  la  suite  de  son  Roi  ou,  si 

l'on  veut,  de  son  ami  Maurin 79 

Le  Merle  des  fanfares 84 

Le  Marchand  de  larmes 89 

III.  —  Paysages  de  Provence. 

Notre-Dame  d'amour 97 

Idylle  pure io3 

Les  Saintes-Maries-de-la-Mer m 

IV.  —  Les  Romans  Idéalistes. 

Charité  rédemptrice.  . i25 

Les  Grandes  Pensées  viennent  du  cœur i33 


â84  TABLE  DBS  MATIÉBXS 

V.  —  Portraits  littéraires. 

Michelet i57 

Edmond  de  Goncourt i6i 

Lé  «  Musset  »  de  Mercié i68 

Leconte  de  Lisle 172 

Sully-Prudhomme 184 

Alphonse  Karr 188 

Maison  à  vendre 193 

Lamartine  et  Alphonse  Karr  (souvenirs  > 200 

Souvenir  de  Maison-Close 209 

Pierre  Loti 216 

«  Chantecler  »  d'Edmond  Rostand 229 

VI .  —  Essais. 

Bonté  et  politesse 23? 

Jésus 243 

Jérusalem  tête  de  ligne 246 

La  Bêtise  est  immortelle 25 1 

Le  Financier  et  le  savetier 255 

Jeanne  d'Arc 261 

Simple  Histoire  d'un  petit  enfant 267 

L'Ame  arabe 271 

Pour  l'Arabe 284 

Le  Pape 291 

Sainte  Russie 296 

La  Galégeade 3oo 

^  Les  Fêtes  de  Pâques  à  bord  des  navires 3o5 

vn.  —  Idées  littéraires. 

Auguste  Sabatier ,  3n 

Le  Vers  dans  les  pièces  modernes 3i5 

L'art  et  la  vie  populaire 321 

Poésie  populaire 336 

Othello 348 

VIII.  —  Discours  DE  réception  A  l'Académie  Française.  .  .  363 


Imprimcri*  àê  V»aglr«rd.  —  H.-L,  Motti,  Oii«ct*ttr.  —  Attlian  C-  L«T*U«i«, 


f£B  1  7  1975 


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PO      Aicard.  Jean  François  Victor 
2152       La  prose  de  Jean  Aicard 
A4A16 
1910